Le samedi 14 Octobre, alors que la guerre en Israël avait débuté depuis sept jours, nous entamions ou recommencions la lecture de la Genèse, le premier livre de la Torah, qui démarre par ces mots :
בְּרֵאשִׁ֖ית בָּרָ֣א אֱלֹהִ֑ים אֵ֥ת הַשָּׁמַ֖יִם וְאֵ֥ת הָאָֽרֶץ
וְהָאָ֗רֶץ הָיְתָ֥ה תֹ֙הוּ֙ וָבֹ֔הוּ
Dans le Commencement, Dieu créa les cieux et la terre. Or, la terre était flot et chaos [1]
Ou bien ça commençait comme ça : Au commencement de la création par Dieu des cieux et de la terre, alors que la terre était étonnamment vide [2]
Non, attendez, peut être ça commençait ainsi : Au Commencement, Dieu créa le ciel et la terre. La terre était solitude et chaos [3]
Ah et si c’était : Premièrement, Elohim créa l’alphabet du ciel et l’alphabet de la terre. Alors que la terre était étourdissante et vide [4]
Ou peut-être : Commencement de la création par Dieu du ciel et de la terre. La terre était déserte et vide [5]
Anish Kapoor, Descent Into Limbo, 1992 - Le pigment noir utilisé par Kapoor est tel qu'il capte toute la lumière disponible et empêche le visiteur de percevoir la profondeur.
Détour par la Traduction
Demande à deux juifves leur opinion, et tu recevras trois réponses. Il en est de même avec les traductions. Je me suis arrêtée sur ces mots, grâce à la troisième traduction « la terre était solitude et chaos », j’en eu des frissons à la première lecture. Moi aussi je devais être un peu solitude et chaos ce jour-là. J’aime cette traduction car c’est ce qu’on appelle une ‘belle infidèle’: l’idée que si la traduction est trop littérale, elle manque de naturel et ne retient pas le lecteur. Pour qu’une traduction soit agréable et juste, il faut qu’elle prenne le risque de l’ ‘infidélité’, entendue ici comme la non-littéralité.
Je demandai alors à Hillel, ça veut dire quoi Tohou ve Vohou ? Et il me répondit avec un sourire en coin : « C’est … Le Tohu-Bohu, c’est justement ce qu’on ne peut pas décrire avec des mots, Julia » et l’article pourrait s’arrêter là. D’une certaine manière Hillel avait raison: si l’alphabet du ciel et l’alphabet de la terre n’était pas encore crée, comment pouvions-nous en parler ? Le Tohu-Bohu est une expression française, empruntée à l’hébreu de תֹ֙הוּ֙ וָבֹ֔הוּ de ce début de la Genèse, pour décrire l’état du monde avant la création. Un chaos primitif considéré comme inhospitalier et incompatible avec la vie, un environnement où il manque tout repère qui permettrait de s'orienter.
Rachi dans ses commentaires décrit le Tohou comme un étonnement, une stupéfaction de l’homme (pas encore né) en présence du Vohou qui signifie vide, désert et confusion. En ce sens, c’est la traduction de Ouaknin qui est la plus belle fidèle « Alors que la terre était étourdissante et vide ». Etourdissant dans son étymologie fait référence à « un vertige » et est défini dans la Bible Gerard en 1553 par un « trouble moral ».
Alors en ce samedi 14 Octobre, 7ième jour de guerre et 1er jour du (re)commencement, partagée entre la lourdeur du chagrin, la violence des réseaux sociaux et la fatigue habituelle d’une longue semaine dans les pattes, nous nagions en plein Tohu-Bohu.
Stupeur et Tremblements
Le Ramban interprète le Tohou comme étant la très mince substance - vide de forme - mais possédant déjà un potentiel, une sorte d’état intermédiaire entre le rien et la réalisation , entre le non-être et le devenir. J’aime cette description car je me dis que le monde n’aurait pu être, n’aurait pu naitre, sans le Tohu-Bohu ; de là il éclot, du Tohu Bohu nous découlons tous et toutes. Je suspecte d’ailleurs qu’il reste une infime petite part de ce Tohu-Bohu à l’intérieur de chacun et chacune d’entre nous, comme la chrysalide qui réside dans le papillon.
