Note d’introduction: L’article qui suit couvre les 9ième et 10ième parashiot/sections du cycle annuel de la Torah, dans le livre de la Genèse.
Je ne sais pas pour vous mais ces nuits-ci, mes rêves sont particulièrement vivaces. J’y vois des gens, sens des présences, me retrouve dans des villes, à devoir aller d’un endroit à l’autre, le temps file et je fais des choix. Mes rêves n’ont pas grand-chose d’énigmatique, en ça qu’ils relatent souvent des évènements clairs, des questionnements qui trottent dans une petite boite de ma tête la journée et qui, la nuit tombée, s’ouvre de manière tout à fait rocambolesque.
Dans la parasha de la semaine dernière Vayéchev et celle de cette semaine Mikets, nous lisons l’histoire de Joseph, fils de Jacob et de Rachel, détesté de ses frères, humilié, vendu, passé pour mort … qui deviendra tour à tour esclave, prisonnier, interprète et enfin vice-roi des Royaumes d’Egypte.
J’ai toujours aimé l’histoire de Joseph, personnage que je situerais quelque part entre Edmond Dantès et Nelson Mandela. Tout au long de l’histoire, Joseph ne perd jamais ni son sang-froid, ni son charme, ni sa capacité à connecter à son inconscient, à travers ses rêves et ceux des autres. C’est cette disposition qui lui permettra d’ailleurs de sortir de prison et de trouver grâce aux yeux de Pharaon.
Dessin de l’artiste Orfeo Tagiuri, May 2024, via Instagram @ Orfayo
Le rêve, comme l’écrit Frédéric Gaussen, si profondément logé dans l’intimidité de la conscience qu’il échappe à son propre créateur, nous apparait comme l’expression la plus secrète et la plus impudique de nous-mêmes.[1] Les exemples de rêves sont innombrables et les recherches analytiques, ethnologiques et parapsychologiques ont tenté maintes fois de les classer en un certain nombre de catégories pour mieux les étudier (prophétique, initiatique, télépathique, visionnaire, mythologique).[2] Pourtant, malgré toutes nos avancées dans le domaine de la psychanalyse et de la médecine, cet aspect magique et omniprésent de l'expérience humaine reste un grand mystère (et heureusement!): personne ne s'accorde sur le pourquoi et le comment de nos rêves.
Selon la récente étude de David Eagleman et Don Vaughn, deux neuroscientifiques à l'université de Stanford et l'UCLA, nos rêves seraient étroitement liés à la plasticité du cerveau, c’est-à-dire sa capacité à se remodeler.[3] Chaque fois que nous recevons une nouvelle information (visuelle, sensorielle, auditive, émotionnelle), chaque fois que nous développons une nouvelle compétence (apprendre une nouvelle langue ou apprendre à conduire, ou les deux), modifions une habitude (en prenant une rue jamais prise auparavant pour rentrer chez soi), nos neurones se réorganisent. Ce réseau vivant et complexe, composé de plus de 86 milliards de neurones et de quadrillions de connexions, se reconfigure en permanence.
Mais attention les différentes régions de notre cerveau maintiennent leur territoire grâce à une activité continue : si l'activité en venait à s’arrêter ou ralentir (par exemple, en raison de cécité, d’un accident vasculaire cérébral, d’un trauma grave), le territoire a tendance à être accaparé par ses voisins. Et pas besoin de catastrophe grave, la rapidité de cette prise de contrôle, est mesurable en moins d'une heure. En d’autres mots, si je me retrouve dans une tempête de neige en haut d’une montagne, dans l’incapacité de voir à un mètre devant moi, le sens du toucher et de l’ouïe vont immédiatement se développer afin de m’aider à garder l’équilibre. Les deux chercheurs expliquent donc que le sommeil onirique existe, au moins en partie, pour empêcher les autres sens de prendre le contrôle du cortex visuel lorsqu'il n'est pas utilisé. Ils notent également que les personnes qui reçoivent moins d'informations visuelles lorsqu'elles sont éveillées – par exemple celles qui souffrent de dégénérescence oculaire, les personnes vieillissantes ou celles qui sont en prison - peuvent avoir des hallucinations visuelles. Leur cerveau défend leur vue par des rêves éveillés.
