Note d’introduction : La lecture des cinq livres de la Torah est découpée en 54 sections, chacune étant appelée une paracha. Les juifves (qui vont à la synagogue) de par le monde, écoutent la paracha de la semaine chantée tous les Shabbat matin. Et chaque année qui passe depuis des millénaires, nous relisons le même texte inlassablement, un processus de réinterprétation de sa propre histoire, depuis la genèse jusqu’à sa terre promise.
En hébreu, le mot employé pour dire “interpréter” et “exiger” est le même : לִדְרוֹשׁ lidrosh. Interpréter la Torah avec les libertés que je prends, c’est exiger et revendiquer une connexion intime avec celle-ci. Le texte, les rites et l’Histoire ne sont pas aussi figés qu’on nous l'a enseigné. C’est tout le propos de cette Newsletter.
Le texte qui suit couvre la 48ième paracha du cycle, respectivement lue à la Synagogue le samedi 07 septembre 2024.
Quand j’étais petite, j’avais peur la nuit.
J’avais peur du noir.
Peur des voleurs.
Peur des violeurs.
Peur du feu.
Peur des monstres qui jailliraient de sous mon lit
La nuit, j’avais peur.
Et donc, j’avais beaucoup de mal à m’endormir.
Alors quand je sentais qu’il se faisait vraiment tard et que j’avais essayé plusieurs fois de trouver le sommeil, je descendais voir mes parents à la cuisine.
Ils finissaient leur journée, mais étaient rarement ensemble dans la même pièce.
Ma mère me voyait arriver sur la pointe des pieds et s’exclamait, un peu lassée de cette scène quotidienne : “t’es toujours pas couchée !” Alors elle me faisait m’asseoir, me donnait un grand verre de lait demi-écrémé frais et je buvais. Ça me détendait.
Ensuite mon père me demandait si je voulais regarder un bout du programme télé avec lui. Je me blottissais dans ce canapé en cuir vert foncé et m’endormais là, à côté de lui.
Aujourd’hui, plus si petite, j’ai trouvé un tas de combines pour combattre ma peur de la nuit. Je vous écris ces mots, alors qu’il est 03h44 et qu’il fait encore noir dehors. Le silence de la nuit est devenu mon royaume dans lequel je vague et divague, écris, vis … comme si dans le fond, les monstres continuaient de rôder et pouvaient à tout moment ressortir lorsqu’on s’y attend le moins … Alors je fais semblant d’être occupée.
Ça les découragera surement de frapper à la porte.
Extrait de Monster Inc., Pixar, 2001
Ville-Refuge
La semaine dernière, je suis allée voir une pièce de théâtre dans le cadre du festival de la Bâtie. « Ahouvi » qui veut dire « mon amour » en hébreu, raconte l’histoire de Tamar, comédienne israélienne qui a quitté Jérusalem pour s’installer à Paris et de sa rencontre avec Virgile, un photographe français, via une app de rencontre. Ils sont jeunes, beaux, tombent amoureux, emménagent ensemble et adoptent un chien. Sauf que. Pendant deux heures, le public assiste à la lente désintégration de ce couple dans un crescendo de tension et de violence, pénétrant la complexité des relations, entre humour, humeurs, reproches, petites piques, rires, cris, pleurs, douleurs et ambivalence. Deux heures poignantes.
En sortant de la pièce, mon amie me partage : « Évidemment qu’à un moment on a envie d’étrangler l’autre, c’est clair, ça m’est arrivé mille fois. Ce qui est intéressant c’est ce qu’on en fait, comment on dépasse ça et comment on avance avec l’autre. » Cette discussion m’a étrangement fait penser au concept de ville-refuge qui réapparait à de nombreuses reprises dans le texte biblique[1]et une fois encore, cette semaine dans la paracha Choftim.
La question principale à laquelle j’essayais de répondre était la suivante: Où vont les couples quand ils ont envie de se taper sur la gueule ?