Jan Davidsz de Heem, Vase of Flowers, 1670
Alors bon, c’est bien beau les analogies de papillon Julia, mais la réalité est tout autre.
En réalité, j’ai horreur du désordre et de l’incertitude dans ma vie. J’ai peur du changement et ça me prends toujours un temps considérable pour effectuer les véritables switchs desquels je parle depuis si longtemps. Je regarde peu les informations car entendre parler de terrorisme, de malnutrition et d’effondrement écologique à longueur de journée me fait sentir totalement démunie et impuissante. Alors oui, j’aime avoir une liste de choses à faire, de petites tâches à barrer, pour chaque journée qui débute. Oui, j’aime cet imperceptible mais délicieux sentiment du devoir accompli car ces petits tirets barrés, additionnés les uns après les autres, m’aident à prétendre à un semblant de contrôle sur tout ça. Je suis humaine et chaque jour je tente de prendre le Tohu, de le mettre dans un moule à tarte : voilà, comme ça, tu ne bougeras plus … bien structuré, figé et contenu. Voilà. Parfait. N'est-ce pas plus simple que d’accepter les multiples contradictions et non-sens qui se jouent à chaque seconde en moi et dans le monde qui m’entoure ?
Oui, mais voilà, le Tohou Ve Vohou n’est jamais de notre ressort - car techniquement l’humain n’est pas encore là. Il est ce qui est, avant nous. Il advient, sans que nous puissions l’anticiper. La traduction est claire (enfin presque) : le Tohou est un étourdissement, un vertige devant le Vohou, ce puissant néant.
En réalité, Le Tohu-Bohu c’est parfois juste un coup de fil, qui en un mot, en un son, vous coupe les jambes. En un coup de fil, on comprend que le monde tel que nous croyions le connaitre, tel que nous l’avions étiqueté, compris et compartimenté, et auquel nous nous étions attaché, ne sera plus jamais. Et c’est ce jamais qui est le plus inconcevable dans nos esprits de moule à tarte. Un coup de fil et « notre monde s’écroule ». Flot, chaos, vide, solitude. Vous les connaissez peut-être ces coups de fils ? De ceux qui changent une vie.
Le Tohu-Bohu c’était sûrement les scènes de cette Rave Party dans le désert du Néguev et celles dans le Kibbutz de Be’eri au matin du 7 Octobre. Le Tohu-Bohu c’est sûrement le Nord de Gaza, chaque nuit, depuis maintenant plus d’un mois. Le Tohu-Bohu c’était sûrement les fosses communes de Birkenau. Le Tohu-Bohu c’était sûrement les rues de Kinshasa en Mai 1994. Le Tohu-Bohu c’était sûrement le Bataclan le 7 janvier 2015. Le Tohu-Bohu c’était sûrement la station de métro Maelbeek le 22 Mars 2016. Le Tohu-Bohu c’était sûrement les rues de Manhattan le 11 Septembre. L’odeur, le bruit, le souffle, la terreur, la sidération. La liste est longue. Pas de hiérarchie dans l’horreur, jamais. Appelez les siens, vite, demander si tout le monde va bien, souffler.
Le Tohu-Bohu c’est tout ça, sans exception. Quand il n’y a plus de vie, plus de forme et plus de substance.
La brisure des vases
Il y a cette expression en anglais que j’aime beaucoup ‘to collect oneself’. Après un excès de fureur, de fatigue, de stress, on peut se collect … se rassembler. Et j’avoue que je me suis surprise à imaginer un Dieu potier: Il aurait un atelier dans un vieux chalet situé dans le fin fond d’une de ces vallées brumeuses du Valais, et tous les jours il prendrait de la matière en décomposition, sans forme et sans substance et en ferait quelque chose d’uni, de compact et de sensé.
