C’est en écoutant le récital de Lucas Debargue ce soir que je réalisai à nouveau à quel point la musique est proche de la religion. Une pratique d’interprétation. Le pianiste décèle l’intention du compositeur là où le croyant se demande ce que Dieu a bien voulu dire. Dans les deux cas, c’est le libre arbitre qui prévaut et qui tranche. Il faut pouvoir être fin avec des partitions vieilles de 200 ans comme avec les parchemins vieux de 2000 ans car comme Napoléon le disait : “entre le ridicule et le sublime, il n’y a qu’un pas”, dans ce cas-ci, il n’y a qu’un doigt. Interpréter un texte comme une partition, c’est se demander qu’est-ce que ce phrasé a-t-il encore à nous dire aujourd’hui ? Comment ces mots peuvent-ils à nouveau résonner ? Et je rentre de Venise où une des questions qui est revenue tout au long du voyage était la suivante: la Sérénissime était-elle vraiment différente il y’a 500 ans d’aujourd’hui ? Les Hommes ne sont-ils pas encombrés des mêmes préoccupations ? Des mêmes activités ? Des mêmes défis existentiels ?
Paul Klee, Rot-Stufung, 1921, Aquarelle sur papier et carton
Détails de Vision de l’au-delà, Hieronymus Bosch, 1505-1515, huile sur panneau
Pour y répondre, certains pianistes seront plus à cheval sur les technicités d’un morceau, ce sont les halakhistes* de la profession. Il est question de précision, de rigueur et d’adhérence à la partition. D’autres pianistes seront plus permissifs avec les nuances du texte, plus ouverts à certains égards, axés sur l’aspect émotionnel. On en connait des rabbin.e.s coachs de vie qui transforment avec sensibilité la torah en manuel de développement personnel. Après tout, comme le dirait Rachel : « l’exactitude n’est pas la vérité ».
Lucas Debargue, lui, avait décidé ce soir d’organiser son programme en deux parties. Deux parties composées chacune d’un enchaînement de 3 pièces Fauré-Beethoven-Chopin. Un poème en 2x3 versets. Selon lui, ces trois compositeurs, à première vue d’époques et de styles différents, partagent un langage commun. Alors, Debargue les lit et les lie sans interruption. La première partie du programme s’articulera autour du mi mineur et la seconde autour du do dièse. Lucas Debargue, en présentant son choix, explique qu’il a voulu se concentrer “sur ce qui rassemble ces compositeurs plutôt que le style qui les divise”. Ce soir, dans la Salle Franz Liszt du Conservatoire de Genève sur la Place Neuve, dans mon oreille, ses mots ont revêtu presque un caractère révolutionnaire. Dans un monde occidental qui se déchire à propos d’Israël et de la Palestine, quand nous sommes-nous posé la question la dernière fois de ce qui nous rassemble ? Où est passé notre langage commun ? Sur quoi pouvons-nous tous et toutes être d’accord ? Sans tergiverser. Et ce que je vis ces derniers temps est surement un cas classique de thérapie de couple: le dialogue ne commencerait-il pas à partir du moment où les partis reconnaissent qu’ils désirent ce dialogue, qu’ils en ont besoin ? Il m’est pénible ces jours-ci de lire, de voir circuler, d’entendre et de ressentir ces polarisations autour de moi. Ces crispations. Ce soir, il a bien fallu Beethoven pour décontracter tout ça, un bon coup de pied dans la fourmilière, je l’entendais gueuler dans son bordel ambulant : “SEULS L’ART ET L’AMOUR NOUS SAUVERONT BORDEL ! TIENS PRENDS CETTE TIERCE DANS LES DENTS”. Dans le jeu de Lucas, c’était Brel qui était déjà là.
Et puis le concert a continué et pris fin. Comme Encore, Lucas Debargue propose d’abord une retranscription pour piano de Après un rêve de Fauré. Il revient ensuite et propose deux pièces de sa propre composition. Il dit écrire ses pièces “comme les personnages d’un roman qu’il laisserait évoluer dans leur environnement”. La première pièce est un menuet triste.
Carte du Tarot Osho, La Percée
Il raconte ensuite devant cette salle comble du Conservatoire de Genève, les blocages auxquels il a fait face avant de pouvoir écrire sa première pièce pour piano, il y a maintenant quatre ans. Bien que pianiste lui-même, il recherchait et entendait l’orchestration du piano, et avait donc beaucoup mal à rendre cet effet à seulement dix doigts. Deux thèmes continuaient inlassablement de lui trotter dans la tête qu’il décrit comme “deux personnes qui de prime à bord ne s’entendraient pas du tout mais finalement quand on les met ensemble, ça passe plutôt bien”. Et c’est comme ça qu’il réussit à écrire sa toute première pièce : une Toccata pour piano dans laquelle il fait dialoguer ces deux thèmes. Goethe écrit en 1809 dans Les Affinités électives:
“Alkalis and acids, although opposed to one another and perhaps precisely because they are so opposed, will in a most decisive way seek out, take hold of, and modify one another and form, in so doing, a new substance together”.