Ici, les rêves sont le contrepoids d'une trop grande flexibilité, ils protègent notre vision.
La Muse endormie, Brancusi, 1910, Bronze poli
Cet article a fait écho à des questions auxquelles je réfléchis depuis longtemps: à quel point les rêves façonnent-ils notre réalité et vice versa ? Il m’arrive d’avoir besoin d’une grande partie de la matinée (voire journée) pour décanter de mes rêves; les limites ne sont donc pas aussi hermétiques que la raison aimerait nous le faire croire. Dans Rêver pour suspendre le Ciel, Barbara Glowczenwksi, directrice de recherche au CNRS, et Viviana Lipuma, agrégée de philosophie et docteure de l’université Paris Nanterre, écrivent :
« A l’heure des désastres écologiques et des projections alarmistes pour l’avenir de la planète, rêver un autre monde, est-il utopique ? Oui, mais à condition de prendre l’utopie comme une stimulation de l’imaginaire et de considérer le rêve et ses cauchemars comme des outils pour agir. C’est la leçon des traditions collectives du rêve, pour lesquelles le rêve ne se réduit pas à une simple expérience individuelle selon Freud ou archétypale selon Jung, mais ouvre sur l’espace-temps de la mémoire en devenir de la matière et du cosmos.
Il y a urgence à se réveiller en prenant au sérieux nos rêves. » [4]
Pourtant, comme le dirait si bien Amélie Poulain, les temps sont durs pour les rêveurs. Et je dois l’admettre : je m’y heurte régulièrement en ce moment. À ces voix qui, inlassablement, cherchent à m’ancrer dans ce qu’iels appellent « la Réalité ». Les sceptiques, les cyniques, ceux et celles qui prétendent savoir, ceux et celles qui prétendent vous ramener « les pieds sur terre », ceux et celles qui vous tabassent à coup de « tu verras quand … », « c’est impossible ». Par leurs mots, leurs certitudes, leurs énergies, iels dressent des murs invisibles autour des rêves. Ils étouffent les visions, bloquent tout ce qui dépasse l’horizon de leur propre réalité. Comme me l’a chuchoté une nouvelle amie récemment: « Tout ce qui est possible aujourd’hui, fut un jour considéré comme impossible. Regarde l’évolution des femmes dans notre société, il y a encore pas si longtemps, il y avait aucun horizon pour elles.» Ce que certain.e.s appelent « la réalité », n’est-elle donc pas la somme de pensées auxquelles nous avons accordé tant d’espace, qu’elles ont fini par devenir câblées dans nos circuits neuronaux ? Chaque pensée serait comme une digue que nous creusons, avec pour pelle, ces quadrillions de connexion neuronale.
Comment imaginer un autre monde, un nouveau monde ? Comment construire un modèle social, économique, politique différent, une nouvelle façon d’exister, de co-exister ? Comment laisser émerger une autre « réalité » si, dès qu’une alternative pointe le bout de son nez, elle est aussitôt rejetée, étouffée dans des regards réprobateurs et détournée vers une digue existante ?
N’est-ce pas là un des enjeux majeurs de la littérature ? Ouvrir d’autres imaginaires. Creuser de nouvelles digues.
