Réglons-la une bonne fois pour toute, cette histoire de Pomme. La première fois que je parlai de l’épisode du Gan Eden (Jardin d'Éden) avec Hillel il me coupa sèchement, mais poliment : « Julia, si on va parler de Bereshit, tu peux dire, le fruit défendu, s’te plait ? Il n’y a nulle part mention d’une pomme. » Merci à lui, une fois n’est pas coutume, pour la naissance de cet article. Je comprends maintenant toute son indignation.
Symbolique de la Pomme: Eros et L’Église
En effet, le texte de la Genèse ne mentionne nulle part explicitement l’existence d’une pomme. Tout ça c’est la faute des chrétiens … une fois n’est pas coutume. Je plaisante. Plus sérieusement, la bible chrétienne a été lue pendant des siècles dans la traduction latine de Saint Jérôme, la seule autorisée officiellement par l’Église et donc par l’Etat. L'Église chrétienne - et de manière générale, tout pouvoir dominant en place - a été décisive dans la préservation, la diffusion et la transmission du ‘savoir’ comme nous l’entendons aujourd’hui, influençant ainsi la moralité, les valeurs et les cultures de nos pays et donc nos regards, nos pensées et nos perceptions contemporaines.
Extrait du film "Blanche Neige et les Sept Nains", Walt Disney Productions, 1937
Les Contes de Grimm ou les Contes de Perrault sont en quelque sorte “les enfants narratifs” de cette tradition européenne et les ancêtres de … Walt Disney. Comment ne pas penser au symbolisme de la pomme dans Blanche-Neige et les Sept Nains, premier long-métrage d'animation sorti en 1937, une véritable révolution pour la génération de nos grands-parents. Or, toute la liturgie de l'Église a été rédigée en latin depuis l'Antiquité. Le latin, langue du pouvoir pendant des siècles, façonne encore aujourd’hui les histoires que l’on se raconte et la manière dont on les raconte. Et ce léger détour explique le glissement de ‘l’arbre du bien et du mal’ vers ‘le pommier’. En latin, « le mal » se dit malum (avec un a long) tandis que malum (avec un a court) signifie « le pommier ».
Ainsi naquit la pomme. Une forme de jeu de mot qui changea la face du monde.
Ainsi commença la faute … de traduction, entendons nous bien.
René Magritte - Ceci n'est pas une pomme (1964)
Ce qui a renforcé aussi l’apparition du pommier, c’est la présence de cet arbre dans le célèbre Cantique des Cantique. Au chapitre deux, la bien-aimée compare son bien-aimé à un pommier :
Comme un pommier au milieu des arbres de la forêt, tel est mon bien-aimé au milieu des jeunes hommes. J’ai longtemps désiré m’asseoir à son ombre, et son fruit est doux à mon palais [1]
Marc Alain Ouaknin dans La Genèse des Genèse développe une interprétation sur l’image de la pomme comme symbole érotique qu’il nomme ‘la poétique des seins’ - on adore :
« Dans le contexte de notre paradis, où le serpent, le plus nu des animaux des champs, fait apparaitre aux yeux de la femme ce qui est le plus nu, c’est-à-dire le plus différent chez l’homme – son sexe –, apparait en même temps aux yeux de l’homme ce qui est le plus nu chez la femme, le plus différent : ses seins. (…) Seins, qui après les métaphores minérales, puis animales, deviennent, par le jeu d’une métaphore, à présent végétale, des seins-fruits, grappes de dattes et de raisins dont les formes, les couleurs et les parfums, rassemblés en un même verset, permettent de les rapprocher et de faire résonner le mot Pomme » ![2]
J’aimerais aujourd’hui proposer une lecture un peu plus alternative.
Proposition chamanique
Notre histoire commence à Bruxelles en Juillet 2023. En me baladant aux puces, Place du Jeu de balle, je suis rentrée dans la super librairie L’imaginaire. J’y trouvai un livre inédit “Shaman Woman, Mainline Lady – Women’s Writings on the Drug Experience” édité par Cynthia Palmer et Michael Horowitz – respectivement directeur et directrice de la Fitz Hugh Ludlow Memorial Library - la seule bibliothèque au monde exclusivement consacrée à la littérature sur les psychotropes. Cette collection fit un passage à Genève (si si) en 2003 avant d’être rapatriée vers Harvard, à la mort de son propriétaire. En feuilletant le livre quelques semaines plus tard, je tombai sur un passage qui me fit sourire.
