Il est quasi impossible pour une personne juive, ou qui se considère comme tel.le, d’être neutre par rapport à Israël et la Palestine, comme projet, comme destination, comme pays et comme conflit. En tous cas, je n’en connais pas. Que ce soit chez les plus inconditionnel.le.s que chez les plus anti-, dans le bon comme dans le mauvais, il se produira un ressenti en nous, quelque chose de viscéral, profond et irraisonné qui vient de bien bien plus loin que nous-même. Le transgénérationnel dans toute sa splendeur, dont on échappe pas quand bien même on le voudrait. L’accepter est une révolution en soi, arrêter de lutter contre un certain déterminisme. Avant de commencer donc, je précise que j’écris cet article dans le contexte de l’attaque du Hamas d’Octobre 2023 en Israël, depuis le confort de ma cuisine à Genève.
Hazak Ve’Ematz
Delphine Horvilleur, Communauté Juive Libérale de Genève, 12 Octobre 2023
Hier soir, en écoutant Delphine Horvilleur parler ici à Genève à l’occasion d’un atelier Tenoua, je me suis reposée la question du Sacré Féminin. De comment il existait dans ce monde ? Où et en quoi était-IL incarné ? J’y repensais alors que nous lisions la semaine dernière l’histoire de Josué qui, à la mort de Moïse, va traverser le Jourdain avec le peuple juif pour enfin pénétrer en terre promise après quarante longues années d’errance. Or, dans les premiers vers du livre de Josué, il est mentionné pas moins de quatre fois en seulement quelques phrases les termes de חֲזַ֖ק וֶאֱמָ֑ץ Hazak Ve’Ematz qui peuvent être traduits par « Sois courageux et fort ». [1] Ces mots ont fait étrangement écho à mes années passées au mouvement de jeunesse scout Histadrout Hashomer Hatzair. Notre devise à nous était ces trois doigts levés vers le ciel, le pouce au-dessus de l’auriculaire (le grand qui protège le petit) et nous récitions ces mots en chœur, d’un air quasi-militaire « Ha-zak Ve’-Ematz !». Affirmer que nous avons été imprégnés depuis la plus tendre enfance du rêve sioniste est un euphémisme. La terre d’Israël a représenté pour de nombreux juifves à travers le monde, et particulièrement pour la génération de nos grands-parents, un refuge, un havre, une page blanche.
Photo trouvée sur internet, Hashomer Hatzair, Berlin, 1935
Mais pourquoi avoir besoin de le répéter quatre fois ? Peut-être cette expression Hazak Ve’Ematz est une manière de booster le moral de ce jeune homme pas encore tout à fait sécurisé dans sa position de leadership - méthode coué avant l’heure. Mais la véritable question que j’aurais aimé poser à Delphine Horvilleur hier soir était la suivante : pourquoi Josué a-t-il eu besoin de la conquérir cette terre, si elle lui avait été promise ? En effet, Dieu n’avait-il pas dit à Abraham « Toute la terre que tu vois, je te la donne à toi et à ta descendance à perpétuité » [2]. Si je ne m’abuse, le texte ne rajoute pas « je te la donnerai … mais mec sorry il faudra tout de même la prendre … de force, à d’autres royaumes et populations déjà sur place: les Cananéens, les Amorites, les Hittites, les Périzites, les Jébusites, les Hivites, les Gazaouites et j’en passe ». Et ça, j’ai du mal à comprendre : si on me promet quelque chose dans la vie, je ne veux pas avoir à me battre, voir à tuer, pour l’obtenir.
Chayil
Le texte continue et nous parle de ces hommes vaillants, ces guerriers, littéralement ces ‘valeureux de la force’ mais cette fois-ci ce n’est plus le mot hazak qui est employé mais חַ֭יִל Chayil. Oh, lui aussi est mentionné pas moins de quatre fois à travers le livre de Josué. [3] Or, ce terme de Chayil nous le connaissons bien pour le chanter tous les vendredis soir à l’entrée de Shabbat. Eshet Chayil (proverbe 31) est un chant traditionnel, une sorte d’éloge de la bonne épouse, de la femme parfaite de maison dans lequel nous la remercions pour les heures passées derrière les fourneaux à préparer la jolie table du repas de Shabbat.
