Ami.e.s du jour, Bonjour,
Qu’est-ce qui reste ? Qu’est ce qu’on emporte avec nous ? Telles sont les questions que je me suis posées ces derniers jours. Pas anodin, me direz-vous, alors que j’entame l’ébauche d’un déménagement de vie, je fais mes valises pour quatre mois à Tel Aviv.
Je ne m’attendais pas à ce que la parasha Terouma (Exode 25-27) touche une corde en moi, tant ce chapitre de la Torah d’ordinaire m’assomme d’un coup de massue avec son abondance de détails techniques et de conseils en ingénierie. Pourtant, force est de constater qu’il n'en reste pas moins hautement pertinent, si non le sujet le plus brûlant de ces dix-huit derniers mois.
De quoi je parle ? me demanderez vous. Dans cette parasha, la Divine enjoint Moïse et les israélites à construire un Mishkan (Tabernacle) selon des instructions dignes d’un manuel IKEA. Mais la particularité de ce temple est qu’il sera spécialement conçu pour pouvoir être transporté. Composé de poutres et de tentures, il doit pouvoir être démonté et remonté au fil des pérégrinations des israélites à travers le désert. Une synagogue nomade, un mobil’Om. Plus tard, du temps de Salomon, il serait remplacé par le Temple de Jérusalem.
וְעָ֥שׂוּ לִ֖י מִקְדָּ֑שׁ וְשָׁכַנְתִּ֖י בְּתוֹכָֽם
“Et ils me construiront un sanctuaire afin que je réside parmi eux.”
(Exode 25:8)
Temple portatif ou synagogue de béton ? S’installer sur une terre ou continuer d’errer ? Sommes-nous, fils et filles de Steiner, Lévi-Strauss et Chomsky, les héritier.e.s du désert, de l’espace de l’entre ? Désirons-nous demeurer des vagabonds, s’installer au gré du vent, libres comme lui ? Ma place est-elle parmi les nations, les langues et les cultures ? Ou, existerait-il un salut dans la pierre, dans le Temple, construit, physiquement ancré dans une terre ? Et si oui, laquelle ? Celle qui fut promise à Abraham, Isaac et Jacob ? Jérusalem ? Les juifves ont-iels une responsabilité dans l'Histoire en tant que peuple ? « Une mise en pratique dans le monde réel, un dévouement inconditionnel »[1] comme disait Theodor Herzl.
Les questions du lien étroit et épineux entre diaspora et sionisme, semblent traverser les générations et en ce sens, je crois qu’aucune réponse, aucun choix, aucune politique ne peut prétendre résoudre, à elle seule, la question juive dans son ensemble. Elle relève selon moi de l’espace intime d’un Homme, de cet espace intérieur où se tissent mémoire collective, temporalité d’une époque, et un certain fatum astral.
Me voilà donc en cheminement vers un terrain incertain telle une équilibriste dansante sur un fil tendu. Enracinée tout en restant en mouvement, mon ambivalence est le terreau fécond d’une quête qui ne cesse de se réinventer: faire de ma vie une œuvre d’art.
Photo prise dans le désert de Arava, Décembre 2024
Ce qui m’a le plus frappé en lisant la parasha Terouma, c’est non seulement la précision des mesures mais surtout la quantité de matériel requis pour construire ce fameux sanctuaire : de l'or, de l'argent, du cuivre, de la laine teinte, du fil, du lin, des peaux de bélier et du bois d'acacia. Quel migrant se shlep* du bois et autant de shmattes* dans le désert ? Sérieusement.
Je me suis demandé pourquoi la Torah nous demandait-elle de construire alors que nous étions au début d’une errance qui durerait plusieurs décennies ? Pourquoi bâtir pour ensuite repartir ? Pourquoi ne pas simplement attendre d’être établis, définitivement ?
Et puis, j’ai regardé autour de moi.
J’ai regardé mon chez moi.
Quiconque a passé du temps avec moi sait combien j’aime les objets. Je les trouve et les collectionne, non par goût de l’accumulation mortifère qui viendrait combler un vide existentiel, mais pour l’histoire qu’ils portent en eux. Je suis la glaneuse d’Agnès Varda, une glaneuse d’histoires. J’aime, par exemple, les annotations dans les livres trouvés aux puces : une dédicace griffonnée sur la première page, des réflexions glissés dans les marges; chaque trace me rappelle que je suis passeuse, témoin d’une chaine d’appartenance invisible qui se prolonge d’une main à l’autre. Mon appartement à Carouge, était un écrin : peintures changeantes, tasses et talismans du matin, livres, vinyles, collection de coquillages et de cartes postales, souvenirs ramassés au fil du temps. Quitter Genève, pour moi, est à bien des égards, synonyme de quitter cet appartement, ce lieu de vie pensé, imaginé, investi, soigné, et de tous ceux que j’ai connus, celui qui m’aura été le moins provisoire.
