En ce moment, je traverse une rupture amoureuse. Ça ne m’était plus arrivé depuis longtemps et franchement, c’est bien chiant - en plus d’être super triste. Le plus chiant c’est de ne pas pouvoir partager ces petites choses du quotidien qui auraient pu faire sourire l’autre. Il en va du dernier roman qu’il a lu, à ma tentative de boulettes de viande, à une histoire de pull et de pantalon. Ces détails qui, aux yeux du monde n’ont absolument aucune importance, mais qui font le ciment du lien. Alors pour vivre cette séparation le mieux possible, j’applique une technique apprise à mes 16 ans que je vous livre ici. Quand l’envie irrésistible de lui écrire me chatouille le cœur – comme hier soir à la fin de shabbat – je le fais. Hier soir, à deux heures du matin, j’ai écrit un joli petit pavé dans les notes de mon téléphone, mais sans l’envoyer. Ce matin, après une nuit de 8heures, j’étais de nouveau capable de me raisonner. Quand j’ai vraiment besoin de l’envoyer, alors je l’envoie à une amie ou un ami qui pourra recevoir ma peine en toute bienveillance.
Vous me direz : Julia, t’es mignonne cocotte avec tes histoires de coeur mais quel rapport avec la parasha de la semaine ?
La sixième heure
Au début de notre relation, quand on essayait de trouver le bon rythme et la bonne fréquence, il avait pour habitude de me dire : « Si seulement les Hébreux avaient pu attendre quelques heures, Julia ! Juste quelques heures. » C’était sa manière biblique de me dire : « Relax, les bonnes choses prennent parfois un peu de temps à devenir. » Il faisait ainsi référence à la parasha de la semaine Ki Tissa qui raconte l’épisode tristement célèbre de la faute du Veau d’Or.
Lorsque les Israélites virent que Moïse tardait à redescendre de la montagne, ils se réunirent auprès d’Aaron et lui dirent : « Allons, fabrique-nous un dieu qui marche devant nous, car nous ne savons pas ce qui est arrivé à ce Moïse, l’homme qui nous a fait sortir d’Egypte. » [1]
וַיַּ֣רְא הָעָ֔ם כִּֽי־בֹשֵׁ֥שׁ מֹשֶׁ֖ה לָרֶ֣דֶת מִן־הָהָ֑ר וַיִּקָּהֵ֨ל הָעָ֜ם עַֽל־אַהֲרֹ֗ן וַיֹּאמְר֤וּ אֵלָיו֙ ק֣וּם
(Exode 32 :1)
Violant allègrement le premier commandement de la Torah interdisant toute forme d’idolâtrie, le peuple exige d’Aaron, d’ériger un dieu fait avec l’or de leurs bijoux. Doute profond, insécurité affective, rupture, manque de confiance, renoncement à la foi, ingratitude, trahison et infidélité … tant de mots ont été utilisés pour décrire la symbolique très forte de cet épisode et les conséquences profondes sur la relation triangulaire entre le Peuple, Moïse et Dieu.
Selon les commentateurs, ce qui se passe au pied de cette montagne est un mélange de malentendu et de manipulation. Selon Rachi et le Tora Temima il ne faut pas lire le mot בֹשֵׁ֥שׁ comme bochéch (il tardait) mais comme baou chéch (la sixième heure était arrivée).[2] Lorsque Moise était monté sur la montagne, il avait annoncé : « Je serai de retour après 40 jours, dans les six premières heures ». Apparemment le peuple aurait compris que le jour du départ faisait partie du décompte; or, Moïse ne comptait que les jours complets (40 jours et 40 nuits). A la sixième heure du quarantième jour, le Satan serait descendu et aurait apporté un peu plus de confusion. Tiens tiens, Il n’est pas revenu votre leader, je parie qu’il est mort. A ces mots, les sceptiques du groupe auraient commencé une révolte et le reste aurait suivi. Le Ramban est plus clément: selon lui, realisant que Moïse ne revenait pas, le peuple aurait plus eu besoin d’un guide qui leur montrerait le chemin, que d’un dieu. En le voyant redescendre, ils auraient immédiatement laissé tomber leur nouveau maître.[3]
C’est une histoire de six petites heures qui leurs coûtera une longue errance dans le désert. Six petites heures, c’est le temps qu’il me faudrait aujourd’hui pour me faire couler un bain, lire un chapitre d’un bouquin et faire une sieste.
