Note d’introduction: La lecture des cinq livres de la Torah est découpée en 54 sections, chacune étant appelée une parasha.
En hébreu, le mot employé pour dire “interpréter” et “exiger” est le même : לִדְרוֹשׁ lidrosh. Interpréter la Torah avec les libertés que je prends, c’est exiger et revendiquer une connexion intime avec celle-ci. Le texte, les rites et l’Histoire ne sont pas aussi figés qu’on nous l'a enseigné. C’est tout le propos de cette Newsletter.
Le texte qui suit couvre la 39ième parasha du cycle, respectivement lue à la Synagogue le samedi 13 Juillet 2024.
Chère lectrice, Cher lecteur,
J’espère que tu vas bien. Ça fait un moment.
Alors que nous marchons doucement vers la fin du livre des Nombres et que nous sommes donc dans la 40ième année d’errance du peuple juif, je dois t’avouer chère lecteurice, que moi aussi je traverse un désert spirituo-inspiratio-textuel. Je ne pourrais pas te dire quand ça a commencé mais je me sens vis-à-vis de ma communauté, quelque part entre la rage et le deuil. Et comme Moïse qui frappe le rocher lorsqu’on lui demande de lui parler, j’ai moi-même eu envie dernièrement d’empaler plus d’un.e de mes coreligionnaires. Je me sens, et là est toute l’ironie de la situation, au plus proche de Moïse : les mots me manquent. Qui l’eut cru ? Voici, peut-être enfin un miracle inespéré: la rencontre des limites de mon écriture.
Hachem parla à Moïse et lui dit : Prends le bâton et assemble la communauté, toi et Aaron ton frère, vous parlerez au rocher, devant leurs yeux, il donnera ses eaux, tu feras sortir pour eux l’eau du rocher, tu abreuveras la communauté et leur bétail (…)
וַיָּ֨רֶם מֹשֶׁ֜ה אֶת־יָד֗וֹ וַיַּ֧ךְ אֶת־הַסֶּ֛לַע בְּמַטֵּ֖הוּ פַּעֲמָ֑יִם וַיֵּצְאוּ֙ מַ֣יִם רַבִּ֔ים וַתֵּ֥שְׁתְּ הָעֵדָ֖ה וּבְעִירָֽם׃
Moïse leva sa main, il frappa le rocher avec son bâton deux fois, de l’eau abondante sortit, la communauté but ainsi que leur bétail.
(Nombres 20: 7-11, Parasha Houkat)
Dans une époque sursaturée d'images où la production de textes et de discours est à la portée de quiconque aurait accès à un réseau, où les discours sont si peu pensés, fabriqués à partir d’un souci d’audimat et de sondages d’opinions; dans un monde où aucune promesse climatique n’est tenue, aucune convention de droit humanitaire n’est respectée.
Les mots ont été dépossédés de leur sens. Vidés. Violés. Abusés.
Ils parlent mais c’est vide.
Se pourrait-il alors que le dernier remède disponible à cet ennuyeux commentaire ambiant soit le silence ? Pourquoi ajouter du bruit au bruit ?
Telle fut mon expérience ces cinq dernières semaines. Cette newsletter est devenue comme un tableau de Robert Ryman: blanc sur blanc. Plus d’illusion, plus d’explication, plus de représentation, plus de symbole, plus de citation, plus d’anecdote, plus d’histoire, plus de partage, plus d’humour non plus, plus d’associations d’idées, plus d’idées, plus de référence, plus métaphore, plus de jeux de mots. Plus de mot.
Untitled (1958) , Robert Ryman, oil on canvas
Comme l’écrit Yasmina Reza dans sa célèbre pièce Art : « En réalité, je ne supporte plus aucun discours rationnel, tout ce qui a fait le monde, tout ce qui a été beau et grand dans ce monde n'est jamais né d'un discours rationnel. »
Alors cette semaine au lieu de discourer longuement, j’avais envie de partager avec vous trois pièces d’art qui résonnent de près ou de loin avec le Texte.