Je me souviens encore du jour où mon amie Hannah me l’a fait lire pour la première fois sur mon canapé bleu faux velours de St John’s Wood. J’ai directement été emballée par la mélodie qui ne m’a plus jamais quittée; je l’étais beaucoup moins par cette magnification du foyer et cet enfermement misogyne du rôle de la femme. Londres était synonyme pour moi de “freedom, power and rock & roll” plutôt que “kneidlers, prière et mioches”.
ci-dessus une version de ce chant que j’aime beaucoup par Rafiki Jazz
L’ironie de l’histoire c’est que ce mot chayil, je le découvre enfin aujourd’hui. Chayil vient du mot chayal qui à la base veut dire ‘force, soldat, guerrier, l’armée’. Et là, Ah, ça fait tilt ! L’Eshet Chayil n’est donc pas uniquement une femme de valeurs ou une femme vertueuse, comme elle est souvent appelée. L’Eshet Chayil est une femme pleine de bravoure - dont la définition est “le courage dans les combats” - une femme puissante, forte, une armée à elle en soi. Vous en connaissez non des Eshet Chayil autour de vous? Ces femmes qui cumulent les casquettes et les combats: job à plein temps, des enfants ou une famille qu’il faut soigner, nourrir et bercer, une formation sur le côté, une vie sociale super développée, tout ça tout en restant toujours présentes, ouvertes et pertinentes ? Elle sont tantôt une source d’amour infinie pour leurs proches et en même temps des amazones qui peuvent démontrer du courage dans les combats les plus coriaces de la vie. Et alors que nous nous apprêtons à rentrer dans le Shabbat de Bereshit, je pense à Isha qui devint Eve חַוָּה Chavah. La première mère, de tous les vivants, de l’Humanité entière. Chavah, Chayil, même sonorité, même lettre.
une photo de ma grande sœur Lucie qui fut athlète et championne de haies, la même force et détermination que je la vois aujourd’hui mettre au service de sa vie familiale.
Ce que la lettre nous dit
La lettre hébraïque Heth “ח” dans la tradition kabbalistique évoque tantôt la puissance de la vie tout en étant indissociable du symbolisme de la barrière comme le montre la physionomie de la lettre elle-même. Une haie.
Symboliquement donc, cette lettre pourrait signifier la barrière que nous mettons entre nous et les autres grâce à un puissant ego - dont le mécanisme nous conduit à nous considérer comme des êtres séparés les uns des autres. Erich Fromm dans L’art d’aimer parle de cette séparation aux autres comme source de grande solitude et de grande angoisse: “être séparé signifie être démuni, incapable de saisir le monde - objets et personnes - activement ; cela signifie que le monde peut m’envahir sans qu’il soit en mon pouvoir de réagir.”[4] Mais heth dans la kabbale symbolise aussi la puissance de vie pure, celle qui crée à partir de rien des individus uniques, distincts, et doués d’une autonomie à part entière, capables de s’unir à l’autre en conscience. Inconsciemment (ou pas ?) nous tendons tous et toutes à s’unir sous une forme ou sous une autre avec un.e autre, avec les autres, avec le monde extérieur. C’est le besoin le plus profond de l’homme : surmonter son angoisse de la séparation et fuir la prison de sa solitude. Peut-être, nous faudrait-il simplement reconnaître que comme dans tout, on n’a jamais l’un sans l’autre. La vie en soi n’est elle pas une éternelle séparation ? Au commencement, nous sommes un, embryon paisible dans le ventre de nos mères avant d’en être expulsés et inévitablement séparés, à l'âge adulte on s’unit potentiellement à nouveau avec un.e autre, avant de nous même mourir et donc d’être séparés des générations futures.
Cycle, séparation, force vitale, dualité, connexion, interdépendance, loi d’amour et unité. On peut partir loin dans la kabbale. Synthétisons donc avec quelques questions: Est-ce que notre force vitale est plus forte que les obstacles et épreuves sur nos routes ? Serons-nous capables de lever les barrières de la dualité pour retourner dans une relation à l’autre d’unité, conscient.e.s que nous sommes finalement tous et toutes issu.e.s de cette même Chavah, de cette même source de vie infinie ?
Extrait sélectionné de “Meeting The Man : James Baldwin in Paris”, Directed by Terence Dixon, 1970.