Selon les auteurs, le fruit de l’arbre de la connaissance de la Genèse résonne dans de nombreuses cultures comme une plante médicinale sacrée.
L'avertissement de Dieu : “Tu te nourriras des fruits de n’importe quel arbre du jardin, sauf de l’arbre qui donne la connaissance de ce qui est bon et de ce qui est mauvais ; le jour où tu en mangeras, tu mourras.”[3] correspondrait à la mort de l'ego, ressentie sous l'effet d'un psychédélique puissant.
וַיְצַו֙ יְהֹוָ֣ה אֱלֹהִ֔ים עַל־הָֽאָדָ֖ם לֵאמֹ֑ר מִכֹּ֥ל עֵֽץ־הַגָּ֖ן אָכֹ֥ל תֹּאכֵֽל
וּמֵעֵ֗ץ הַדַּ֙עַת֙ ט֣וֹב וָרָ֔ע לֹ֥א תֹאכַ֖ל מִמֶּ֑נּוּ כִּ֗י בְּי֛וֹם אֲכׇלְךָ֥ מִמֶּ֖נּוּ מ֥וֹת תָּמֽוּת
(Genèse 2:17)
De ma mince expérience dans le domaine, il est indéniable que sous psychédélique, on ressent une sorte d’unicité complète avec la Création. La plante ou la molécule ouvre une perspective qu’il serait tout à fait impossible de percevoir sans. Ces expériences font ressortir à la surface des matériaux issus de l’inconscient qui ne sont pas accessibles dans le royaume conscient de la vie de tous les jours. D’ailleurs, c’est l’étymologie du mot en soi : dérivé du grec ψυχή, psyché (« âme ») et de δηλόω, délo (« montrer, rendre visible »), un psychédélique est donc un révélateur d’âmes. Si je devais le décrire plus simplement, je dirais que c’est un peu comme si nos sens se démultipliaient, notre cerveau se rendait, et que soudainement on prenait conscience de la complexité et donc, de la beauté de ce Tout.
Détails d’une feuille, Google Images
On se surprend à observer une feuille, un caillou, le mouvement des vagues, à prendre conscience des senteurs, du vent, du goût des larmes et de son propre corps. On se pose des questions sur les choses les plus courantes de notre vie et qui malgré leur omniprésence, recèlent d’une organisation extrêmement détaillée et parfaitement millimétrée. Est-ce que l’un.e de vous pourrait m’expliquer le fonctionnement d’une enzyme ? Du processus de la photosynthèse ? Ou encore des aurores boréales ? Est-ce l’un.e d’entre vous peut m’expliquer le fonctionnement d’une colonie de fourmis ? Reconnaissez-vous notre dépendance aux verres de terre ? Pouvez-vous m’expliquer l’extraordinaire régularité avec laquelle mon cœur bat tout le temps, comme une pompe, tout au long de ma vie, chaque seconde, sans jamais s’arrêter ? En d’autres mots, comment tout ça fonctionne-Il si parfaitement et si harmonieusement ? Comment la nature pourrait-elle ne pas être consciente si notre propre conscience est produite et régulée par et depuis celle-ci ? Et là, c’est le vertige : après l’illumination on se rend compte qu’en fait, l’humain ne sait vraiment rien de rien de rien du commencement de rien sur la marche et la science derrière ce Grand Tout … walou mon frère, zéro! Et pourtant l’humain a l’arrogance d’y prétendre – et veut croire en la raison, comme si tout pouvait être expliqué.
Pourtant le texte est clair, celui de la Torah ou celui de notre ADN: la finitude ne peut saisir l’infinitude. Cette réalisation-là a quelque chose de complètement écrasante et en même temps de transcendante. On touche du doigt le mystère, le paradoxe divin, יראה. Lors de ma première expérience psychédélique, je me suis sentie minuscule et libérée à la fois.
Dali, Galatea des sphères, 1952
Mais une fois l’effet dissipé, il nous faut retourner aux factures, aux échéances et aux obligations en tout genre. Le retour ressemble étrangement à l’exil originel. C’est à ce moment-là qu’on peut se sentir véritablement puni de ne pas vivre dans ce Gan Eden de l’insouciance, ce paradis perdu.