Ça c’est aujourd’hui. Pourtant l’impatience et l’impulsivité sont deux traits de caractère qui gouvernent ma vie depuis toujours. Dans les bons jours, on appelle ça rapidité, vivacité et spontanéité. Dans les mauvais jours, je coupe la parole, j’anticipe, j’interviens, je provoque sans vraiment savoir, je réagis. Professionnellement, une jeune femme de 25 ans qui se permet de tout le temps dire ce qu’elle pense avec peu de retenue, n’était pas toujours apprécié. Les feedbacks de mes managers étaient consistents : ‘intelligente, ambitieuse et solide performance mais doit adapter son style de communication, peut paraître arrogante’. L’écriture est une bonne planque pour les gens comme moi. On a le temps de se relire.
Remarque, je crois que comme Obélix, je suis tombée dans la marmite étant petite. Je pense avec tendresse à mon grand-père, Wolf Cincinatis qui était un homme pressé, constamment en train de regarder sa montre, même durant ses vieux jours lorsqu’il n’avait ni plan, ni ami, ni rien prévu de sa journée. Vous n'aviez pas envie d’être bloqué dans les embouteillages avec mon grand-père : « Avaaaaaaaaaaance, lamekak», je l’entends crier devant son volant. [4]
Scène du Lapin Blanc, Alice aux pays des merveilles, Disney, 1951
En regardant de plus près, je me suis rendue compte que le mot "patience" et le mot "passion" partageaient une étymologie commune qui tire son origine du latin pati, signifiant "souffrir" ou "endurer”. Patientia signifie littéralement "capacité à supporter" et Passio signifie "souffrance" ou "passion". En 2024, la passion nous est servie à toutes les sauces. Les injonctions sociétales et normes collectives voudraient qu’on vive une passion amoureuse, qu’on soit passionné par notre métier et qu’on ait une longue liste de passions à côté de notre activité alors que pendant longtemps, vivre avec passion n’était ni particulièrement bien perçu, ni recommandé. Dans le champ lexical de passion, on trouve aussi pathos ou pathétique. Dans le domaine de la médecine, le terme patient désigne une personne recevant une attention médicale, un.e patient.e reste aujourd’hui synonyme de « personne qui souffre ».
Contrairement à ce que l’on a tendance à penser, la véritable patience n’est donc pas de savoir attendre. Celui qui attend, anticipe déjà, espère, projette quelque chose d’autre dans le futur, quelque chose de mieux ou quelque chose de plus. La véritable patience serait l’idée de résister aux tentations de l’impulsion et de vivre pleinement ce qui nous est donné de vivre, au moment même, tout en demeurant ouvert pour accueillir l’instant suivant.
L’impatience comme idolâtrie
Quand je parle de mon rapport au judaïsme aujourd’hui autour de moi, certaines personnes peuvent porter un regard très fermé et enfermant sur le sujet. Selon eux/elles, religion serait automatiquement synonyme d’obscurantisme, de retour en arrière, de quelque chose de tout à fait hors propos. J’observe ces réactions avec intérêt, curiosité et humour. Comme si la société moderne n’avait pas aussi fabriqué une myriade de petits dieux. A commencer par cet ordinateur sur lequel je tape ce texte, internet, les réseaux sociaux, la télévision, la voiture, la médecine et le progrès. Ce que les gens qui me regardent parler de religion comme si j’étais une primitive ne réalisent pas, c’est que l’idolâtrie de notre veau d’or s’est simplement refoulée, intériorisée et retransformée ailleurs et autrement. Selon Moussa Nabati, « l’idolâtrie consiste, de nos jours, sans idoles ni idolâtres reconnus comme tels, à célébrer le culte d'une valeur, d'une personne ou d'un objet magique, que pourtant l'homme a fabriqué lui-même, mais auquel, sans s'en rendre compte, il se soumet. Cela constitue l'exacte définition de l’idolâtrie : une œuvre créée par l'homme qui lui échappe et le domine au lieu de demeurer à son service, qui le dépouille et le vide au lieu de l'enrichir. » [6] En lisant ces mots, je ne peux que penser à notre addiction collective à la technologie qui ne va faire que s'envenimer avec l’arrivée inaltérable de l’intelligence artificielle. Alors oui, un produit Amazon peut arriver chez vous en moins de 24h mais à quel prix ? Qui est sacrifié sur l’autel au nom de la rapidité, de la consommation et du progrès ?