Hadrien Klent dans son roman Paresse pour tous, publié en 2021 aux Editions Tripodes, raconte les tribulations d'un économiste, Émilien Long, qui gagne un prix Nobel pour son essai Le Droit à la Paresse au XXIe siècle. Son succès littéraire entraînera le héros à se présenter aux élections présidentielles françaises avec comme première ambition la réduction temps de travail à quinze heures par semaine, c’est à dire trois heures par jour. Cette utopie réaliste invite ainsi les lecteurs.rices à questionner et à rêver d’une société qui « refuse le productivisme, qui refuse la destruction de la nature, qui refuse la fuite en avant. Une société où les gens peuvent respirer, dans tous les sens du terme: respirer un meilleur air, un air moins chaud, moins pollué, et respirer parce qu’ils ont du temps en dehors du travail, pour vivre. » [5]
Pour ma part, je rêve d’une vie dans laquelle je ne doive pas sacrifier ma propre vision de ce que j’entends être, « vivante ». Je rêve d’une relation à autrui qui puisse évoluer dans l’écoute, le respect et la croissance. Je rêve de prendre le train de Tel Aviv pour aller célébrer l’anniversaire d’amis à Beirut le temps d’une soirée et de continuer vers Amman pour le week-end. Je rêve de gagner ma vie en faisant une activité que j’aime. Je rêve de voir grandir mes enfants dans un cadre sain, joyeux et paisible.
Extrait d’un épisode de Khateera, un magazine en ligne et émission Youtube, qui réunit des femmes du monde arabe. À propos de l’état des lieux au Moyen Orient, une d’entre elle s’exclame: « Il faut pouvoir continuer à imaginer »
Or hier soir, nous allumions la première bougie de la fête de Hanoukah - une fête juive qui commémore la révolte des Maccabées contre l'Empire séleucide au IIe siècle avant notre ère et la reconsécration du Temple de Jérusalem. Selon la tradition, une petite quantité d'huile, suffisante pour un jour, aurait miraculeusement brûlé pendant huit jours.
Les juifves de part le monde se réunissent pour pour commémorer ce miracle, chanter (un peu) et manger (beaucoup). Les chrétien.ne.s aussi célèbrent le 25 décembre un miracle, celui d’une naissance immaculée. Si les rêves nous animent dans notre sommeil, afin de protéger notre vision du monde, à quoi tiennent les miracles ? Qu’est-ce qu’un miracle ? Un miracle serait-il la réalisation d’un rêve qu’on espère mais auquel on ne croit plus ?
Hormis les miracles célèbres et publiques des textes bibliques tels que l’ouverture de la mer rouge, la Guémara (Berakoth 54a) évoque plusieurs exemples de miracles survenus à des individus: survivre à l’attaque d’un lion, trouver de l’eau en plein milieu du désert, ou encore se cacher d’un chameau sauvage déchaîné en plein marché. Pour ma part, je n’ai jamais eu à survivre à un chameau furieux en faisant mes courses (ça ne tarde à arriver). Et pourtant, chaque jour de ma vie, je découvre des instants qui me paraissent tout aussi miraculeux.
En cet instant précis, le fait que je puisse réfléchir au reste de ma phrase, esquisser un sourire, mes doigts dansant sur le clavier comme s’ils jouaient une Waltz de Chopin, que mon cœur continue de battre sans relâche depuis plus de 32 ans et que mon cerveau se réinvente à chaque fraction de seconde actionnant des milliards de neurones pour que je puisse faire tout ça simultanément, n’est-ce pas là, en soi, un miracle absolu ?
Pour revenir à l’histoire de Joseph, son ascension au poste de vice-roi n’est jamais explicitement qualifiée de miracle dans le texte. Pourtant, lorsqu’on considère d’où il vient et le chemin parcouru – des geôles puantes jusqu’au trône surplombant – comment cela pourrait-il ne pas être perçu comme un miracle ?
Selon le commentaire du Rashbam, les frères n’auraient pas vendu directement Joseph. Ils ont bien l’intention de le tuer mais Ruben s’y oppose et propose, à la place, de le jeter dans une fosse. Alors que les frères sont assis pour manger du pain (lire : durant leur pose déj’), à l’écart du puit, pour ne pas « manger sur le sang », Juda suggère aux frères de vendre Joseph à des Yichmaélites qu’ils avaient aperçus. Mais ce sont d’autres hommes, les Midyanites, qui passant par là, et à leurs insu, arrachent Joseph de la fosse, avant que les frères ne reviennent.[6] Ce sont donc les Midyanites qui sortent Joseph de la fosse et le vendent à des Yichmaélites, lesquels l’emmènent en Égypte... où il est racheté par Potifar.
