Ce matin, je ne vous parle pas en tant qu’autrice, mais dans ma capacité de marieuse. Oui, marieuse. Cela fait maintenant plus de trois ans que j’organise des rencontres… à la fois spontanées et minutieusement orchestrées.
Je vous raconte comment cela se passe.
Monsieur ou Mamzelle Umin pousse la porte de ma case, un brin hésitant, à la recherche de quelque chose. Pas n’importe quoi, bien sûr. À la recherche d’un trésor. Quelque chose d’unique: une âme douce et sensible, étonnante et pleine d’esprit, une rencontre capable de bouleverser toutes leurs certitudes, tout en leur ouvrant les portes d’horizons insoupçonnés. C’est précisément à cet instant que j’interviens.
En plongeant dans les méandres de ma mémoire, je scrute, je regarde, j’évalue, je pèse, et d’un ton mêlant assurance et une pointe de doute délicieusement intrigant, je murmure : « Et pourquoi pas… ce livre-là ? » Un ouvrage que je tends comme un talisman, une promesse d’évasion ou de révélation.
Au fil du temps, j’ai vécu des coups de foudre littéraires, de ces rencontres immédiates qui marquent la personne à jamais. J’ai vu naître des relations qui se sont transformées en fidélité, presque en amitié. J’ai aussi, parfois, déçu, proposant un ouvrage qui n’a pas su trouver sa résonnance .... Cela arrive, même aux meilleures marieuses.
Être libraire, c’est bien plus qu’un métier. C’est être quelque part entre entremetteuse d’histoires, guide d’émotions, et architecte de rencontres entre les âmes, les gens et les mots.
“De toutes les fonctions de la littérature, une des plus heureuses est de faire se rencontrer et se parler des gens faits pour s'entendre.”
Laurence Cossé
Books make Friends, photo prise à la librairie, nous venions de démarrer et de reprendre une librairie indépendante en vieille ville de Genève, LetuBooks, Février 2022
Je vous raconte tout ça, car à l’occasion de la 13e foire d’Art de Genève, je vais tenter de mêler mes talents de marieuse à ceux de rabbine. Oui, rabbine. Car après tout, Monsieur ou Mamzelle Umin ne recherchent pas un amour ordinaire. Nous n'avons que faire des rencontres fades, sans relief, ces sparadra émotionnels, ces tentatives de combler le vide, ces jeux de pouvoir ou de séduction dans lesquels on chercherait seulement à plaire à l'autre, très peu pour nous. Non. Nous ne voulons pas d’un amour étroit, restreint, confiné, insécurisé et insécurisant, réservé entre deux créneaux du week-end, quand l’agenda le permet. Non.
Ce que nous voulons ce sont des partenaires de doute et d’extase, de rires et de larmes, de nuits blanches et de silences habités, des compagnons de réflexion, de frissons et d’éblouissements. Nous voulons un amour qui nous plonge dans la splendeur du réel tout en nous le faisant oublier. Un Grand Amour, celui qui donne la force d’affronter le monde, d’embrasser ses souffrances et d’y opposer une lumière inébranlable. Car l’amour oeuvre à plus grand que soi.
Nous voulons un amour divin, un amour qui élève et transcende, un amour qui traverse le temps, qui grandit, se transforme, résiste aux tempêtes comme il s’épanouit sous les ciels bleus. Nous voulons un amour qui nous dépasse et nous conduit vers d’autres sphères, au-delà de ce que nous pensions être ce “nous-mêmes”, dans un espace rare et précieux où l’infini côtoie l’intime.
Dessin de Orfeo Tagiuri
Mon amie Rachel m’a souvent répété : « Nous mettons au monde ce dont nous avons le plus besoin. » Et je crois, profondément, que ce monde a un besoin vital de foi et donc, d’amour. Quand j’écris foi, je ne parle pas d’une religion qui impose ses dogmes, ni d’une croyance qui cultive la suprématie ou la violence. Non, ce n’est pas de cette foi-là que je parle.
Moi, je parle d’une autre quête. D’une foi personnelle, lumineuse, presque artisanale. Une foi que chacun.e peut sculpter à sa manière, selon ses aspirations, ses doutes, et son désir de sens. Là est tout le défi. Car si le rite offre un cadre, une feuille de route clés-en-main, même les plus fervent.e.s croyant.e.s sont un jour confronté.e.s à la nécessité de requestionner le sens qu’iels donnent à leur foi, c’est en ça qu’iels choisissent.
Et plus je creuse, plus je ressens le lien fondamental qui existe entre la foi et le processus créatif. Croire, après tout, n’est-ce pas déjà créer ? Créer du sens, créer une vision, bâtir un pont entre le visible et l’invisible.
Affiche, Fifille, 2025
Peu importe quelle est la pratique : écriture, peinture, danse, théâtre, dessin, c’est une fois qu’on accepte de s’atteler au travail que l’œuvre advient. C’est le processus qui décide où ça nous emmène. Chaque pièce d’art, chaque chanson, chaque livre porte en lui la mémoire de ce temps passé à la réflexion, à la conception, à l’exécution, au faire, qui n’est plus visible, une fois la pièce sortie au grand jour.
Être artiste, c'est, à bien des égards, avoir foi en le processus — y revenir, comme un·e croyant·e retourne à sa prière.
À chacun·e son Temple.