Même chose dans notre librairie de la rue Jean Calvin. Je pense à notre bureau qui n’était qu’une simple planche, transportée avec l’aide de Calogéro, un chauffeur Uber venu de La Louvière, complice belge d’un instant. Il y a aussi cette couverture rouge, achetée un dimanche pluvieux en 2017 à Borough Market, qui réchauffait le fauteuil noir en cuir. Le Livre des Oliviers de Jacques Berthet me regarde, lui qui avait été une de mes premières rencontres à Genève : un homme intègre, solitaire et passionné. Juste à côté, un ouvrage rare sur Suzanne Belperron — visionnaire de la joaillerie — chiné par Alix. Et en levant les yeux, tout en haut d’une vieille armoire Billy, une boîte de biscuits Jules Destrooper, souvenir d’un retour de Bruxelles, arborant le célèbre dessin de Magritte : Ceci n’est pas une pipe.
Alors, j’en conviens, ce ne sont ni des tables de la loi, ni des coffres recouverts d’or, ni des sculptures de chérubins. Mais ce sont mes sanctuaires, façonnés avec autant de soin et de dévotion que le Mishkan. En sachant qu’un jour, il serait peut-être temps de repartir.
Le bureau, les livres, la couverture en laine, la boite de biscuits Jules Destrooper
En lisant la parasha Terouma, je me suis demandé pourquoi bâtir pour ensuite repartir ? Et si c’était une métaphore ? Et si nous étions toujours destinés à partir ? Et si, d’un espace à l’autre, nous emportions toujours avec nous tout ce que nous avions appris et façonné ?
Après l’Anschluss, Stefan Zweig est en exil, émigré au Brésil, apatride, sans ses livres ni ses papiers, n’ayant plus pour seul refuge que sa mémoire. Il écrit “Le Monde d’Hier” avant de se donner la mort en 1942.
« De tout mon passé, je n’ai donc rien d’autre par-devers moi que ce que je porte sous mon front. En cet instant, tout le reste est pour moi inaccessible. Mais notre génération a appris à fond l’excellent art de faire son deuil de ce qu’on a perdu, et peut-être ce défaut de documents et de détails tournera-t-il au profit de mon ouvrage. »[2]
Stefan Zweig, Le Monde d’Hier, 1941.
Précisons tout de même que la notion d’"exil" est bien plus complexe et plus vaste que la simple question du territoire.[3] Pour les kabbalistes, c’est tout le sens de ce qu’ils appellent la galout : être en exil ne signifie pas seulement être physiquement déplacé, mais avant tout, vivre dans un monde fondamentalement fragmenté, un état spirituel éteint. C’est l’absence nécessaire qui, tout en pointant l’imperfection du monde, alimente notre désir pour un renouveau. Les rabbins sont allés jusqu'à dire que la Shechinah, la présence divine, est elle-même en exil avec nous. De ce point de vue, l’existence exilique ne se situe pas “hors de l’histoire”, mais incarnait plutôt la condition même de l’“histoire”.[4]
Nous serions toujours en exil.
Oliviers, Jacques Berthet, 2011
Pour en revenir à cette histoire de Temple, les instructions sont d’une précision remarquable : tout doit être construit en bois d’acacia, puis recouvert d’or. J’aime le bois. Mon plancher en est fait, tout comme mon bureau, mes tables de nuit, un secrétaire chiné aux puces et deux sculptures. J’aime cette matière vivante qui demande à être entretenue, nourrie, protégée – comme la peau d’un enfant - pour qu’elle ne se dessèche pas, ne s’abîme pas. Symboliquement, ce choix du bois sous l’or me frappe : il dit qu’au-delà d’une apparence éclatante, il y a une ossature, une structure solide. Une entreprise, une maison, un foyer, une pensée. L’or attire le regard, mais c’est le bois qui soutient.