Lu sous cet angle, nous assistons à une histoire d'exécution bâclée, un enchainement d’évènements malencontreux, un scénario vortex dans lequel le plan foireux des frères va lui permettre de survivre dans un premier temps, de devenir vice-roi dans un second et enfin de sauver toute sa famille de la famine quelques années plus tard. La boucle est bouclée.
Joseph serait presque comme le jeune homme de la carte de Tarot « Le Mat » (Le Jeu Osho). Il ne porterait rien de plus que sa pureté, son innocence, et sa confiance symbolisée par la rose blanche qu’il tient à la main. Sa tunique serait ce pourpoint multicolore qui contient les couleurs des quatres éléments, indiquant qu’il est en harmonie avec ce qui l’entoure.
Nulle part dans l'histoire de Joseph il n’est mentionné de miracle manifeste ou d'intervention divine explicite. La force du destin semble naviguer à travers les erreurs des uns et les malversations des autres, comme une douce brise dans une journée chaude d’été. Le miracle, imperceptible et imprévu, n’est jamais là où on croit qu’il est. Si les rêves nous animent dans notre sommeil, afin de protéger notre vision, à quoi tiennent les miracles ? Peut-être que les miracles existent dans notre mythologie, non seulement pour nous rappeler que tout est possible, mais surtout pour nous dire que tout est déjà là. Joseph est un de ces personnages qui, peu importe où qu’il aille et quoi qu’il fasse, malgré les jalousies, les traumas familiaux, malgré les mauvais employeurs, la misère, l’oubli, la prison, continue de croire qu’il est sur son chemin. Il fait confiance. Nul besoin de plus ou d’autre chose. La petite fiole d’huile est tout ce dont vous avez … et tout ce dont vous aurez besoin.
Tout est déjà là comme ça doit être.
C’est ce que je vous souhaite en cette fin d’année.
Puisse l’histoire de Joseph et celle de Hanoukah nous inspirer à compter nos miracles.
Puissions-nous continuer de rêver, contre les guerres, contre les destructions, contre les morts, malgré le deuil, la maladie, la violence et le vide.
Puissions-nous continuer d’y croire, en nos rêves, afin d’en réaliser quelques-uns.
Rien n’est impossible. Nous en sommes l’incarnation la plus réelle.
Shabbat Shalom & Hag Sameah,
Je vous laisse ici avec Sophie Marceau et dédie cet article à Sylviane et Raphaël, qui furent tous deux, les miracles de ma semaine.
Merci pour votre accompagnement, pour vos retours, et de me permettre, à chaque lettre, de rêver autrement, toujours un peu plus 🙏
N’hésitez pas à partager vos impressions et ressentis par email julia.cincinatis@gmail.com ou de partager cette lettre avec des amie.s susceptibles d’apprécier la démarche.
Avec Amour et Lumière.
Julia
[1] Dictionnaire des Symboles, Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Editions Bouquins, 2021, p936
[2] Idem., 937
[3] Why Do We Dream? A New Theory on How It Protects Our Brains, Time Magazine, 29 Decembre 2020: https://time.com/5925206/why-do-we-dream/?utm_source=Atmos&utm_campaign=8de4d5f266-EMAIL_CAMPAIGN_11_16_2023_14_8_COPY_02&utm_medium=email&utm_term=0_658feb6256-8de4d5f266-438588330&mc_cid=8de4d5f266&mc_eid=e0d87b68a1. Leur recherche complete s’intitule: The Defensive Activation theory: dreaming as a mechanism to prevent takeover of the visual cortex
[4] Au bout de nos rêves, le retour des Utopies, Editions de l’aube, 2022, p10
[5] Résister é la Culpabilité, Mona Chollet, Éditions Zones, 2024, p193
[6] Commentaire de Rachbam (verset 37 :28), Miqraoth Guedoloth, Editions Gallia, 2015, Vol4, p50