Et si tout ça n’était qu’une pièce de théâtre ?
Telle est la question que je ne cesse de me poser depuis plusieurs mois. Sans suspense: plus j’avance dans le texte, plus mon doute devient ma conviction.
Les quatre dernières parashot du livre de l’Exode (Teroumah, Tetsavé, Vayakel, Pekudei) décrivent, dans une précision quasi maniaque, les plans du Mikdash. Un espace, niché à l’intérieur de l’encampement des israélites, entièrement dédié à la Divinité. Un lieu de rencontre. Le texte appelle ça, le Temple. Je l’appelle la Place du Cirque.
Au centre du Temple, une tente, aux rideaux tirés, tissée d’or, d’indigo et de mystères. Le texte l’appelle la Tente d’Assignation. Je l’appelle la Scène.
A l’intérieur de cette tente, une scénographie ultra-codifiée est prescrite : une arche flanquée de deux chérubins en or, une table, quelques ustensiles, le tout fabriqué en acacia et prêt à être monté et démonté. Le décor est planté.
Pour monter et démonter ce décor ambulant, il nous faut les techniciens. Betsalel gère ses équipes comme un maître d’œuvre en chef. Ils sont artisans-menuisiers, ingé-son-lumière, monteurs et démiurges du détail, faiseurs de magie. Ce sont ces gars tout habillés de noir, qui, en silence, font que tout fonctionne comme il faut le soir de la première. Le texte les appelle les sages du coeurs. Je les appelle la régie.
Côté distribution, comme au théâtre, le casting est très fermé: les rôles intéressants sont rares, souvent masculins, et attribués à des membres de la famille de la direction. Aaron et ses fils sont en charge des Opérations. Et vous vous étonnez que les gens ne viennent pas prier … surprise si personne ne désire être figurante.
Pour créer l’illusion il faut pouvoir y croire jusqu’au bout. Chaque rôle requiert donc un costume fait-sur-mesure dont la description, pour le coup, fait dans la dentelle : type de lin, broderies, pières précieuses, accessoires, palette chromatique. Rien n’est laissé au hasard. Le vêtement dans la Torah n’est pas juste une question de style — c’est une charge, une responsabilité, une incarnation.
Et c’est bien là que les dernières parashot de l’Exode, que j’ai longtemps trouvées assommantes à mourir, prennent tout leur sens. Elles nous enseignent qu’une esthétique, ce n’est pas juste du joli superflu, un coup de pinceau ou de vernis posé au hasard : une esthétique ça se pense, ça se conçoit, ça se construit.
Une fois que tout est prêt, la lumière peut s’éteindre autour de la scène, un silence - dense et fragile - s’installe, les derniers vieux crachent leur petite toux qui marque, comme dans tous les théâtres du monde, le début des festivités.
Rideau levé. Le Lévitique.
La parasha Vayikra qui débute le Livre du Lévitique et que nous lisions hier, samedi 05 avril 2025, s’ouvre sur le déroulement des cérémonies de sacrifice. Offrande dite de l’holocauste où l’animal est entièrement consumé par le feu; offrande de paix dont certaines parties sont consumées sur l’autel; les sacrifices expiatoires apportés pour effacer les fautes involontaires et enfin, l’offrande de culpabilité, disons-le franchement, le sujet n’est pas des plus joyeux, je vous l’accorde. Mémo à moi-même: ne jamais juger un livre par sa couverture.
Au programme ? Du sang. Sacrifice, bêtes accrochées par les pâtes, couteau, éclaboussures. Du sang, encore du sang, toujours du sang. On est quelque part entre Georges Bataille et Quentin Tarantino. Rien de ce que nous ne connaissons pas déjà pour suciter des émotions fortes et immédiates.
