Note d’introduction: En hébreu, le mot employé pour dire “interpréter” et “exiger” est le même: לִדְרוֹשׁ lidrosh. Réinterpréter la Torah avec les libertés que je prends, c’est exiger et revendiquer une connexion intime avec celle-ci. Le texte biblique n’est pas aussi figé qu’on voudrait nous le faire croire, c’est tout le propos de cette Newsletter. L’article qui suit couvre la 4ième parasha/section du cycle annuel, Vayéra, respectivement lue à la Synagogue ce samedi 16 novembre 2024.
Date : 19 novembre 2134
De : Itzhak@nerigoleplusdutout.com
Objet : Vayéra
Papa,
Je t’écris cette lettre alors que ça va faire bientôt dix ans que tu nous as quittés.
Envoyer une lettre à un fantôme familial m’a paru plus simple et moins chronophage qu’une psychanalyse. Et puis je n’en pouvais plus d’entendre Rebecca me rabâcher qu’écrire "calme les nerfs". Tu peux la comprendre, mon sommeil n’a jamais été aussi agité. Chaque année, autour de la même date, des terreurs nocturnes se déclenchent, toujours un peu plus intensément – comme si mon inconscient avait opté pour l’abonnement angoisse premium. Ironie de l’histoire : alors que je commence à perdre la vue, mes visions, elles, n’ont jamais été aussi nettes.
Rebecca me dit qu’elle sent que la distance entre nos fils, Jacob et Esaü grandit de plus en plus. Ça l’inquiète, et elle ne cesse de me poser des questions à propos de ma jeunesse auxquelles je n’ai pas de réponse. Mon silence l’agace. On dirait ton père s’est-elle exclamée d’un ton exaspéré l’autre soir. À vrai dire, mes souvenirs d’enfance sont confus et étranges, et parfois tellement absurdes que je me demande si c’est bien moi qui les ai vécus, ou un autre.
Alors que je vois mes garçons devenir hommes, je ne peux m’empêcher de penser à la même période de ma vie. De quoi étaient faits mes rêves, mes désirs et mes aspirations ? Qu’est ce qui me faisait vibrer, pleurer et rire ? Mais rien ne me vient. Rebecca dit que c’est ce qu’on appelle le “trauma”, une rupture dans l’espace-temps, une bulle qui gèle passé et futur et nous empêche de nous construire en dehors d’un évènement-clé. Moi, j’appelle ça l’épisode Moriah.
Ah … Moriah … Le bûcher. Le couteau. L’agneau. Le petit week-end camping père-fils, version survivalisme spirituel. Ça te dit quelque chose ?
Je t’écris tout ça parce que pendant longtemps je me suis justifié à moi-même toutes les raisons qui avaient pu te pousser à me ligoter à la place d’un agneau et à lever un poignard sur moi. Pendant longtemps, je me suis justifié à moi-même, les raisons qui t’avaient poussées à me sacrifier.
Petite photo polaroid de notre week-end à Moriah. J’avais l’air vraiment bien.
Je peux te dire que j’en ai brodé des théories, toutes plus sophistiquées les unes que les autres. Je me suis dit : “Il savait ce qu’il faisait. Il savait que la Force Divine interviendrait et que je n’allais pas vraiment mourir !”, “C’est un visionnaire, un homme de foi absolue”. Ou encore : “C’était un test, non pas pour prouver quelque chose à Dieu, mais pour se prouver à lui-même qu’il pouvait aller au bout de sa conviction.” Tu vois, le côté homme-de-principe, self-starter, innovant, original et sans concession, typique pour un bélier ascendant vierge. Dans le meilleur des cas, tu deviens Jane Goodall, dans le pire Bernhard Förster*.
Franchement, j’étais très doué pour me raconter des histoires. Je me disais même que, d’une certaine manière tordue, c’était un acte d’amour : quoi de plus grandiose que d’offrir son fils sur un bûcher en sacrifice ? N’est-on pas mieux capable d’apprécier ce que l’on est prêt à perdre ?