Memory Vessel 35, Bouke de Vries, 2015
Vous vous demandez surement où je veux en venir avec mon histoire de poterie. Tout droit vers la Kabbale. Sans blague Jean-mich ! La question de « Qu'est-il arrivé avant le commencement des temps, pour que commencement il y ait ? » a été exploré en long et large par un certain Isaac Louria (1534-1572), un maître de l’école kabbalistique de Safed, en Galilée et père de la Kabbale lourianique.
La Kabbale est infiniment intimidante, complexe intellectuellement et puissante mystiquement. Les paragraphes suivants sont une manière grossière de synthétiser. Pardonnez donc toutes les approximations nébuleuses … Faut bien commencer quelque part.
“Je peux prendre n’importe quel espace vide et l’appeler une scène. Quelqu’un traverse cet espace vide pendant que quelqu’un d’autre l’observe, et c’est suffisant pour que l’acte théâtral soit amorcé.”
Peter Brook, L’espace vide (1968)
Selon Isaac Louria, la Création ne fut possible que grâce au « retrait de Dieu en lui-même » (nommé Tsimtsoum), pour permettre à une réalité distincte d'émerger. Faire le vide au sein de Sa propre présence pour laisser place à la Création, est je pense, une théorie qui peut parler à tout artiste. Dépouiller, diminuer, ralentir, se vider pour pouvoir accueillir. Le tsimtsoum, cette énorme contraction (et oui, on en revient toujours d’une manière ou d’une autre vers la matrice), en se produisant également de tous les côtés de l’espace crée une forme sphérique. La lumière divine se serait déployée alors en cercles concentriques, qui génèrent des « vases » (kelim) dans lesquels la lumière divine est recueillie et réfléchie. Si vous êtes encore là, tenez bon, c’est le côté un peu CERN physique-quantique de la Kabbale.
La création de ces énormes vases concentriques, est ce qu’on appelle les Sephiroth. Dix sphères, dix réceptacles qui sont souvent représentés comme une structure hiérarchique en forme d'Arbre de Vie. Ils sont considérés comme des canaux à travers lesquels l'énergie créatrice se manifeste et influence nos manières d’être au monde. [6] Néanmoins, et on reste concentré car c’est maintenant que tout se corse. Les dix sephirot, sont comme les hommes, elles ne sont malheureusement pas nées égales. Les trois premières sephirot – la Couronne (Keter), la Sagesse (Hokhmah) et l’Intelligence (Binah) – disposent d’un réceptacle assez solide pour supporter la croissance de l’intensité lumineuse, mais les vases des sept autres sephirot eux sont trop fragiles pour contenir l’afflux de la lumière … les septs sephirot ne pouvant ni transmettre cette lumière, ni interagir entre elles, finirent par se briser dans un fracas retentissant.
C’est ce qu’on appella chevirat haKelim, la «brisure des vases».
Dessin schématique trouvé sur Pinterest
Selon la Kabbale, le Tohou dont nous parlions un peu plus tôt fait référence à l’état dans lequel ces premiers vases furent brisés. Depuis, ces bouts de verres brisés sont comme des débris cosmiques perdus et éparpillés dont l’étincelle, couverte par une coquille (kelippah), ne peut plus rayonner. Là réside, l’origine du mal selon Isaac Louria. Ces morceaux de vases retiennent une lumière indispensable à l’accomplissement de la Création divine comme Tout. C’est pourquoi nous passons notre vie, à exercer le Tikkun, cette idée fondamentale dans la pensée juive, de réparation. Que ce soit à l'échelle individuelle ou collective, le Tikkun exprime la conviction que les êtres humains ont une responsabilité spirituelle et morale de contribuer à la rectification du monde et à l'amélioration de soi.