“Même le plus misérable colporteur qui traîne sa charge par toutes les intempéries s'efforcera, au prix des plus lourds sacrifices, de faire étudier au moins un de ses fils, comme si lui seul, par sa réussite, les anoblissait tous. (…) Si un lord Rothschild est devenu ornithologiste, un Warburg historien de l'art, un Cassirer philosophe, un Sassoon poète, ce n'est pas un hasard ; ils ont tous obéi à la même tendance inconsciente à se libérer de ce qui a rétréci le judaïsme, de la froide quête de l'argent, et peut-être même que par-là s'exprime la secrète aspiration à échapper, par la fuite dans le spirituel, à ce qui n'est que juif, pour se fondre dans la commune humanité.”
Stefan Zweig, Le Monde d’Hier, 1941.
Pour construire sa vie, comme un mishkan, il nous faudrait donc beaucoup de bois. Voilà ce que nous dit le texte et ses sous-titres. Mais Rachi pose la question : d’où en avaient-ils dans le désert ? Citant un Midrash de Rabbi Tan’houma il suggère que ce bois avait été conservé depuis plus deux cent ans : « Notre ancêtre Jacob avait prévu grâce à l’inspiration prophétique, qu’Israël construirait un jour un tabernacle dans le désert. Aussi a-t-il introduit des cèdres en Egypte, qu’il a plantés, et il a ordonné à ses enfants de les emporter quand ils sortiraient d’Egypte. »[5]
Jacob introduit donc des cèdres du Liban en Égypte, une terre étrangère, pour les déraciner au moment de la libération et du passage de la mer des Joncs. Cette image paradoxale — des racines qui voyagent — capture quelque chose d’essentiel pour moi et mon histoire familiale. Elle me dit qu’il faut s’ancrer pleinement dans le présent, bâtir avec une vision à long terme, tout en restant capables, à tout moment, de nous réinventer, de partir, d’emporter l’essence de nos racines pour les transformer en ce dont nous avons besoin, pour nous-mêmes, ici et maintenant.
Trois pièces de bois et des vinyles, Chez moi, 2025
Ce bois du Liban me rappelle aussi combien l’identité juive s’est toujours façonnée dans l’échange avec son environnement non juif — parfois sous des formes oppressives, mais aussi, souvent, dans un dialogue d’une richesse et d’une créativité extraordinaires. [6] Stefan Zweig n’a-t-il pas écrit les livrets des opéras de Richard Strauss et été le premier traducteur de la poésie de Émile Verhaeren ?
N’est-ce pas aussi ce que je fais, d’une certaine manière, en reprenant, il y a quatre ans, une librairie genevoise en plein cœur de la rue Jean Calvin ? Ou en travaillant à Singapour dans une équipe dans laquelle toustes mes collègues étaient d’ethnicité chinoise ? Ne suis-je pas, moi aussi, pleinement actrice du monde cosmopolite dans lequel j’évolue ?
“L’adaption au milieu – au pays – dans lequel ils vivent n’est pas seulement pour les Juifves une mesure de protection extérieure, mais un besoin intérieur. (…) Il faut le répéter dans l’intérêt de la vérité – une bonne part sinon la plus grande de ce que l’Europe, de ce que l’Amérique admire aujourd’hui en musique, en littérature, au théâtre, dans les arts appliqués, comme étant l’expression d’une renaissance de la culture viennoise, a été créée par les Juifs de Vienne ; en se défaisant de leurs caractères spécifiques, ils atteignaient à un très haut accomplissement de l’élan millénaire qui les portait vers le spirituel. (…) Ils étaient partout, avec leur compréhension plus mobile et moins liée par la tradition, promoteurs et champions de toutes les nouveautés.”
Stefan Zweig, Le Monde d’Hier, 1941.
Amnon Raz-Krakotzkin, professeur d’histoire du judaïsme à l’université Ben Gourion du Néguev, défend, dans son livre “Exil et Souverainté” (Editions La Fabrique, 2007) l’exil comme clé de voûte d’une possible cohabitation et conciliation entre israéliens et palestiniens. Selon lui, la logique de l’État-nation repose sur l’idée que “la terre nous appartient”, tandis qu’une appartenance exilique suit une autre conception : “nous sommes les enfants de la terre, mais la terre ne nous appartient pas”. Cette appartenance exilique m’offre aujourd’hui une lecture alternative de mon départ : non comme un déracinement brutal, mais plutôt comme la continuité d’une histoire en perpétuelle réécriture. Ici, pas de fin, ni de non-retour, mais l’idée que mes racines tout comme celles des cèdres du Liban, se transplantent ailleurs, pour y faire éclore un nouveau temple.