Hazak
Hazak, Chayil … Pourquoi l’usage de l’un et non de l’autre ? Pourquoi apparaissent-ils ici dans le texte de Josué à propos de la conquête de la terre d’Israël ? Qu’est ce qui fait que nous soyons tantôt dans le Hazak, tantôt dans le Chayil ? Était-ce, comme me l’a suggéré une amie à moi, que Hazak s’obtient ponctuellement quand on a besoin d’un peu de soutien émotionnel ou physique alors que Chayil est un trait de caractère, quelque chose en nous d’immuable ?
Chez les juifves, les questions sont souvent plus importantes que les réponses, donc n’ayez pas trop d’attente sur ce qui suit. Mais voila, je ne sais pas comment ça m’est venu à l’esprit mais j’ai pensé à Pharaon. Pour vous dire vrai, j’y ai souvent pensé ces derniers jours. Car c’est ça que j’ai vu et senti autour de moi dans les journées qui ont directement suivi les évènements meurtriers en Israël. Le cœur des hommes se refermait, se durcirait. Je les entendais dire des choses non-humaines à propos d’autres êtres humains. Des choses comme: « Il faut nettoyer ça », « Il faut tout raser », « Ils ne comprennent que la force».
Vous vous souvenez de Pharaon ? Le grand méchant de l’histoire biblique qui fit du peuple juif des esclaves, qui tua les premiers nés mâles, qui refusa de les libérer malgré les demandes incessantes de Moïse et les dix plaies d’Egypte. Dans le texte, chaque fois qu’une plaie est envoyée, le paragraphe se termine avec cette même sentence terrible « et le cœur de Pharaon s’endurcit et il ne laissa pas partir le peuple ».[5] Ce leitmotiv revient six fois durant l’épisode des dix plaies. Alors s’abat le sang, les grenouilles, la lèpre, les sauterelles. Mais Pharaon endurcit son cœur. L’Égypte est décimée, sa population est affaiblie, son bétail mort … mais Pharaon endurcit son cœur. Alors s’abat les ténèbres mais Pharaon endurcit son cœur. Alors s’abat la mort des premiers nés, dont son propre fils. Et à ce moment-là seulement, le tyran est forcé de s’arrêter, pour la mort de son fils. Tout ça pour l’orgueil d’un seul homme. Le fait que des civils innocents paient le prix pour la bêtise et l’arrogance de leurs dirigeants, n’est pas neuf dans l’Histoire du monde, elle est plutôt sa seule constante. Et quel mot est utilisé pour signifier que son cœur s’est endurci ?
וַיֶּחֱזַק֙ לֵ֣ב פַּרְעֹ֔ה וְלֹ֥א שָׁמַ֖ע אֲלֵהֶ֑ם כַּאֲשֶׁ֖ר דִּבֶּ֥ר יְהֹוָֽה.
Hazak.
C’était donc ça le Hazak: une force qui peut mener à la violence, à l’hubris, une force mégalo, aveugle, qui s’impose envers et contre tout. Le genre de force que le petit Josué avait sans doute besoin s’il devait mener ces énormes batailles et pour gagner en légitimité.
L’Illiade
Rachmaninoff: Symphony No. 1 in D Minor, Op. 13 - I. Grave - Allegro ma non troppo, The Philadelphia Orchestra dirigé par Yannick Nézet-Séguin
Et puis comme toute chose arrive en son temps (mais rarement de la manière dont on l’avait envisagé), ce matin, j’écoutais la Symphonie numéro 1 de Rachmaninov dans le bus 11, et ces premières notes m’ont malicieusement ramenées au film Troie. J’ai une théorie comme quoi James Horner aurait allègrement pompé Rachmaninov pour sa bande son et surtout son thème de la guerre; mais tout le monde a l’air de s’en contre foutre à Hollywood. En pensant à Troie, soudain m’est apparue l’image du Peter O’Toole qui joue le vieux roi Priam, à genoux, sans arme, suppliant Achille, joué par un Brad dans son prime time, de lui rendre le corps de son fils Hector, afin de lui offrir les rites funéraires d’un prince de Troie.
Extrait du film Troie, 2004. Cliquer sur l’image pour voir.