Anselm Kiefer, Breaking of the Vessels, 1990–2019
En tentant de déchiffrer la pensée kabbalistique, j’en suis venue à réaliser que la raison pour laquelle il y’avait eu cassure, c’est parce que les vases ne pouvaient être communicants … Les vases ne pouvaient transmettre leur lumière. Peut-être que si on nous apprenait à mieux transmettre notre lumière, il y’aurait moins de cassures ?
Vers notre Printemps
Il faut transformer la crasse du tympan en Sacre du printemps
Marcel Duchamp
Et puis je ne sais plus comment mais c’est Mozart qui est venu me parler. J’écoutais le premier mouvement de la 25ième un matin dans ma cuisine et je pensais au mouvement du Sturm und Drang. Le Sturm und Drang est une période littéraire et culturelle du XIXe siècle dans les pays anglo-saxons et en France. C’est en quelque sorte une réponse à la philosophie des lumières qui défendait l’idée selon laquelle l'Homme est un être de raison. Ha. Les pièces et les œuvres qui émanent de cette période tentent de casser les dogmes poussiéreux et les canons esthétiques dits ‘classiques’ pour revenir à la nature et l’expression pure des sentiments - et donc à une certaine violence qui se veut au premier plan d’une émancipation et une conquête de la liberté.
Affiche pour un concert à La Chaux-de-fonds, Novembre 2023
Et puis, finalement je me suis dit que ce n’était pas ça le Tohu-Bohu. Non. Le Tohu-Bohu ce n’est pas la 25ième de Mozart qui réinvente à partir d’une structure préétablie. Le Tohu-Bohu c’est plutôt le Sacre du printemps de Stravinsky dont la soirée de première est célèbre pour avoir « déclencher la première guerre mondiale » comme on le raconte.
Le 29 mai 1913, au théâtre des Champs-Élysées, peu après les premières mesures, un brouhaha émergea de la salle… Les rires, d’abord épars, augmentèrent au lever du rideau. Ce fut le début d’un vacarme. Stravinski se souvint avoir entendu des « Ta gueule ! » venant du fond de la salle; certaines personnes parmi l’audience en vinrent en mains, à coup d’insultes et des gifles, à tel point que les danseurs, sur scène, n’entendirent plus l’orchestre. Sympa pour une première.
Stravinsky déclara qu'il avait voulu représenter dans le Sacre du printemps l'épouvante panique de la nature face à la beauté éternelle. Quant à l'effet produit par l'œuvre, Jean Cocteau parla d'une symphonie remplie d'un deuil sauvage et des douleurs de l'enfantement de la terre. La partition du « poème symphonique » se divise en deux parties intitulées « L’Adoration de la terre » et « Le Sacrifice de l’élue » qui se termine par une danse sacrale dans laquelle une jeune fille entre dans un état de trans et finit par se donner la mort. Tohou ve Vohou
Autant vous dire que ceux et celles qui adhérèrent à la vision de Stravinsky furent peu nombreux en mai 1913. Adolphe Boschet (un critique, dont évidemment personne ne se souvient aujourd’hui ) écrivit que le désir de Stravinsky était de faire de sa musique un bruit et qu’il "s'est employé à détruire toute impression de tonalité". En réalité, bien que la musique bouillonne d'accords mélangés, de cuivres hargneux et de dissonances infernales, des sections entières du Sacre ont été écrites, dans des tonalités ou des modes. Juste pas de la manière dont nous avions l’habitude de l’entendre. Les éléments les plus radicaux du Sacre ne sont pas d’ordre tonale, mais d'ordre rythmique. Adolphetrucmuche aurait eu plus de poids s'il avait dénoncé Stravinsky pour avoir tenté de détruire le mètre, c'est-à-dire les unités symétriques de pulsation. La danse sacrificielle finale de l’élue semble particulièrement désarticulée.