Représentation de “Ahouvi”, du dramaturge Yuval Rozman, Maison Saint Gervais, Genève le 1er September 2024
La paracha Choftim, qui signifie les juges, établit les bases d’un système de gouvernance : séparation des pouvoirs, présomption d’innocence, évidences requises en cas d’accusation, limites de pouvoir sur le monarque. Cette paracha nous demande de réfléchir aux mécanismes qui permettent la création d’une société plus juste. Voici ce que la paracha dit des villes-refuges :
תָּכִ֣ין לְךָ֮ הַדֶּ֒רֶךְ֒ וְשִׁלַּשְׁתָּ֙ אֶת־גְּב֣וּל אַרְצְךָ֔ אֲשֶׁ֥ר יַנְחִֽילְךָ֖ יְהֹוָ֣ה אֱלֹהֶ֑יךָ וְהָיָ֕ה לָנ֥וּס שָׁ֖מָּה כׇּל־רֹצֵֽחַ
וְזֶה֙ דְּבַ֣ר הָרֹצֵ֔חַ אֲשֶׁר־יָנ֥וּס שָׁ֖מָּה וָחָ֑י אֲשֶׁ֨ר יַכֶּ֤ה אֶת־רֵעֵ֙הוּ֙ בִּבְלִי־דַ֔עַת וְה֛וּא לֹא־שֹׂנֵ֥א ל֖וֹ מִתְּמֹ֥ל שִׁלְשֹֽׁם
Après avoir divisé en trois régions le territoire que le Seigneur t’accordera, tu y désigneras trois villes dont tu faciliteras l’accès pour que celui qui aurait tué une personne puisse y trouver refuge. Seul celui qui aura tué involontairement et sans avoir jamais eu de haine pour sa victime pourra se réfugier dans l’une de ces villes et y avoir la vie sauve.
(Deutéronome 19 :3-4)
La Torah, en d’autres mots, crée un système spécifique pour les homicides involontaires ou les crimes qui recèlent un certain degré de négligence. L’exemple proposé dans le texte est celui d’un homme qui couperait du bois avec une hache dont la lame se détacherait du manche, tuant le gars d’à côté … mouais, on y croit à moitié à ton histoire, Jean Luc. Dans ces cas d’homicides involontaires, tant que le tribunal ne s’est pas prononcé sur la sentence, un « vengeur de sang », proche de la victime, a le droit de tuer le meurtrier. Quelques lignes plus loin nous lisons les mots suivants : Vie pour vie, œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied.[2] C’est drôle la Torah. Les trois villes-refuges existent donc pour mettre l’accusé à l’abri de la colère du vengeur en attendant le verdict.[3]
J’ai été assez surprise la première fois que j’ai découvert le concept de ville-refuge. Aujourd’hui, on peut être suspecté coupable, mais il n’existe pas d’espace physique ou virtuel dans lequel l’accusé.e en question peut résider sans se soucier d’internautes harcelants. Avec la twitterisation effrénée de notre société, soupoudrée d’une bonne dose de manichéisme sans nuance, nous courons aujourd’hui le risque qu’un tribunal médiatique ou populaire se substitue au long et imparfait processus judiciaire. Or, il ne peut pas y avoir de paix sociale sans justice.
En 2014, David Meyer, Rabbin et professeur de littérature rabbinique à l'Université pontificale grégorienne de Rome, publie dans LeMonde un article intitulé : « Guerre à Gaza : La Torah pour réhumaniser le conflit » dans lequel il propose de réactualiser le concept de ville-refuge (oui oui, il y a 10 ans, j’en conviens, c’est très déprimant). Il écrit :
« Les soldats sur le terrain qui tuent involontairement des civils ne sont-ils pas finalement comme ce « meurtrier involontaire » qu'évoque la Torah? « Meurtrier » certes, mais pourtant supposé sans haine vis-à-vis de celui qui vient de tomber sous ses balles. Parallèlement, dans une expression de profonde compréhension de la nature humaine, le texte biblique reconnaît la légitimité du « sentiment de vengeance » de la famille endeuillée. Oui, les Palestiniens dans le deuil ont le droit de haïr ceux qui ont tué leurs proches. C'est aussi cela la nature de l'homme. Mais c'est aussi en parlant, sans fausse pudeur, de « meurtriers » et de « désir légitime de vengeance », que l'on parviendra peut-être à humaniser un conflit tellement inhumain.
La seconde raison pour laquelle j’ai été surprise de découvrir ce concept, c’est que je me suis posé la question de son utilité. Comment fait-on pour tuer, בִּבְלִי־דַ֔עַת, sans savoir ? Et combien de cas par an, les israélites du texte recensaient-ils ? Apparemment, assez que pour allouer trois territoires différents pour la cause.
La justice humaine est chose douteuse et précaire
(André Gide, Souvenirs de la cour d’assises)
Moitié-coupable, moitié-innocent
Quiconque aura relationner ou vécu en couple pendant une certaine période, sait qu’à un moment ou un autre, les masques tombent et c’est dans la boue du quotidien que se révèle notre véritable capacité à composer avec l’autre, dans tout ce qu’il est.
