Il m’est arrivé une drôle d’histoire vendredi soir.
Je sortais de la prière de Shabbat, apaisée et heureuse de rentrer à nouveau dans ce temps-hors-du-temps. Sauf qu’à peine quelques minutes après la fin du kiddouch, j’étais attendue au Victoria Hall pour aller écouter Avishai Cohen. 50mètres seulement séparent la synagogue de la salle de concert; pourtant, cette distance aura suffi à ce que mes multiples mois recommencent à négocier entre elles. J’entendis une voix, aimante et désireuse, me susurrer : « le vendredi soir, surtout en plein hiver, c’est un soir pour être assis autour de la table en famille. » Alors une autre voix, plus pragmatique et arrangeante, lui répondit : « C’est un artiste Israélien … sababa, c’est une autre manière de faire communauté aussi. » Et puis une troisième voix, plus discrète mais qui contenait une pointe de colère, surgit sans prévenir : « Oh et puis arrête ! Arrête de fantasmer la famille : dès que t’y mets un pied, t’as envie de t’enfuir. » C’est évidemment, la place du judaïsme dans ma vie que ces voix débattent entre elles, le shabbat étant l’épitome concret et hebdomadaire de cet éternel questionnement. J’imaginai alors ce hall victorien bondé de vieilles têtes de juifves de gauche : psychanalystes, musicien.ne.s, historien.ne.s, profs d’université en tout genre. Bonsoir le velours côtelé et les lunettes en écaille. Une partie de moi les méprisait de se penser au-dessus de leur rite ancestral. On ne te demande pas d’intégrer 613 mitzvoth, juste de respecter les cinq premiers commandements. Une autre partie de moi, savait bien que j’en faisais partie, aussi non je ne serais pas là.
C’est donc en grande dualité que j’entrais dans ce Shabbat Miketz.
Mais à chacun son temple, et après les premières notes du trompettiste sur scène, accompagné d’un pianiste, je compris qu’on rentrerait facilement en communication avec Dieu ce soir. A chacun son hazzan. Sauf que voilà, j’étais venue voir Avishai Cohen, contrebassiste israélien, géant du jazz, que j’avais déjà vu performer plusieurs fois à travers le monde. Et je me demandais comment passerait-il après ce concert absolument extraordinaire ?
Victoria Hall, Décembre 2023
Ce n’est qu’en empruntant le programme de mon voisin que je réalisai que ça faisait une heure que je vibrais au son d’Avishai Cohen, le trompettiste. C’était un autre Avishai Cohen. Lui aussi, musicien de renommé mondial. Lui aussi, israélien, mais trompettiste et non pas contrebassiste. True Story.
Je souris de ma propre ignorance et commençai alors à profiter de la fin du concert, autrement. Il n’y aurait pas de contrebassiste, c’était ça le concert et qu’est-ce que c’était bon! Tigran Hamasyanet et Avishai Cohen emmenèrent vendredi soir tout le Victoria Hall à travers des balades dépouillées de fioritures. Ce fut une longue méditation, toute pleine de verve et de douceur – on était quelque part entre du Erik Truffaz et Levon Minassian – avec la peinture pianistique tantôt mélancolique tantôt féroce de Tigran Hamasyan. Un moment musical pour les annales.
En lisant le programme de mon voisin, je lus que Avishai Cohen (le trompettiste, je vais devoir le spécifier à chaque fois) s’est inspiré de la poètesse israélienne Zelda Schneurson Mishkovsky (1914-1984). Dans son dernier album, Naked Truth, il recite et met en musique un de ses poèmes « Departure » dans lequel elle approche le sujet de la mort avec une délicatesse bouleversante.
Zelda est née à Tchernihiv, en Ukraine actuelle, descendante d’une lignée de Loubavitch de par son père et d’une lignée séfarade par sa mère, la famille s’installe à Jérusalem en 1926. Elle va devoir s’occuper de sa mère qui habite à Haïfa, et cumule des études et un boulot d’enseignante. Elle se mariera, âgée de 36 ans, et lorsque son mari meurt, sans enfant, elle ne s’en remet pas. Il y’a d’ailleurs toute une correspondance entre elle et son cousin germain, le fondateur du mouvement chabad-loubavitch Menachem Mendel Schneerson dans laquelle il lui conseille de changer d’état d’esprit et d’adopter une perspective plus positive, mais rien n’y fait. Elle tenait peut-être plus à sa lignée paternelle ashkeno-dépressive que maternelle. Oui oui, un jour on arrêtera avec les clichés, en attendant on continue parce que c’est drôle.