Laisser l’œuvre parler
La première est un collage que j’ai fait en rentrant de mon dernier voyage en Israël. Le choc du retour fut tel qu’aucun mot ne sortait. Cette fois-ci c’est la spontanéité des découpages qui m’a permis de me déposer, qui m’a permis de digérer, de voir.
La Grande Confusion, Collage sur papier, 22 Juin 2024
Breaking the silence
La seconde est une pièce musicale qui m’a accompagnée et continue de m’accompagner depuis son lancement le 7 Juin dernier, tout juste 9 mois après le début de la guerre. Ecrit, produit et enregistré par mon amie et artiste Sura Solomon, cet album en quatre morceaux narre une histoire d’exile et d’espoirs déchus, une histoire de violence partagée et subie - peut importe de quel “côté” on se situe. Il n’y pas de hiérarchie dans la douleur. Quiconque sauve une vie, sauve un monde. Quiconque prend une vie, prend un monde.
Dans une interview donnée à la radio télévision belge, Sura raconte: « Avec cette pièce j’ai voulu briser les silences qui tuent. Les mots deviennent des armes. Chaque mot dit ou non-dit crée un mur entre les sensibilités d’un côté ou de l’autre. J’ai senti la limite des mots et en même temps leur pouvoir. Génocide, Sionisme, Résistance, Terrorisme, Israël. Tous ces mots ont des significations très différentes selon qui les prononce. J’ai eu besoin de briser ce silence en musique car je n’arrivais pas à l’exprimer de manière à ce que ce soit recevable au plus grand nombre. »
La musique de Sura, un peu comme ce premier collage, est emplie de courants qui nous traversent et nous composent : de nos lamentations yiddish ancestrales à la poésie de Mahmoud Darwish en passant par les sons électro du Nova festival. Cet album est un paysage sonore qui dépeint la complexité, la sauvagerie et la mélancolie de nos ressentis.
Ici, rien ne s’oppose, tout se complète. Pourquoi choisir ?
Je suis … je suis … femme, soeur, fille, amoureureuse, juifve, européenne, petite fille d’exilés, d’enfants cachés, de déportés, poétesse, témoin et conteuse, en perte de repères dans un monde qui tourne maboul, bien ici mais bien là-bas aussi. Je suis en français et en hébreu, éduquée dans un milieu sioniste, je suis en anglais et en arabe, étudiante à SOAS des textes d’Edward Said, de Tel Aviv à Beirut en passant par Anvers et Dubai, je suis en indignation devant la montée des extrêmes, en volonté de déconstruire et de reconstruire. Je ne suis pas une seule dimension. Je suis tous ces moi qui cohabitent.
I am my other in a dualism
Of harmony between words and intimation.
Had I been writing poetry, I would have said:
I am two in one
Like the two wings of a sparrow
Here a periphery advances, or a center retreats.
The East is not exactly the East
Nor the West the West,
Identity is open to pluralism
No fortress and no trenches
A metaphor was lying on a river’s bank,
Were it not for pollution,
It would have embraced the second bank.
(Mahmoud Darwish)
L’album se termine avec le morceau breaking the waters. Ouverture des eaux maternelles, ouverture de la mer de Joncs ? L’interprétation est ouverte mais rentre en complète résonnance avec la suite de notre parasha.
Le nom de l’album Breaking the silence, est inspiré par le travail remarquable et radical de l’organisation civile israélienne du même nom dont les membres, des vétérans de IDF, relatent leurs expériences militaires. Aimer Israël (ou tout autre pays par ailleurs) c’est vouloir la vivre en démocratie, et donc pouvoir dénoncer ses dérives.