Racines d'arbres, Vincent van Gogh, 1890
Enfin, la Torah utilise le mot shitim (acacia), tandis que le Midrash Rabba parle d’arazim (cèdre). Pourquoi deux essences différentes pour désigner les mêmes poutres ? Cela m’a fait penser à la fable du Chêne et du Roseau de la Fontaine que j’ai toujours aimée. J’y ai entendu un écho personnel: au fil de mes années genevoises, j’ai dû apprendre à être à la fois le cèdre, solidement enracinée, construisant mes attaches genevoises, un cadre de vie stable à travers des rites, des amitiés, une situation administrative exigeante et bien des séances chez le psy; et à la fois l’acacia, capable de s’adapter aux mouvements de terrains glissants et aux bises venus des Alpes.
Cette apparente contradiction textuelle n’en est pas une, elle est plutôt une vérité à embrasser : nous sommes à la fois l’arbre profondément ancré et celui qui plie sans rompre. Ma tradition puise sa force dans un sol ancien, mais évolue avec les paysages qu’elle traverse.
Et je suis aujourd’hui prête pour un nouveau paysage.
Photo issue de la série « Vivant, le sacré du Corps » par la photographe Isabelle Chapuis, 2015-2022
Car finalement, ce que j’emporterai avec moi, de Genève à Tel Aviv, ce ne seront ni ces objets ni ces lieux, mais les rencontres, les pensées et le texte lui-même: ces dix-huit derniers mois d’écriture.
La Torah, à la fois immuable et toujours en devenir, se déconstruit et se réinvente chaque semaine. Les pages d’un livre se transportent à travers les frontières, les époques et les changements de régime. Stefan Zweig en est, consciemment ou inconsciemment - entre Vienne, Londres et Pétropolis - l’héritier le plus direct.
La petite histoire veut que pendant des siècles, les descendants de Jacob se sont demandé: "À quoi peut bien servir ce bois ?". Peut-être avaient-ils oublié la réponse, tant elle semblait insensée.
Pourtant, ils l’ont emporté avec eux.
« Mais si, par notre témoignage, nous transmettons à la génération qui vient ne serait-ce qu’une parcelle de vérité, vestige de cet édifice effondré, nous n’aurons pas œuvré tout à fait en vain. »
Stefan Zweig, Le Monde d’Hier, 1941
Puissions-nous continuer à planter des graines et à écrire des livres, pour nous et nos descendances.
Puissions-nous nous attacher à nos terres, à nos espaces, à nos villes, être acteurs et actrices de nos environnements mais toujours prêt.e.s à les transplanter ailleurs.
Puissions-nous être tantôt Cèdre, tantôt Acacia,
Puissions nous trouver le sacré en nous. Ici et là-bas. Avec une terre ou sans. Dans l’horreur comme dans l’amour. Dans les ténèbres et dans la clarté. Dans la guerre comme dans la paix.
C’est tout ce que je nous souhaite.
Je dédie cet article à Stefan Zweig.
à Ariel Stern, génial vendeur de livres aux puces de Genève chez qui j’ai trouvé mes premiers écrits de Rachi.
et à mon père, qui me rappelle d’écrire.
* Ces mots en italiques proviennent du Yiddish et ils mériteraient chacun un article en soi. Ici, j’emploie le mot/verbe schlep pour exprimer l’idée de “se trimballer/bringuebaler”. Shmattes a souvent été utilisé pour parler de l’industrie du textile mais avec une conotation de chiffons.
[1] Le Monde d’hier, 1944, Edition Belfond en Livre de poche, p133
[2] Idem. p13
[3] Recommendation : Edward Said (toute la bibliographies). Dans ce contexte-ci : Intellectual Exile : Expatriates and Marginals, 1993 ; Amnon Raz-Krakotzkin « Judaïsme, sionisme et pensée binationale » aux Ed. de la Fabrique, 2007 ;
[4] Scènes proches, orientales par Joelle Marelli, Feuilletons, 2005. Lien PDF : https://lafabrique.fr/wp-content/uploads/2017/05/scenes_proches_orientales.pdf
[5] Miqraot Gedalot, p311
[6] Idem.
J’ai lu ta lettre ce matin en allant au boulot et ca m’a fait un bien fou cette dose d’érudition et d’introspection. Ça m’a aussi rappelé ton appartement qui avait été un refuge pour moi pendant quelques jours à une époque où j’étais en perte de vitesse. J’y pense souvent. Merci
Magnifique