Me reviennent alors les mots de Leah: « Évidemment qu’à un moment on a envie d’étrangler l’autre, c’est clair, ça m’est arrivé mille fois. Ce qui est intéressant c’est ce qu’on en fait et comment on avance avec l’autre. » Ce que mon amie me renvoyait est la chose suivante : nous sommes tous susceptibles, à un moment ou à un autre, d’appartenir à cette catégorie de meurtriers involontaires. La violence est un processus insidieux qui commence avec un simple grain de sable dans l'engrenage. Un geste, une humiliation, une insulte, un regard.
Medusa, Le Caravage, 1597. Et qui mieux que Caravage pour illustrer cette idée de “mi-innocent, mi-coupable” ? Caravage, maitre incontesté du clair-obscur, plonge ses personnages entre ombres et ténèbres. C’est que lui aussi il était un peu ombre, un peu ténèbre. Après un succès important et des commandes prestigieuses, Caravage est exilé pour avoir commis un meurtre. Il meurt en 1610 âgé de 38 ans, et ses peintures sont en partie destinées à racheter cette faute.
Peut-être que le concept de ville-refuge est à prendre comme une mise en garde : il est possible de glisser, sans même s’en rendre compte, בִּבְלִי־דַ֔עַת, sans savoir, du côté obscur de la force. C’est ce qu’Emmanuel Levinas appelle la « somnolence de l’âme », un état de passivité ou d'inertie spirituelle, où l'individu est détaché de l'éthique et de la responsabilité envers autrui. C’est ce que Anne Ancelin Schutzenberger pourrait aussi appeler le “psychodrame transgénérationnel” : l’idée que l’inconscient traverse les générations et que tout ce qui n’a pas été clôturé, digéré, ressurgit, même symboliquement, pendant des générations - prenant tantôt la forme de maladie (mal-à-dire), de morts tragiques ou prématurées, d’accidents et tragédies. [4]
Levinas demande pourquoi, en désignant les villes-refuges dans le Deutéronome[5], Moïse nomme-t-il en premier lieu une ville située dans le patrimoine de la tribu de Reuben ? La réponse du Rav Tan’houm bar Hanilai, est absolument merveilleuse : parce que c’est lui qui avait fait le premier geste pour sauver Joseph.[6] Reuben, fils de Jacob, eut pitié de son petit frère, Joseph, menacé de mort par ses frères. Il sera finalement vendu comme esclave. C’est drôle la Torah.
Est-ce qu’être complice c’est être coupable ? Je vous le demande. Comment en vouloir à Reuben ? Leur père, Jacob, avait rompu tout lien avec son propre frère, Esaü, et s’était fait entuber à de multiples reprises par son oncle, Laban. Leur grand-père, Isaac, avait été mis en concurrence avec son frère Ismaël, exilé dans le désert quand Isaac était enfant. Plus haut encore dans l’arbre généalogique familial, Cain avait tué Abel. Où est-ce que les frères de Joseph auraient-ils pu apprendre la fraternité ? Par qui ? Les frères de Joseph ne rejouaient-ils pas inconsciemment un schéma, une histoire familiale faite de crime, d’enfant préféré et de vengeance ? Quelle conscience avaient-ils pu réellement développer ? Une ville-refuge, écrit Lévinas, est pour l’ambiguïté du crime qui n’est pas un crime, sanctionné par une sanction qui n’est pas sanction.[7]
Alors que Levinas publie ces lignes en 1982, la même année Yolande Moreau, jeune saltimbanque belge de 29 ans, présente son premier seule en scène. L’histoire d’une femme qui arrive devant le public, les mains ensanglantées, un poireau dans son sac à main et annonce qu’elle vient de tuer son mari. Je me souviens quand j’ai découvert les vidéos de ce spectacle, avoir été immédiatement bouleversée par l’étrangeté attachante de ce personnage. Je partage ici un extrait et ce qu’elle en dit:
Je me souviens qu’à l’époque où j’ai écrit Sale affaire, dans les années 80, je voulais parler du vide, de la folie ordinaire, de la difficulté d’exister… J’ai écrit le spectacle les après-midis dans les cafés dansants… Il y avait beaucoup de vieilles dames qui se pomponnaient et qui gloussaient quand on les invitait à danser. On aurait dit des jeunes filles de 15 ans… C’était joli et terrible… Pour raconter ce vide, cette désespérante envie d’amour, j’ai utilisé le port du masque. Le personnage prenait du recul avec la réalité, faisant penser à un personnage d’Ensor ou encore au Cri de Munch…
« Sale affaire, j’ai trempé dans un crime… » Ce sont les premiers mots du spectacle. Le personnage vient de tuer son amant, elle déballe sa vie d’une voix âpre, et la banalité de sa vie est plus effrayante que son crime… Faire du théâtre donne à l’acteur l’occasion de régler ses « comptes » avec la vie. On triture la réalité, on y met un peu de soi, un peu des autres et l’on partage tout ça avec un public, chaque soir différent, qui rit, se reconnaît…
Evidemment qu’on se reconnait. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les gens aiment tant les faits divers. Ça parle de nous. Du voisin d’à côté qu’on voit toujours passer sans ne l’avoir jamais véritablement regardé, de l’ami d’école qui était un gentil et qu’on ne se serait jamais douté qu’il ferait ça, de la femme célibataire qui galère avec deux jobs et deux enfants à charge et qui n’est plus que l’ombre d’elle-même.