A travers une sélection de livres, de musiques et d’art, c’est cette réflexion que j’ai souhaité mettre en avant sur mon stand, à ArtGenève. Une invitation à réconcilier la foi et la création, l’amour et l’art, dans un dialogue où chacun.e est libre de définir son propre divin.
J’ai proposé à trois artistes que j’aime beaucoup de m’accompagner sur ce chemin, que je vous présente ici.
Tommaso Spazzini Villa
Tommaso est un être singulier, puissant et délicat à la fois, et un des premiers artistes à m’avoir profondément bouleversé. Né à Milan en 1986, Tommaso vit et travaille actuellement à Rome. Il est diplômé en Histoire de l'Art de La Sapienza et en Économie de l'Université Bocconi de Milan. On raconte qu’il a été, pour soutenir ses études, portier de nuit, matelot de pont et danseur rémunéré pour de vieux amateurs français de polka et de quadrille. Je le rencontre dans une tente de réfugiés dans la Jungle de Calais en Décembre 2015, alors que nous étions tous deux venus dédier notre temps à Noël. Un hasard? Une véritable rencontre. En passant un peu de temps avec Tommaso à Rome, je découvre sa passion pour la littérature : Joyce, Dante, Pessoa … Tommaso, lui aussi, ne cesse de faire parler les classiques.
The Unseen Side, Tommaso Spazzini Villa, TedTalk, 2017
Lorsque j’ai accepté la proposition de participer à ArtGenève, j'ai eu une vision : exposer le travail de Tommaso parmi la sélection de livres - un dialogue qui m’a paru tout à fait naturel, un rêve qui était là, logé quelque part dans un coin de ma tête, et qui allait, par magie, advenir.
Senza Titolo [Radice], 2017, Crayon sur texte anciens ( à gauche - R. P. F. Ioannis De La Haye, Arbor Vitae Concionatorum in Genesim, 1651. au milieu - Manuscript commentary and study book on the Koran, late XIX century. à droite: Samuel Eliezer Edels Maharsha, Chiddushei Halachot, commentary of the Talmud, Rashi, Tosafot, 1814 )
À travers sa délicate exploration de racines, méticuleusement dessinées, sur le commentaire des trois textes monothéistes sacrés, Tommaso nous invite à nous plonger dans les profondeurs de nos sols, de notre humus, en réfléchissant au lien (ou à la dichotomie) entre la nature et l'humanité, et aux forces invisibles qui nous rassemblent.
Plus pertinent que jamais, son art est pour moi, un art de la révélation: il rend visible et fait éprouver.
Orfeo Tagiuri
Je découvre Orfeo il y a quelques mois via Instagram: ses dessins me donnent toujours le sourire, me font sentir moins seule. A travers de courtes illustrations, il met en scène ce que nous avons toustes ressentis un jour ou une nuit - en poésie et en humour.
« Chacun de ces dessins est pêché dans la rivière des petites pensées passagères. Je ne sais pas d'où elles viennent, mais je prends parfois le temps de les ramasser délicatement et de les déposer. C'est une grande joie, un soulagement et une méditation que de les réaliser. J'espère que vous le ressentirez »
Orfeo Tagiuri
Orfeo Tagiuri vit et travaille à Londres. Sa pratique s'étend de la peinture et du dessin à la performance, au film, à la sculpture sur bois, à l'animation et à la musique. L'artiste a exposé et réalisé des performances à l'échelle internationale, notamment à la Sapling Gallery, à Londres, au Palais de Tokyo, à Paris (2018), au Volcano Extravaganza de Fiorucci Art Trust (2016), au MACRO, à Rome (2021) et à St Giles (Barbican), à Londres. En 2020, Orfeo a été nommé pour le prix Bloomberg New Contemporaries et a publié son premier livre Little Passing Thoughts en 2023.
Fifille
Fifille, alias Frédérique Nierlé est née à Genève en 1990. Passionnée de littérature, de psychologie et d’art, elle allie l’illustration et les mots pour exprimer ce qu’elle ressent. Artiste autodidacte et également tatoueuse depuis 2016, Fifille a développé un style poétique et grinçant, reconnaissable parmi tant d’autres par son trait naïf et enfantin. Diplômée des lettres, elle co-fonde en 2020 le studio créatif « Les Amazones ». Inspirée par les maux et les questions de notre époque, elle évolue et se réinvente constamment au gré de ses émotions et du monde qui l’entoure.
J’admire le travail de Fred depuis mon arrivée à Genève, et ma vie est désormais imprégnée de son univers, par des carnets, des posters et même un autocollant sur mon téléphone qui dit: “Et si on rêvait le jour aussi.” Elle m’accompagne donc, à peu près, partout. C’est une immense joie qu’elle ait accepté de prendre part à cette nouvelle édition d’ArtGenève. Collaborer avec une femme artiste (et entrepreuneuse indépendante) locale donne encore plus de sens à ma démarche.
Poster, Fifille, 2025
J’espère que vous trouverez dans ma librairie, un espace, entre ciel et terre, où la spiritualité s’incarne à la matérialité ambiante.
Venez me voir si vous êtes à Genève.
Si vous êtes ailleurs, proposez-moi de le faire ailleurs, je suis marieuse rabbine nomade et itinérante … errante de livre en livre.
Avec Amour et Lumière,
Julia R Cincinatis
Merci pour votre lecture 🙏
N’hésitez pas à partager vos impressions et ressentis par email julia.cincinatis@gmail.com ou de partager cette lettre avec des amie.s susceptibles d’apprécier la démarche.