Je me suis aussi dit que la mort était une histoire qui commence. Que Moriah était le lieu qui avait fait de nous deux hommes, et non plus deux vieux garçons. Qu’à partir de ce jour-là, nous avions pu, tout deux, commencer à vivre nos vies, libérés des injonctions à être ou devenir. Avec Sarah, morte de chagrin, le cordon était enfin coupé et j’ai pu rencontrer Reb.
Je m’étais convaincu que, en m’attachant à ce bûcher, tu m’avais libéré. Libéré de la peur de mourir, libéré de… je ne sais plus trop quoi, en fait. Avec du recul, disons que j’ai romantisé l’affaire. Les histoires qu’on s’invente dans nos têtes, nous permettent de survivre, en tissant des liens entre nos nombreuses dissociations. Je crois que je faisais tout ça pour pouvoir continuer à t’aimer. L’amour est parfois une drôle de bête, on aime même ceux et celles qui nous blessent.
Et puis, il y a eu Éliézer. Ton fidèle serviteur, celui qui t’avait suivi comme un chien loyal, même durant tes heures les plus sombres. C’était quelques semaines avant ton grand départ, tu étais déjà aveugle, alité et dépendant. Ce jour-là, nous étions tous rassemblés dans ta tente, étouffés par une chaleur lourde et pesante. Je ne me souviens plus précisément du sujet de la conversation, mais je me rappelle parfaitement les mots qu’il a laissés s’échapper et qui ne m’ont plus jamais quitté. Je crois que c’était son leg, un acte manqué, une langue qui trébuche, ou peut-être simplement une envie de délivrance, va savoir. Comme ça, l’air de rien, en levant un sourcil, il a lâché : L’épreuve de sa vie ne fut pas celle qu’on croit. Ce fut la fournaise de Ur. Une simple phrase et tout mon château de cartes s’est écroulé. Je suis resté coi. Autour de nous, le silence est tombé, lourd et gênant. Personne n’a osé lever les yeux.
La fournaise de Ur? De quoi il parle ?
Alors, il y a quelques mois, après mes dernières terreurs nocturnes, j’ai pris une décision un peu folle : retourner à Ur. Rebecca a insisté pour m’accompagner mais je sentais que je devais y aller seul. Elle a compris que ça pourrait aider notre couple et notre vie de famille et m’a aidé à préparer le voyage. Une fois sur place, j’ai interrogé fermiers et villageois, en échange d’un peu de qat ou d’épices. On me parla d’une légende locale, une histoire rocambolesque à propos d’un certain Terah, qui aurait dénoncé son propre fils, au puissant roi Nemrod. Le fils, un certain "Avi", aurait été jeté vivant dans une fournaise ardente pour avoir brisé les idoles de son père et blasphémé contre les dieux. Et, miracle, il aurait survécu ! À la place, c’est son frère, Haran, qui fut jeté aux flammes pour ne pas s’être positionné. Tu devines où ça nous mène, non ? Avi, c’était toi. Et cette épreuve par la feu ? Elle s’est déroulée quand tu avais exactement mon âge au moment de l’épisode de Moriah. Drôle de coïncidence.
Après ce voyage, c’était comme si un énorme poids était retombé. Je ne craignais plus mes terreurs nocturnes car elles devenaient mes fenêtres les plus préci(eu)ses sur un passé que j’avais tant occulté. Petit à petit, tout me revint à l’esprit : l’odeur au lever du soleil alors que nous gravissions péniblement la colline avec cet âne récalcitrant, notre conversation à demi-mots, et ton regard … un mélange d’effroi, de courage et d’abnégation. Et puis un matin de novembre, tout s’est éclairci : en fait tu n’essayais pas de m’offrir en sacrifice papa, tu essayais de te sauver toi-même. Tu voulais partager la douleur de la fournaise de Ur pour alléger ton fardeau. Je comprends maintenant que tu ne savais pas comment aimer autrement qu’en sacrifiant. C’était ainsi que tu avais toi-même été aimé par ton propre père.
Je n’ai rien pu avaler pendant trois jours.