Cette scène qui est des plus émouvantes dans le film, est un moment clé dans le texte de l’Illiade qui définit notre condition humaine. Alors que Priam s’écroule en larmes devant le corps de son fils, Achille lui est en larmes car il prévoit sa propre mort et sait qu’il ne reverra plus son propre père, Pélée. Alors Achille s’interrompt et propose à Priam un repas.
Homère nous transmet là une chose essentielle: c’est un scandale d’être humain et c’est le scandale même de l’impératif d’être humain que de prendre un repas après la douleur la plus transcendante. C’est ça être humain: de ne pas refermer le cœur dans la douleur la plus profonde, de reconnaitre qu’en face, il y’a encore et toujours un autre humain. Chayil. Que la Force de vie surpasse nos barrières. C’est ça d’essayer de vivre notre condition d’homme: être un Achille et non pas un Pharaon. Sans les blessures, on se ressemble tous, c’est parcequ’on souffre qu’on finit par ressembler à quelque chose d’humain. En bref, ce que j’essaie de dire avec mes références grecques c’est que la force ne nous mènera nulle part, comme peuple, comme pays, comme monde … à part à perpétuer un cycle de violence insensé, de haine et de renfermement sur nous-mêmes.
Simone Weil écrit dans L’Illiade ou le poème de la Force :
“La force c’est ce qui fait de quiconque lui est soumis, une chose. Quand elle s’exerce jusqu’au bout, elle fait de l’homme une chose au sens le plus littéral, car elle en fait un cadavre. La force change l'homme en pierre. Il y avait quelqu’un, et, un instant plus tard, et il n’y a personne.”
Samedi dernier, j’aurais voulu avoir des Priams et des Achilles autour de moi, de ceux et celles qui m’auraient pris dans les bras et n’auraient rien dit, peu importe qu’ils se revendiquent inconditionnels ou anti-, car il n’y avait rien à dire. Et puis, retourner dans Bereshit et relire les mots les plus importants de toute la Torah: “Dieu créa l’être humain à son image, il les créa à l’image divine”. Tous les hommes, sans exception - y compris ces enfants devenus terroristes. Alors, non, ne pas raser. Non, ne pas se venger. Non, ne pas anéantir. Tuer des innocents ne ramènera pas ses morts. Il n’y a rien à dire, avant tout porter le deuil, pleurer, respecter la Shiva.
Les types, ils veulent tous être des rois, de grands mecs, des vedettes … Ils ne veulent pas mourir sans qu’on dise qu’ils ont compté, qu’ils ont vraiment compté. Ils veulent graver leurs noms dans le marbre, marquer leur territoire. C’est partout pareil, même ici. C’est général. Un type mesure la puissance de sa bite a l’influence qu’il a sur les autres … Comme dans une meute de chiens, une question de domination.
Olivier Brunhes
Entrée de Crassus dans le Ballet de Spartacus, Musique de Aram Khachaturian, 1956
Alors en regardant ce soir vers Israël, vers cette promise pour laquelle le sang coule à flot, et en étant directement témoin de cette grande démonstration de Force. Je me suis reposée la question du Sacré Féminin. De comment il existait dans ce monde ? Où et en quoi était-IL incarné ? Je ne peux que me demander si les choses auraient pu être différentes en Israël ces dernières années et ce week-end s’il y’avait eu un peu plus de Eshet Chayil, et un peu moins de Hazak.
Käthe Kollwitz, The Mothers, 1921
Je dédie cet article à
Toutes ces mères qui ont donné et donnent la vie
Aux femmes israéliennes et aux femmes palestiniennes
A tous les enfants dont la vie est marquée à tout jamais et que nous n’avons pas su protéger
A tous ceux et celles qui refusent, malgré toutes les injonctions et pressions sociales, de renforcer leur cœur
A Delphine Horvilleur, admiration et respect sans faille. Mère, femme, rabine, écrivaine, penseuse, porte-parole, humaniste avant tout
Et à mon amie Laura. Tes larmes sont tes armes, Ô Eshet Chayil
[1] Josué 1:6,7,9,18
[2] Berechit, 13:15
[3] Josué 1:14, 6.2,8.3,10.7
[4] Erich Fromm, L’art d’aimer, page 24
[5] Exodus 8 :15, 9 :7, 9 :12