Je n’ai malheureusement pas d’exemple ingénieux de recette pour illustrer mon propos (et attends que l’un.e d’entre vous m’en souffle une) mais je pense avec tendresse à ces rencontres qui n’auraient jamais dû être, tant nous étions différents, et qui pourtant ont changé ma vie. Je pense aussi à toutes les dissonnances qui apparaissent dans mon histoire familiale. J’imagine mon arrière grand-mère paternelle Fanny, née à Jérusalem en 1913 boire des coups avec mon arrière grand-père maternelle Moïse, né à Minsk en Biélorussie, et affilié au Bund - un mouvement européen socialiste et antisioniste. Oui, en fait c’est peut-être tout ça. Au lieu d’attendre de trouver des lieux communs, de rassemblement et de consensus peut-être faudra-t-il réapprendre à ne pas être d’accord. Peut-être faudra-t-il, avant tout, se regarder dans le miroir et reconnaître toutes les contradictions qui font ce que nous sommes. Toutes nos identités entrelacées comme les hélices de l’ADN. Nos ancêtres et nos descendants qui se font face à face. Toutes les loyautés non-verbalisées mais actées. Toutes les absences légitimes. Tous les silences qui ont parfois plus de poids qu’une note. Peut-être, est-ce seulement à partir de ce moment-là qu’on peut véritablement percer. Réconcilier nos contrastes et apprendre à s’accepter avec tout ça a quelque chose de tout à fait libérateur. C’est accepter que nous sommes tous et toutes pleines de contradictions et de paradoxes … réconciliables le temps d’une Toccata.
Peut-être que là réside le grain de notre humanité.
Extrait de la pièce en question, Lucas Debargue, Mai 2024
Alors je repense ce soir, aux premiers enfants de notre histoire biblique, à la première fratrie: Caïn et Abel.
וַיֹּ֥אמֶר קַ֖יִן אֶל־הֶ֣בֶל אָחִ֑יו וַֽיְהִי֙ בִּהְיוֹתָ֣ם בַּשָּׂדֶ֔ה וַיָּ֥קׇם קַ֛יִן אֶל־הֶ֥בֶל אָחִ֖יו וַיַּהַרְגֵֽהוּ׃
Caïn parla à son frère Abel. Et il advint, comme ils étaient au champ, que Caïn se dressa contre son frère Abel et le tua.
(Genèse 4:8)
Et je veux demander: mais attends, il lui a dit quoi à son frérot ? Pourquoi ce silence, pourquoi ce point ? Caïn veut dire mais il n’a pas de mot, alors à défaut de dialoguer, il tue. Pour certains, il n’est physiquement pas possible de tolérer ni d’accepter l’injustice. Et en ce moment, ce n’est pas ce qui manque. Pris sur le fait, Caïn rétorque avec insolence: Suis-je le gardien de mon frère ? Delphine Horvilleur, écrit en 2015 dans Comment les rabbins font les enfants:
“Ainsi sanglote la compétition victimaire: je me dois d’être plus innocent que toi-même lorsque je suis coupable, parceque je suis la plus grande victime de ma souffrance, celle qui a fait de moi un bourreau.”
Interpréter un texte comme une partition, c’est se demander qu’est-ce que ce phrasé a-t-il encore à nous dire aujourd’hui ? Comment ces mots peuvent-ils à nouveau résonner ?
« For me, music has always been about lineage. The past is reinvented and becomes the future. But the lineage is everything.”
Philip Glass, Words without music, 2016
C’est en écoutant le récital de Lucas Debargue ce soir que je réalisai à nouveau à quel point la musique est proche de la religion. Au centre de la pratique juive et de la création de musique expérimentale se trouve une tension féconde entre tradition et innovation, entre un engagement envers la lignée dont nous sommes les héritier.e.s et le désir de construire et de se représenter le monde d’une nouvelle manière. Toujours, une lettre, une note, parfois un silence, à la fois, plus proche de sa vérité.
En hébreu le mot pour dire artiste אָמָּן aman a la même racine que celui pour dire la foi אמונה emounah.
À Lucas Debargue, qui a, ce soir, su jouer de nos harmonies et de nos contradictions, et avant tout, des siennes.
À Michael, tu es précision et grandeur
À Leah, de me permettre de voir et de dire
Et à tous ceux et celles qui se sentent oppressés et broyés dans un débat à une seule voix.
à Nous de retrouver les nuances de la partition.
Amen!
*La halakha est l’interprétation juridique de la bible, elle régit la vie juive religieuse par des règles, rites et coutumes.
Pourquoi ce silence, pourquoi ce point. Caïn veut dire mais il n’a pas de mot, alors à défaut de dialoguer, il tue. Pour certains, il n’est physiquement pas possible de tolérer ni d’accepter l’injustice. Et en ce moment, ce n’est pas ce qui manque.
WoW!! C’est de tout cela dont je parle en thérapie: l’empathie et l’incapacité de certain.es à ne pas prendre de la hauteur. Serait-ce ça la clé de l’empathie ?
Merci ❤️