Le plus difficile à digérer dans cette histoire c’est qu’aux yeux de toute la tribu, j’étais l’enfant choisi. Non seulement, ma mère avait attendu sa vie entière que ses trombes s’ouvrent ; conçu quand elle avait cent ans, j’étais un miracle incarné, un-corps-né. Mais surtout, pour ne pas empirer l’état psychique fragile de cette épouse vieillissante, contrôlante et tyrannique, (qui voudrait risquer de perdre l’unique but de sa vie ?), tu avais répudié Ismaël et Hagar, malgré l’amour évident que tu leur portais.
Aux yeux de toustes, j’étais donc le favori, l’élu, l’enfant miracle, le descendant par lequel le peuple d’Israël se déploierait et deviendrait “aussi nombreux qu’il y a d’étoiles dans le ciel”. Rien que ça. J’étais placé sur un tel piédestal que j’en eu des vertiges, et tu sais ce qu’on fait quand on est coincé à cette hauteur ? On se trouve des excuses.
Contraint de vous rendre cet amour complètement démesuré et fou, j’ai passé toute ma vie à justifier, à nier, à minimiser, à taire et à enfouir au plus profond de moi, cette journée sur le mont Moriah.
En bref, j’ai passé toute ma vie à confondre amour et violence.
Le jour où j’ai compris cette vérité, une colère sourde a commencé à jaillir du fond de mes entrailles, ça puait la bile et la rage, une colère que je n’avais jamais rencontrée auparavant. Si je n’étais pas le Itzhak aimant, docile et fidèle à sa lignée, alors qui étais-je ? Cette question m’a consumé jours et nuits, jusqu’à ce que j’aie envie de tout bazarder, de raser ma vie, et de disparaitre. C’est à ce moment-là que Rebecca est intervenue avec un petit rituel d’Ayahuasca nettoyage des shakras tout doux pashamama qui m’a fait le plus grand bien. Ce cheminement m’a aussi fait prendre conscience que je ne suis pas le seul à porter ce fardeau. Combien d’autres enfants et jeunes adultes, partout et depuis toujours, sont-ils sacrifiés sur l’autel des attentes démesurées, des deuils non faits ou des rêves brisés de leurs parents ? Ouais. On leurs a pas vraiment rendu service.
Tu veux que je te dise le pire dans tout ça ? C’est que plus je vieillis et plus je te ressemble. J’ai tes cheveux. Je me surprends à porter les shahtoosh en poil d’antilopes que je détestais enfant, et que tu ne quittais jamais en hiver. J’ai même sur la joue cette identique empreinte de peau vierge, maintenant que ma barbe est aussi longue que la tienne. Je te retrouve parfois dans les yeux de mes fils. Dans mes silences, dans mes gestes maladroits, dans cette même nonchalance que je peux avoir à leur égard.
Je me rends compte que j’ai hérité de tes failles, de tes absences, de ton amour déformé.
Voilà, je m’arrête ici. Je crois que j’ai tout dit pour aujourd’hui. Rebecca avait raison … écrire m’a fait du bien.
J’espère qu’en temps voulu, Jacob et Esaü auront la même clémence envers moi que j’ai fini par trouver pour toi.
Cela dit … franchement, la prochaine fois qu’un père voudra prouver sa foi, il pourrait envisager quelque chose d’un peu plus soft, d’un peu moins drama … un bouquet de fleurs, une carte bien tournée, ou même un mouton en peluche. C’est symbolique, mignon, et ça aide à s’endormir.
Affectueusement,
Ton fils,
Itzhak
PS : Au fait, j’ai discuté avec Ismaël. Devine quoi ? Lui aussi se croit "l’enfant élu". Je ne sais pas comment tu as fait tes comptes pour nous vendre la même histoire, mais t’as clairement du talent.
*Bernhard Förster était un proto-nazi allemand qui dans les années 1880 a fondé une colonie arienne avec quatorze autres familles, Nueva Germania, dans la pampa au Paraguay. Nueva Germania a rapidement dégénéré. Bernhard Förster se suicida deux ans après l’inauguration du village.
Merci pour votre lecture 🙏
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