Tuer sans savoir.
Moi, je vous le dis. On a tous un.e meurtrier.e latent.e en nous. Définition de Latent : qui existe de manière diffuse, sans être apparent, mais qui peut à tout moment se manifester.
- Vaut mieux tourner au rond que sombrer dans le crime, tout de même ?
- Ça c’est toi qui le dis mais c’est pas toi qui tournes
(Sale affaire, Yolande Moreau)
Yolande Moreau dans ‘Sale Affaire’
J’aime beaucoup ce que dit Yolande Moreau sur cette “folie ordinaire” qui nous habiterait tous et toutes. Mais sociologiquement, il faut reconnaitre que nous sommes lié.e.s par un système, fait de dominance, de rapports de force et de violence à plus haute échelle. C’est la conclusion à laquelle Lévinas va arriver dans ses lectures talmudiques.
« Dans la société occidentale, libre et civilisée, mais sans égalité sociale, sans justice sociale rigoureuse, est-il absurde de se demander si les avantages dont disposent les riches par rapport aux pauvres et tout le monde est riche par rapport à quelqu'un en Occident si ces avantages, de fil en aiguille, ne sont pas la cause de quelque agonie de quelqu'un, quelque part ? N'y a-t-il pas, quelque part au monde, des guerres et des tueries qui en sont la conséquence ? Sans que nous autres, habitants de nos capitales – capitales sans égalité, certes, mais protégées et abondantes, sans que nous autres ayons voulu du mal à qui que ce soit ? » [8]
En d’autres mots : depuis mon confortable appartement à Genève duquel je poste cet article, ne suis-je pas involontairement responsable pour la mort du gosse qui va aller chercher le lithium de la batterie de mon ordinateur dans les fins fonds d’une mine au Congo ?
« Le vengeur ou le rédempteur du sang ne rôde-t-il pas autour de nous, sous forme de colère populaire, d'esprit de révolte ou même de délinquance dans nos faubourgs, résultat du déséquilibre social dans lequel nous sommes installés ? »[9]
Michel Foucault va plus loin, selon lui « La folie est une maladie, non de la nature, ni de l’homme lui-même, mais de la société. »[10] Les hôpitaux psychiatriques, cliniques de bien-être en tout genre, prisons, maisons de corrections, centres de désintoxications et cabinets de psychanalystes ne seraient-ils pas le reflet de notre société folle ?
Les villes-refuges par essence de ceux qui n’en ont pas trouvé ailleurs.
Paris is Burning, 1990, Jennie Livingston. Lien vers le documentaire ici.
C’est d’ailleurs ce qui m’est resté du documentaire Paris is Burning réalisé par Jennie Livingston. Dans les années 80, à New York, se réunissaient des jeunes des communautés LGBT afro-américaines et hispaniques pour ce qu’ielles appelaient des « balls », soirées au cours desquelles les participant.e.s s'affrontent dans des défilés ou à travers la danse. Le film offre un aperçu intime de la vie dangereuse et souvent précaire des drag, des femmes trans et des hommes homosexuels. Les balls leur permettaient ainsi d’appartenir à une communauté, de mettre en valeur leur talent, leur créativité et de s'exprimer à travers la mode et le style. Ces balls étaient sans aucun doute des villes-refuges pour nombreux d’entre ielles.
Paris is Burning est un documentaire brut, libre et sensible. Je vous le recommande vivement.
Alors, au final, c’est quoi une ville-refuge ?
