Quand j’ai commencé à écrire autour de la Genèse, j’en ai directement discuté avec mon amie Laura. Laura et moi avons partagé un bout de vie à Singapour, mais la vie asiatique n’étant pas assez exotique à mon goût, il me fallait me lier à une sépharade algérienne. Laura et moi, aussi différentes que nous le sommes, avions trouvé notre rythme de croisière. Nos rituels consistaient à des matchs de Champions League en differé, des tigers en terrasse et surtout des séances dans notre cinéma favori : le Projector. Grâce à une programmation éclectique, audacieuse et indépendante, le Projector reste un des seuls endroits qui véhicule une certaine subversivité culturelle dans cette îlot autoritaire où un seul parti règne, sans partage, depuis 1959. Je me souviens notamment d’un show de drag un dimanche soir en plein COVID, toustes masqué.e.s, avec des performances plus hallucinantes les unes que les autres, ainsi que d’avoir découvert le film Parasite du réalisteur corréen Bong Joon-ho avec mon amie Sophie durant lequel toute la salle hurlait à l’unisson. L’endroit en lui-même est tout à fait improbable: direction arab street, dans une vieille tour désaffectée appelée « Golden Mile » qui est loin d’être golden. On y entrait par un parking et soudainement on se retrouvait devant un bar super sympa … Le Projector, îlot de résistance à son échelle.
Laura fut une de mes premières lectrices enthousiastes, si bien que je lui posai la question de Adam & Ève … au Cinéma. Le texte qui suit est donc sa première contribution au 18 et par là, la toute première collaboration de ce Substack. Je la remercie de sa confiance et surtout de continuer à me faire découvrir les joies du 7ième art. J’ai maintenant mon propre Projector à la maison, condition sine qua non à son retour prochain en Europe.
Julia
Entrée du Projector, cinema indépendant à Singapour
Le Jardin d'Éden, le mythe de la tentation, et le fruit défendu sont des thèmes qui transcendent les âges. Ces récits résonnent profondément avec notre désir inné de connaître, de comprendre et de transcender les limites de notre existence. “C’est le motif pour lequel les relations entre l’Eternel et ses élus s’inscrivent dans un climat de lutte et de révolte” écrit Moussa Nabati. Ève passant outre l’interdit divin, Abraham protestant contre la destruction de Sodome et de Gomorrhe, Jacob luttant contre l’ange et Moïse frappant le rocher afin de lui faire sortir de l’eau au lieu de lui parler. Tout progrès s’inscrit dans un contexte de tension et d’ambivalence, avec tout ce que cela suppose de transgressions et de déchirements.[1]
La quête de la connaissance et la fascination pour le fruit défendu ont trouvé leur chemin jusque dans les films et les séries, mais curieusement sans qu’Adam et Ève n’aient de rôle principale. Nombreux sont pourtant les films portant sur d’autres récits bibliques tels que Moïse et l’histoire de la sortie d’Égypte ; mais rien de significatif à propos du premier homme et de la première femme, rien qui ne se soit inscrit dans notre culture populaire francophone occidentale comme la comédie musicale les 10 Commandements (2000) ou le Prince d’Égypte (1998).
Pour autant, ce thème de la tentation a bien été exploré dans le monde du cinéma et des séries, par plusieurs œuvres emblématiques que je vous présente ici.
Matrix : l’éveil à la Réalité
Vingt ans après sa sortie, Matrix ne s’est pas seulement imposé comme un monument de la pop culture, il a défini une bonne partie des codes de l’internet alternatif. Lorsque Neo, incarné par Keanu Reeves, découvre que toute sa vie est une illusion générée par des robots le manipulant, il se trouve confronté à un choix monumental. Comme lui propose Morpheus: "Vous prenez la pilule bleue, l'histoire s'arrête, vous vous réveillez dans votre lit et vous croyez ce que vous voulez croire. Vous prenez la pilule rouge, vous restez au Pays des Merveilles." Tout comme le fruit interdit a été la tentation d'Adam et Ève, la pilule rouge représente ici la soif humaine éternelle de connaissance, même si cela signifie abandonner le confort de l'ignorance. Neo remet en question la nature de sa réalité et soulève la question de savoir si l'ignorance est réellement un "paradis". L’histoire de Neo propose une métaphore particulièrement adaptée à toutes les thèses affirmant que la réalité est cachée, et ne sera révélée qu’aux seuls « élus » qui font le choix d’affronter la vérité.