Photo prise par Sura lors d’un de ses voyages
La Tyrannie est Sienne
J’achève d’écrire cet article alors que je me trouve à Sienne, seule et submergée par la beauté de la cité médiévale. Je découvre, grâce au merveilleux livre de l’écrivain anglo-libyen Hishma Matar Un mois à Sienne, la fresque d'Ambrogio Lorenzetti “Allégorie et effets du Bon et du Mauvais Gouvernement”, malheureusement en rénovation au Palazzo Pubblico.
La fresque Effets du mauvais gouvernment montre le règne de la Tyrannie, et la Justice dans les fers. Matar décrit: “Au-dessus de la Tyrannie se trouvent ce que les magistrats de Sienne considéraient comme ‘les ennemis de la vie humaine’: l’Avarice, l’Orgueil et la Vanité. A gauche sont assis la Cruauté, le Vol et le Dol; à droite, la Violence, la Division et la Guerre.”
La peinture date de 1338. Il y’a 686 ans.
Détails de la Tyrannie dans la fresque de Lorenzetti Ambrogio, 1338
De Benjamin Netanyahu à Avigdor Lieberman en passant par Itamar Ben-Gvir, Donald Trump, Bashar Al-assad, Ismail Haniyeh, Ali Khamenei, Vladimir Putin, Hassan Nasrallah ou encore Javier Milei, nous sommes aux mains d’une clique de dépravés, de pervers narcissiques, de salopards minables, de tueurs de pluralité, de lâches avec un portefeuille à la place du coeur qui envoient nos gosses crever en se cachant derrière un drapeau, d’imbéciles finis, de brutes déguisées, de vaniteux dépourvus de conscience, d’autistes non-soignés, de mal baisés, de ninja qui se croient sages, de paumés humiliés dans la cours de récré, de sombres sots, de caricatures du mal, de crapules en costards, d’enculeurs de mouches, d’idolâtres de leur petite queue, de vendeurs de désespoir, de vieux porcs bedonnants, de minables bureaucrates devenus tout puissants.
Ce sont le courage, l’esprit et l’humanité qui leurs manquent. Pas les insultes et encore moins les raisons d’insulter.
Breaking the waters
Photo de Franz Gruenewald pour le magazine Atmos, Avril 2024
Après ce bon coup sur mon rocher, revenons-en, si vous le voulez bien, à notre parasha de la semaine, Houkat, dans laquelle nous assistons à la mort de Myriam, immédiatement suivie de la crise de l’eau. Le peuple est asséché.
Simple Coïncidence ? Je ne crois pas non.
וַיָּבֹ֣אוּ בְנֵֽי־יִ֠שְׂרָאֵ֠ל כׇּל־הָ֨עֵדָ֤ה מִדְבַּר־צִן֙ בַּחֹ֣דֶשׁ הָֽרִאשׁ֔וֹן וַיֵּ֥שֶׁב הָעָ֖ם בְּקָדֵ֑שׁ וַתָּ֤מׇת שָׁם֙ מִרְיָ֔ם וַתִּקָּבֵ֖ר שָֽׁם׃
וְלֹא־הָ֥יָה מַ֖יִם לָעֵדָ֑ה וַיִּקָּ֣הֲל֔וּ עַל־מֹשֶׁ֖ה וְעַֽל־אַהֲרֹֽן׃
Les enfants d’Israël vinrent, toute la communauté, au désert de Tsin, dans le premier mois, le peuple demeura à Qadech, Myriam y mourut, elle y fut enterrée. Et il n’y avait pas d’eau pour la communauté, ils s’assemblèrent contre Moïse et Aaron.
(Nombres 20: 1-2, Parasha Houkat )
Myriam, la sœur de Moïse est la mère de la nation qu’elle accompagne depuis la sortie d’Egypte. Elle qui détient les clés des puits, elle est l’eau mayim, la mer, la mère. Alors, Moïse, qu’on connait mal à l’aise avec ses émotions, contient son chagrin et son colère. En réalité, il n’en peut plus. Après les plaintes des explorateurs (parasha Shelach), la révolte de Kora’h (parasha Korah), maintenant il pert sa soeur. Il ne pourra pas la remplacer, il le sait, elle qui lui avait sauvé la vie alors qu’il était nourisson dans les eaux du Nil. Parfois les mots nous manquent, la réalité nous est insoutenable, indicible, comme je le comprends.