Extrait, Le Sacrifice de l’élue (à la 28’), Ballet du XXe siècle de Maurice Béjart
Tout au long de la pièce, les signes temporels changent presque d'une mesure à l'autre, avec des décalages complexes tels que 2/8, 3/16, 3/16, 5/16. Le cauchemar de tout chef d’orchestre. Notre cerveau n’aime pas ça du tout (Essaie donc pour voir de tapoter sur ta tête de la main droite tout en tournant en rond sur ton ventre avec de la main gauche, ce sera un bon début). Aujourd'hui, tout bon orchestre de conservatoire peut jouer le Sacre, mais le choc a du être considérable pour les musiciens de l’époque, pas du tout habitués à jouer avec de tels changements rythmiques et pas du tout équipés pour, au niveau instrumental.
Ça m’a fait repensé à ce que j’écrivais plus tôt, sur ces coups de téléphone qui vous coupent la respiration et changent une vie. Je me rappelle des premiers mots de Delphine Horvilleur à l'antenne de France Inter, le lundi 9 octobre, en évoquant les attaques du Hamas : « Depuis 48 heures, il y a eu, pour moi, une sorte de rupture dans l'espace-temps ». Tohou ve Vohou
Il faut écouter le Sacre une fois en entier, dans le silence le plus complet, pour ressentir toute la violence que cette pièce déploie. Ce qu’elle nous dit du siècle à venir, de ses déroutes, de ses morts, de ses exils, de ses énormes bouleversements, de ses avènements d’idéologie, de ses colonies qui vont devenir états, de l’industrie pétrolière qui vient radicalement altérer nos manières de consommer. Et 1948. Une renaissance après la mort.
Autumn Rhythm (Number 30), Jackson Pollock, 1950
Un nouveau langage pour un nouveau siècle
Le Sacre du printemps de Stravinsky a fait basculer la création musicale et chorégraphique dans la modernité. Le chorégraphe George Balanchine, de près de 22 ans le cadet de Stravinsky, devient progressivement son plus proche collaborateur et le co-fondateur du New York City Ballet. Balanchine apporte une sensibilité abstraite et moderne au ballet classique; le sujet de la danse devient la danse elle-même, plus tard le mouvement et enfin le corps. Il n’y aurait pas eu de Pina Bausch, de Forsythe, de Ohad Naharin ou de Crystal Pite sans les profonds dépouillements enclenchés par Balanchine.
Stravinsky continue de créer malgré les multiples tumultes et départs dans sa vie. En 1970, un an avant sa mort, il est encore au centre de la musique du vingtième siècle. En embrassant un éclectisme stylistique, incorporant des éléments de folklore russe, de jazz et de néoclassicisme, Stravinsky ne reste jamais figé. Pas de moule à tarte pour Igor. Mais une approche libre, toujours en transformation, qui contribue à définir une esthétique moderne.
Pour moi, la coda de Firebird (1919) n’est ni plus ni moins, la guerre des étoiles (1977) et je ne peux qu’entendre le Sacre (1er extrait ci-dessus) dans la bande son de Laurence d’Arabie (2ieme extrait).
Il n’y pas de Maurice Jarre ni de John Williams sans Stravinsky. Ecoutez pour voir.
Le monde n’aurait pu être, n’aurait pu naitre, sans le Tohu-Bohu ; de là il éclot, du Tohu-Bohu nous découlons tous et toutes. La musique classique eut aussi besoin d’une rupture dissonante pour pouvoir avancer et se retransformer.
Assumer
En parlant à mon frère, à ma sœur et à d’autres ami.e.s juifves je réalise à quel point cette guerre vient bousculer d’énormes fondations en nous, nous qui nous considérons de manière un peu simpliste comme “juifves ahshkénazes de la diaspora européenne humaniste de gauche”. Nous sommes là, un peu quoi, à de nouveau devoir se poser la question de notre place, de notre identité que dis-je, de nos identités, de notre positionnement, de notre judaïsme, de nos communautés. C’est drôlement inconfortable, un peu douloureux et incroyablement solitaire.