With psychedelics, Maharaj-ji said, you could go into the room in which Buddah and Christ exist. But you only stay ... a few minutes.
(Ram Dass dans le documentaire “Going Home”)
En écrivant ce texte je me dis que l’Église a fait le choix de la pomme plutôt que de raconter la première prise de substance de l’histoire humaine. Choisir quel opium pour le peuple.
Il y aurait encore beaucoup à écrire sur les liens étroits entre les études biomoléculaires, la Genèse, les plantes médicinales, le serpent, l’anthropologie et l’Histoire. Mais nous avons le temps de creuser tout ça. Une chose qu’il était important pour moi de mentionner dans cet article, c’est qu’aujourd’hui, en Suisse, plusieurs centres, incluant les hôpitaux HUG, travaillent sur des thérapies utilisant du LSD, de la psilocybine et du MDMA pour soigner les dépressions, l'anxiété ou la toxicomanie. La RTS a produit de super courts-documentaires pour raconter l’histoire derrière l'expérience psychédélique. Après tout, c’est en Suisse que le LSD fut découvert par Albert Hoffman en 1943. L’usage de psychédélique, fut aussi au centre de la pratique de Ram Dass, né Richard Alpert d’une famille juive de Boston. Sur sa photo Wikipedia, on le voit au côté de Zalman Schachter-Shalomi, important rabbin et fondateur de ce qui est appelé aux Etats-Unis « Jewish Renewal », le mouvement juif renouvelé – combinant des éléments de la tradition juive hassidique avec des approches plus ésotériques et spirituelles.
Ça m’a fait sourire.
Et la boucle est bouclée.
Extrait montrant Richard Alpert, devenu Ram Dass, dans le documentaire « Hofmann's Potion - Albert Hofmann LSD Documentary » sur YouTube
Toute femme et homme chamane, tous ceux et celles qui pratiquent l’usage de substances, pourraient donc se déclarer directement descendant.e.s de Ève. Première femme, mère de tout le vivant, elle choisit de goûter au « fruit de la connaissance du bien et du mal », de défier la loi en place, de rencontrer sa première mort, et dès lors sa première renaissance.
Dans cette version de l’Histoire, Ève fait davantage confiance à la Nature qu'Adam, craignant moins les conséquences de l'ingestion d'une substance inconnue et potentiellement toxique. Face à la différence, à la nouveauté et aux changements, la femme paraît à nouveau moins craintive, moins rigide, plus contestataire et donc plus révolutionnaire dans l’âme.
They tried to make me go to Rehab
But I said no, no, no
Pour finir, je reprends cette phrase, lue cette nuit, entre deux rêves éveillés. Jeremy Narby écrit dans son livre The Cosmic Serpent :
« C’est peut-être l’une des choses les plus importantes que j’ai apprises au cours de cette enquête : nous voyons ce que nous croyons, et pas seulement le contraire ; pour changer ce que l’on voit, il est parfois nécessaire de changer ce que l’on croit. »
On a tous et toutes nos manières de vivre dans une réalité altérée.
Je dédie cet article à tous ceux et celles qui sont en quête d’un Eden … et qui ont pu l’entrevoir … ne fut-ce que pour quelques minutes.
à Yaël et à Darius.
Soundtrack
Je vous propose le mix de mon ami Eugene Kahlo, artiste belge pluridisciplinaire. J’ai eu la chance de vibrer sur ses sons cet été mais il me tarde de découvrir ses espaces dans la région de Liège et les meubles qu’il crée. Son dernier set « Kick Snake » est la bande son de cet article. Merci Eugene pour ce moment!
Merci pour votre lecture.
J’attends vos retours par email julia.cincinatis@gmail.com et suis ouverte à toute contribution ou collaboration. Si ça vous a plu, n’hésitez surtout pas à partager autour de vous à des personnes susceptibles d’apprécier la démarche.
Avec amour,
Julia R.
[1] Traduction de l’hébreu par Ernest Renan, 1886, illustre par Barbe, Editions La Musardine
[2] La Genèse des Genèse, Marc Alain Ouaknin, 2022, Editions Diane de Selliers, p134
[3] Genèse 2:17, Traduction de l’Ancien Testament interlinéaire hebreu-francais, Société biblique Française, 2019