Il me parait évidemment que la question de ville-refuge peut facilement s’élargir au concept de « refuge », une boite de pandore. D’accord, il faut pouvoir fuir le vengeur du sang, mais où allons-nous pour fuir la violence qu’on s’inflige à soi-même ? Que faire quand notre propre ombre ressurgit ? Quand nos monstres refont surface sans qu’on s’y attende ? Quand on a envie de tuer l’autre ?
Chacun aura sa propre réponse, son propre chemin vers la vérité.
Pour moi une ville-refuge est un espace, mental, physique ou relationnel qui accepte et accueille tout ce qu’il y’a de plus sombre en nous. Ce qu’il y’a d’obscène, d’abject, de monstrueux, de répugnant, d’hystérique, de répulsif, de dérangeant, de sordide, de déplacé, de grinçant, de cruel, de criant, de grotesque, de ridicule, de lamentable, de laid, de pathétique, de vulgaire, d’excessif, d’ambigu, de honteux, de médiocre, de saignant. Le monstre est tout ce que la société tente inlassablement de silencer et de réprimer.
La ville-refuge est un espace qui laisse le monstre en nous être, qui le laisse respirer afin qu’il ne doive ni violer des femmes, ni commettre des infanticides, ni infliger de la violence dans les foyers. Un espace qui peut recevoir les mots suivants : « je ne sais plus qui je suis », « je n’arrive pas à me regarder dans la glace », « je regrette d’avoir eu des enfants », « j’en suis venu aux mains, j’aurais pu le jeter par la fenêtre ».
La littérature et les livres ont été mes premières villes-refuges. Et longtemps je me suis pensée assez forte et assez indépendante pour créer des villes-refuges, seule, entourée par mes bouquins. C’est à travers mes lectures, que je réalisai que mes contradictions, mes paradoxes et mes contrastes pouvaient être contenues chez un.e autre.
Au fur et à mesure que je me confronte à la vie, je trouve ces villes-refuges avec et à travers mes relations, non plus dans la fantaisie des livres mais dans ma réalité. Je ne voudrais plus faire sans ces nouvelles amitiés qui peuvent me (rece)voir, une fois que je me suis acceptée, telle que je suis vraiment, avec tout le kitsch et le glaçage que ça inclut.
Une communauté de mi-coupables, mi-innocents.
Alors voilà ce que je vous propose pour clore cet article.
Je vous invite à vous créer une nouvelle ville-refuge. Ça peut être une maison en collectif, une histoire d’amour et d’amitié, un stage de clown ou de théâtre, une toile de peinture, un studio d’enregistrement, le canapé d’un psy, une chambre à soi, une coloc, un kibboutz. Selon les besoins de votre monstruosité.
Marlène Dumas, Teeth, 2018
Quand j’étais petite, j’avais peur la nuit.
Aujourd’hui, j’ai encore peur.
Je n’ai plus peur des voleurs.
Ni des violeurs.
Mais les monstres continuent de rôder
Alors je continue à chercher et construire mes villes-refuges. Le chemin est long et plein d’obstacles. Je n’y suis pas encore. Mais je sais que peu importe où le vent me mène, je vais en avoir besoin.
Au cas où je tue quelqu’un … sans le savoir.
Monstrueusement votre,
Chavoua Tov
Julia
Je dédie cet article à Regev.
Le titre de cet article est emprunté au livre (du même titre) du philosophe Paul B. Preciado, publié en 2020 chez Grasset.
Merci pour votre lecture
N’hésitez pas à partager vos impressions et ressentis par email julia.cincinatis@gmail.com ou de partager cette lettre avec des amie.s susceptibles d’apprécier la démarche.
A tout vite.
[1] Bamidbar 35 :9, Deutéronome 4 :41, Deutéronome 19 :1
[2] Deutéronome, 19:20, paracha Choftim
[3] Rachi, dans son commentaire, insiste que des panneaux de signalisations doivent être installés aux carrefours pour faciliter le chemin aux fuyards. Le Rambam ajoute que les voies d’accès à ces villes doivent être maintenus en bon état et avoir trente-deux coudées de large pour qu’on puisse y circuler aisément.
[4] Anne Ancelin Schutzenberger, psychogénéalogie guérir les blessures familiales et se retrouver soi, 2007
[5] Deutéronome ref (IV, 43),
[6] Genèse, 37,21 : Et Reuben l’entendit et voulut le sauver de leurs mains
[7] Emmanuel Levinas, l’au-delà du verset, Letcures et discours talmudiques, 1982, page 64-65
[8] Idem., 56
[9] Idem., 57
[10] Histoire de la folie à l’âge classique, 1972, page 587