A la lumière de ce qui se passe aujourd’hui en Israël, à Gaza et en Palestine, alors que nous recommençons la lecture de la Torah, il est peut-être temps de se poser la question du monde comme s’il en était à son premier jour. Comment faire avec nos brisures d’avant création ? Comment s’assurer que nos vases intérieurs puissent adéquatement transmettre et partager leur lumière ? Comment réparer, comment faire Tikkun et comment continuer à avancer vers ce qui est le mieux pour nous et pour le monde ?
Récemment, j’ai moi-même du reconnaître que j’avais des gros bouts de morceaux cassés à l’intérieur. Ceux que j’avais voulu mettre sous le tapis, mais qui en réalité se baladaient comme les débris des sept sephirots dans mon univers personnel. Souvenez-vous, le Tohou Ve Vohou n’est jamais de notre ressort. Flottant, alors qu’ils abimaient mon lien à moi-même et donc aux autres, je ne pouvais les saisir. J’ai du faire un effort d’engagement, de sincérité et de ralentissement pour pouvoir les approcher … Ces morceaux de vases brisés naviguent à un autre rythme, dans un autre espace-temps. Seulement maintenant que je les ai détectés, il m’est possible de travailler à les rassembler. Ce travail s’annonce long, mais au moins je sais par où commencer.
תֹ֙הוּ֙ וָבֹ֔הוּ
Le Beth de Bohu est prononcé Veh car il n’y a pas de point en son milieu. Un son dur ‘beh’ dénote apparemment un jugement divin dur et relève de la qualité de la « folie ». Par contraste, le son ‘veh’ relève du jugement divin doux et de la qualité de la « sagesse». En ces temps de guerre et de confusion ultime, de confusion intime, je crois qu’il nous est demandé une sagesse et une douceur supplémentaire : relire Bereshit c’est être appelé.e.s à jouer notre rôle vital dans sa création. Tous les jours.
Post Instagram par mon amie Rachel
Acceptons donc la complexité du chaos et de la douleur, aussi angoissante et déchirante soit-elle. Acceptons les ruptures identitaires en nous, celles qui ramènent à notre essence d’avant création, celles qui remontent aux douleurs, aux traumas et aux brisures des générations d’avant les nôtres.
Ne pas étouffer le Tohou, ne pas chercher à le contenir dans un moule à tarte, ne pas le réduire, ne pas tenter de tout rationaliser, de tout expliquer. C’est peine perdue. Ce Tohou, tout comme le Printemps de Stravinsky, est Sacré.
Assumons donc notre Tohou jusqu’au bout. C’est celui-là même qui nous mènera directement aux grandes réparations et aux grandes révolutions. C’est le seul moyen de se collect, de se rassembler comme ces vases brisés pour pouvoir prononcer, enfin, le reste de la phrase :
יְהִי אוֹר
Que la lumière soit
Longue vie au Tohu-Bohu en nous, source infinie de renaissance.
A Françoise et Robert qui m’ont tous deux initié au monde merveilleux de la musique classique
Et à mon analyste.
Merci pour votre lecture.
J’attends vos retours par email julia.cincinatis@gmail.com et suis ouverte à toute contribution ou collaboration. Si ça vous a plu, n’hésitez surtout pas à partager autour de vous à des personnes susceptibles d’apprécier la démarche.
Avec amour,
Julia R.
[1] Le livre du Commencement, Traduit par Edmond Fleg, Editions du Chant Nouveau, 1946
[2] ArtScroll Series, Edition Edmond J. Safra, 2017
[3] La Voix de la Torah, Elie Munk, 1985
[4] La Genese de la Genese, Marc-Alain Ouaknin, 2019
[5] Ancien Testamen interlineaire, Alliance biblique universelle, 2007
[6] Les sefirots prennent également la forme de lettres, d’autres celles de signes grammaticaux, de sorte qu’elles rassemblent toutes les composantes de l’Écriture sainte. Ainsi, deux systèmes symboliques se superposent dans les sefirot : celui de la lumière et celui du langage.