The Truman Show: L'innocence artificielle
The Truman Show suit la vie de Truman Burbank, interprété par le génialissime Jim Carrey, un homme dont chaque mouvement est diffusé en direct à la télévision depuis sa naissance. Truman mène une vie bienheureuse mais artificielle dans sa petite ville. Sa quête pour découvrir la vérité le pousse à escalader un escalier de sortie imaginaire, bravant l'inconnu pour échapper à son monde préfabriqué de toutes pièces. Cette histoire pose la question de savoir si l'ignorance choisie, même si elle est confortable, peut justifier la perte de notre liberté. Et à l’instar des téléspectateurs de l’émission de téléréalité, on s’est tous et toutes déjà posé la question : « Mais que deviendra Truman de l’autre côté ? »
The Leftovers: Y-a-t ’il un autre monde?
La magnifique et trop peu connue série The Leftovers (HBO, 2014-2017) explore un monde où une partie de la population disparaît mystérieusement en une fraction de seconde. Les survivants sont laissés dans l'incertitude et l'incompréhension, cherchant désespérément des réponses. La série explore les différentes façons dont les personnages réagissent à l'absence de connaissance et à l'incertitude. Ils font face à la tentation de trouver des réponses… parfois à travers des cultes et des croyances radicales. On s’interroge sur la valeur de la connaissance par rapport à l'acceptation de l'inconnu; réalisant que la quête de la vérité peut être une épreuve émotionnelle, avec ses moments de folie et de douleur.
Barbie; notre Nouvelle Ève ?
Et puis enfin, très récemment, des millions de spectateurs ont pu voir Barbie enfreindre la loi pour plonger dans le ‘vrai’ monde. Si vous ne le saviez pas, le personnage de Barbie fut créé par Ruth Handler (née Ruth Marianna Moskowickz en 1959) dont les parents avaient émigré aux Etats-Unis depuis la Pologne. Ruth nomma la célèbre poupée en l’honneur de sa fille, Barbara. C’est en observant la façon dont sa fille et les ami.e.s de sa fille jouaient avec des poupées que l’idée lui vint : « J’ai écouté comment les enfants projetaient leur avenir avec leurs poupées ». Parce qu’avant Barbie, seules les poupées pour bébés étaient disponibles, Handler a voulu également créer une poupée pour adultes.
Une photo de Ruth Handler, non pas avec une Barbie mais avec une prothèse. Après son cancer du sein, la créatrice de poupée commence à produire des prothèses mammaires plus confortables et accessibles pour les femmes ayant subi une mastectomie. Queen!
Dans le film, on ressent le lien entre le Créateur (ici Ruth, la Créatrice) qui veut s’assurer que sa Création (ici, Barbie, la poupée) comprenne pleinement ce que cela signifie de devenir humaine: une expérience complexe, inconfortable et incertaine. Au moment où Barbie accepte son statut d'être humaine à part entière, la caméra zoom en gros plan et on la voit prendre sa première inspiration par les lèvres, rappelant l’insufflement originel dans les narines de la figure humanoïde modelée à partir de la terre.
Un moment intime et vulnérable, une sorte de parenthèse avant que Barbie n'embrasse sa propre humanité imparfaite. Enfin entrée dans le monde humain, elle doit lutter face à une réalité patriarcale violente et fera tout pour faire marche arrière. Mais c'est un choix dans lequel elle persiste car elle ne veut pas incorporer simplement une idée parfaite et infaillible, toujours présentable et facile à emballer. Sortir de son monde imaginaire et devenir réelle signifie pouvoir enfin contribuer à un monde qui a du sens.
Alors, Barbie … notre Nouvelle Ève ?
J’ai oublié de vous raconter comment j’avais rencontré Laura.
C’est fou quand j’y pense, mais j’ai rencontré Laura, tout bêtement, à un dîner de Shabbat organisé chez Simon & Jonas - que j’embrasse tous deux bien tendrement. Y’avait un type à table qui semblait particulièrement mal dans sa masculinité tant le ton et le contenu de son propos tourna rapidement misogyne-agressif. Laura et moi étions assises d’un bout et l’autre de la table, il nous suffit d’un regard furtif … et nous fûmes (al)liées.
Je dédie donc cet article à celui, qui par sa bêtise, m’a permis de rencontrer une Ève de ma vie.
Il devait surement prendre des petites pilules bleues aussi.
à Céline Sciamma, à Justine Triet, à Virginie Efira et à tous ceux et toutes celles qui continuent de nous faire aimer le Cinéma.
Merci pour votre lecture 💖
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[1] « La Bible, une parole modern pour se reconstruire » Moussa Nabati, 2011, p94