Mais une bonne pièce de théâtre ne se contente pas de faire sensation. Pour exister pleinement, elle a besoin de son public. Le théâtre, comme la religion, a besoin de l’intelligence et du pouvoir du collectif. Dans son essence, le Temple est un théâtre populaire. C’est-à-dire qu’il tente le plus fidèlement possible de représenter le peuple duquel il éclot.
Pour ma part, j’envisage le Théâtre comme une expérience, singulière, saisissante et collective. C’est ainsi que je décrirais les trois heures passées la semaine dernière au Théâtre Gesher, à Tel Aviv, en découvrant Neshamot, une pièce de Roy Chen.
J’ai pris trois jours pour redescendre de la claque que je me suis prise. Je commence enfin à respirer.
Une pièce de théâtre réussie ne vous laisse pas indemne, elle vous marque dans votre mémoire corporelle. Elle vous fait vaciller, vous fait douter de ce qui appartient au monde du rêve et de ce qui appartient à ce qu’on appelle la réalité. Une pièce de théâtre réussie brouille les pistes, éveille des sens que l’on croyait depuis longtemps perdus et nous rend des émotions qui nous seraient inaccessibles sans la représentation d’autres corps. Une pièce de théâtre réussie nous rééquipe en nous offrant discrètement de nouveaux outils de lutte, des bribes d’espoir et cette intuition - si puissante et si précieuse de nos jours - que oui, peut-être, on peut encore créer un nouveau monde.
En lisant la parasha Vayikra hier, je me suis demandé si, au fond, toute performance artistique n’était pas, elle aussi, une forme d’offrande ? Un long travail, parfois de plusieurs années, abouti à coups de sueur, de larmes et de tripes ; une partie de nous-mêmes qu’on offre, à bras tendus sur l’autel du regard de l’autre. Sans rien attendre en retour, sinon l’amour du geste. Ou plus exactement : une dévotion absolue à la justesse de ce geste. Une présence entière.
Enfin si je pense que tout lieu de culte est en réalité une pièce de théâtre déguisée, c’est que ces deux espaces partagent un cœur commun : l’interprétation du Texte. Ce n’est pas rien. Donner corps à l’intention du Créateur. Et au-delà de ça, le faire résonner, l’incarner, le rendre vivant. Le faire entendre au public comme si ces mots avaient été écrits pour iels.
Aujourd’hui.
Sur cette scène.
C’est sans oublier les te'amim — ces petits accents imprimés dans le texte biblique qui indiquent la cantillation du texte. Les te’amim qui partagent leur racine étymologique avec le mot טעם (ta'am), qui signifie “le goût”, en hébreu, nous indiquent que la Torah n’est pas seulement un message ou un contenu : elle est aussi une forme.
L’efficacité d’une cérémonie ne tiendrait donc pas seulement à sa fidélité aux intentions de l’Auteurice, mais à sa capacité à nous traverser. Une pièce de théâtre réussie ne se contente pas de réciter, de copier, de répéter quelque chose de déja vu: elle le fait à travers nos propres souvenirs, nos propres non-dits et nos multiples conflits intérieurs.
Elle joue avec ce chaos-là, le nôtre.
C’est dans cette collision intime qu’alors quelque chose peut se réparer.
Construire un Temple n’est certes pas simple. Cela demande beaucoup de temps, de sacrifice, de discipline, de courage, de ressource et d’amitié. Mais je ne connais aucune personne qui ne souhaite pas appartenir à une communauté. Entrer dans sa synagogue, comme entrer au théâtre, c’est prendre part à une chorégraphie vieille de plusieurs siècles destinée à rappeler aux êtres solitaires qu’il n’est ni souhaitable ni possible d’exister sans le moindre lien.
La mise en scène du Texte par une petite assemblée, qu’on appelle troupe, permet la rencontre avec une plus grande assemblée, qu’on appelle le public. Penser, organiser, orchestrer et harmoniser cette rencontre.
Là est le rôle de tout rabbin.e.
Là est le rôle de tout dramaturge.
Chavoua Tov,
Julia
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