Zelda fut notamment la professeure du jeune Amos Klausner qui deviendra Amos Oz. Dans ses mémoires, A Tale of Love and Darkness (2002), il écrit à propos du language de sa professeure adorée :
Un hébreu étrange et anarchique, un hébreu appartenant aux histoires de pieux, aux contes et paraboles populaires hassidiques, un hébreu débordant de yiddish, violant toutes les règles, mêlant le féminin au masculin, le présent au passé, le nom à l’adjectif, un hébreu bâclé, voire confus. Mais quelle vitalité il y avait dans ces histoires ! Quand une histoire parlait de neige, elle semblait écrite avec des mots de neige. Et quand il s’agissait de feux, les mots eux-mêmes brûlaient. Et quelle étrange et hypnotique douceur il y avait dans ses récits de toutes sortes de miracles ! Comme si l’écrivain trempait les lettres dans du vin : les mots tournoyaient dans la bouche.
Quelquefois elle plaçait un mot ordinaire du quotidien, à côté d’un autre, également routinier et commun, et tout à coup, en les joignant, par le seul fait qu’ils étaient côte à côte, deux mots tout à fait ordinaires qui n’avaient pas l’habitude de se trouver l’un à côté de l’autre, c’était comme si tout à coup, un courant électrique courait entre eux.
En lisant ces mots, je souris. Tant de poésie réside déjà à l’intérieur de nos textes bibliques. Vivement le jour où je pourrai lire et apprécier certains Tehilim.
Amos Oz devint par la suite un des écrivain et intellectuels les plus influents en Israël et un grand représentant de la gauche israélienne. Il fut notamment l’un des fondateurs du mouvement שלום עכשיו (La Paix maintenant) plaidant en faveur d’une solution à deux États, un mouvement très populaire et un exemple pour nos cercles de gauche bruxellois, tout au long de ma jeunesse. Amos Oz doit aujourd’hui se retourner dans sa tombe, de voir où en sont les accords de paix. Cendres et Néant.
Demain, dans les synagogues du monde entier, nous raconterons et chanterons l’histoire de Joseph et de ses frères. La semaine dernière il était vendu comme esclave. Cette semaine, devenu vice-Roi d’Égypte, il retrouve ses frères crevards et utilise toutes sortes de ruses pour laisser durer le suspense. Semaine prochaine, larmes et pardon sont au programme. Il est à nouveau, encore et toujours, question de fraternité dans la parasha Miketz. Joseph et ses frères, Jacob et Ésaü avant eux, Cain et Abel. Comment faire avec l’autre qui est si proche de nous, et pourtant si diffèrent ? Au point qu’on veuille s’en débarrasser. Comment ferons-nous Paix maintenant si laïcs et religieux ne peuvent cohabiter ? A commencer à l’intérieur de nous-même ? Comment réconcilier croyance et pratique ? Comment vivre une vie autour du judaïsme sans pour autant substituer l’un pour l’autre ? Pourquoi choisir entre écouter de l’excellent Jazz à Shabbat et faire Shabbat ? Comment contenir ces incroyables dualités au sein de nos propres corps ? Comment contenir ces petites voix qui circulent en nous-mêmes, et qui demandent toujours plus de réponse, de vérité, de certitude et d’unité - comme les deux mèches entremêlées de la bougie de la havdala.
Peut-être que finalement, le propre d’un.e juifve c’est de se poser la question. D’être à la fois celle qui va au concert, celle qui est à table en famille, et celle qui ne l’est pas. Être juive, c’est être dans l’opposition et dans la coalition en même temps. Être Zelda et Être Amos.
Two Candles, Gerhard Richter, 1982
Je finis ce texte en partageant un poème de Zelda, intitulé A Sabbath Candle :
The candle’s sparks are palaces,
and in the midst of the palaces
mothers sing to the heavens
to endless generations.
And she wanders in their midst
toward God, with a barefoot baby
and with the murdered.
Hurrah!
The soft of heart comes in dance
in the golden Holy of Holies, inside a spark.
La douceur du cœur vient en danse, dans le Saint des Saints doré, à l’intérieur d’une étincelle.
Par son exploration continuelle de toutes les formes possibles de compréhension et d’interprétation, et la preuve donc de son irréductible liberté, la Torah est définitivement, aussi
une poésie.
Chavoua Tov.
Avec tout mon amour,
Julia R
à Agathe et Leah
Merci pour votre lecture
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