Incapable de faire jaillir ses larmes et sa tristesse, à bout, Moïse violente et frappe le rocher. Ce matin, en réécoutant la musique de Sura, je me suis demandé ce que Moïse aurait pu créer à ce moment-là, s’il avait été capable de transformer son émotion, de la sortir de manière créative ? Si sa colère et sa frustration, sa fatigue émotionnelle et ses limites avaient pu être entendues ?
A la lumière de ce que nous savons aujourd’hui sur la situation désastreuse à Gaza et dans les territoires occupés de Cisjordanie, comment puis-je m’entendre lire cette histoire d’un peuple assoiffé qui panique et réclame de l’eau, sans avoir moi aussi les lèvres sèches ? Combien d’études rabbiniques complètement binaires et déconnectées vais-je pouvoir encore supporter cette année ? Jusque quand accepterons nous la Tyrannie, au nom de Dieu ?
Cette fois-ci en revanche, pas de puit miraculeux, pas de bâton duquel pousse les fleurs, pas de leader prophétique. Juste une réalité indicible.
Un tableau de Robert Ryman.
Enfin, la troisième et dernière pièce que j’aimerais partager avec vous est une installation qui fut un éveil pour moi lors de ma toute première visite au Tate Modern à Londres, je devais avoir 15 ans.
L'œuvre Shibboleth est une fissure sur toute la longueur de la Turbine Hall du Tate, comme s’il y avait eu un tremblement de terre. Ce terme “Shibboleth” apparait dans le récit de Jephté, dont nous lisons le début d’histoire cette semaine dans la haftarah de la parasha Houkat (Livre des Juges, chapitre 11: 1-33). L’histoire de Jephté raconte celle d’un bâtard devenu chef et juge du peuple juif à une époque de crise. Dans un épisode célèbre, les Ephraïmites, tentant de fuir à travers le Jourdain, furent arrêtés par leurs ennemis, les Galaadites. Comme leur dialecte ne comprenait pas le son "sh", ceux qui ne pouvaient pas prononcer le mot "Shibboleth" correctement furent capturés et exécutés. Un shibboleth (qui signifie avoine) est ici un test, un mot comme gage de pouvoir : celui qui saura le prononcer pourra juger, rejeter et même tuer. La limite des mots et leur pouvoir.
Doris Salcedo à travers cette oeuvre questionne: qu’est ce qui fait que je me positionne d’un côté de la frontière ou de l’autre ? Qu’est ce qui me sépare de l’autre au moment de traverser ?
Je vous laisse avec ces questions.
Que votre médium d’expression soit la parole, le chant, la religion, l’écriture, la danse, la musique, le collage, la cuisine, l’humour, la peinture, la vidéo, or all of the above. Peu importe. Il est venu le temps de créer afin de façonner de nouvelles narratives. Après avoir essayé les ponts, il est venu le temps de créer des barrages contre les idées fascisantes, contre les politiques mortuaires conduites en notre nom, contre les mots dénaturés devenus des armes à l’encontre des hommes.
Il est temps de créer ces barrages, sans quoi nous mourrons bientôt tous et toutes de soif.
Quant aux sympathisants fascistes, prenez ma main, n’ayez pas peur, traversez la frontière, shibboletons ensemble, avant que je ne vous empale.
Chavoua Tov,
à mon père.
et à Rachel. Tes larmes ont reforesté mon désert.
Merci pour votre lecture
J’espère que certains passages auront résonné en vous. N’hésitez pas à partager vos impressions et ressentis par email julia.cincinatis@gmail.com ou de partager cette lettre avec des amie.s susceptibles d’apprécier la démarche.
A tout vite.