Stromae reprend L’amour est un oiseau rebelle de Bizet dans son album Racine Carrée. Dans ce clip animé, il aborde la thématique de l'aliénation par les réseaux sociaux
Parlons peu mais parlons bien. PornHub est le 4ième site le plus visité au monde, après Youtube et avant Twitter et Wikipédia. La pandémie (et l’immense solitude qui s’en suit) n’a fait qu’augmenter la fréquentation des sites pornographiques exponentiellement. Il convient de rappeler que la pornographie a joué un rôle capital dans le développement de l’internet et qu’elle y occupe une place considérable. Cette industrie a souvent été à la pointe de l'adoption de nouvelles technologies telles que la diffusion en continu, la réalité virtuelle et même la blockchain, contribuant à la mise en place des modèles économiques numériques de demain. [7] L’histoire de l’entrepreneur et milliardaire français Xavier Niel en est un parfait exemple: avant de fonder le fournisseur d'accès à Internet Free, Xavier Niel, encore au lycée, avait crée les premiers services de Minitel rose. La culture du porno est un élément omniprésent de la culture populaire, influençant la mode, le cinéma, la publicité, la musique et la littérature.
A cette échelle et ampleur, la pornographie nous concerne tous et toutes d’une manière ou d’une autre. Le nier serait inconscient.
Pourquoi parler de pornographie dans la parasha de l’idolâtrie ? Car il est, selon moi, question de la même chose : du désir. D’un désir qui doit être assouvi, immédiatement. Le.La consommateur.trice de pornographie comme l’idolâtre confond le désir et son objet. Ce que la libido (le désir) recherche à travers ses diverses satisfactions (l'acte sexuel, le gain d'argent, le poste Instagram, le nouvel Iphone) ce n'est jamais l'objet en soi (le sexe, l'argent), mais la nécessité vitale pour lui de pouvoir continuer à vibrer, à se ressourcer, à se maintenir en éveil, en érection, sans s'éteindre, pour ne pas se déprimer. [8]
L’idole, que ce soit le veau d’or ou une vidéo en ligne, sont tous deux des solutions préfabriquées amenées sur un plateau. L’idolâtre ou le consommateur ne doute pas, il ne désire plus par lui-même, il n'erre pas dans les méandres du doute et du questionnements, il ne se perd pas, il se conforme à la pensée unique et adepte du prêt à croire et du prêt à désirer ![9] C’est une petite mort.
D’ailleurs le texte est clair :
וַיַּשְׁכִּ֙ימוּ֙ מִֽמׇּחֳרָ֔ת וַיַּעֲל֣וּ עֹלֹ֔ת וַיַּגִּ֖שׁוּ שְׁלָמִ֑ים וַיֵּ֤שֶׁב הָעָם֙ לֶֽאֱכֹ֣ל וְשָׁת֔וֹ וַיָּקֻ֖מוּ לְצַחֵֽק
« Tôt le lendemain matin, le peuple offrit sur l’autel des sacrifices complets et des sacrifices de paix. Les gens s’assirent pour manger et pour boire, puis se levèrent pour s’amuser. »
(Exode 32 :6)
Rachi commente : « le mot letsa’héq (pour s’amuser) contient une connotation de débauche sexuelle, comme il est écrit dans Bereshit (39 :17) et aussi une connotation de meurtre. Il est raconté qu’au même moment, ‘Hour, le second de Aaron, qui essayait d’empêcher la construction du veau d’or, se fait assassiné. Donne-moi ce que je veux maintenant, aussi non je te bute.
Le texte en devient même bruyant :
וַיִּשְׁמַ֧ע יְהוֹשֻׁ֛עַ אֶת־ק֥וֹל הָעָ֖ם בְּרֵעֹ֑ה וַיֹּ֙אמֶר֙ אֶל־מֹשֶׁ֔ה ק֥וֹל מִלְחָמָ֖ה בַּֽמַּחֲנֶֽה׃
וַיֹּ֗אמֶר אֵ֥ין קוֹל֙ עֲנ֣וֹת גְּבוּרָ֔ה וְאֵ֥ין ק֖וֹל עֲנ֣וֹת חֲלוּשָׁ֑ה ק֣וֹל עַנּ֔וֹת אָנֹכִ֖י שֹׁמֵֽעַ׃
« Lorsque Josué entendit les cris que poussait le peuple, il dit à Moise : « On entend des bruits de bataille dans le camp. – Non, répondit Moise, ce ne sont ni des cris de victoire, ni de défaite. Ce sont des bruits d’outrage ! »
(Exode 23 :17-18)
En bref, c’est la grosse débauche. On ouvre les vannes, tout est permis. La jouissance éclate.
Nicole Eisenman, Man Cloud, 1999
Je pense à Alex, un jeune homme de 23 ans à l’époque, qui me raconta, dans la confidence de notre amitié, son addiction à la pornographie. Il souffrait à l’époque de dépression, d’une énorme baisse d’estime de lui alors même qu’il devait urgemment se trouver un job. Ce genre de troubles affectent bien plus d’hommes autour de nous, qu’on n’en parle. La dépendance au porno, comme toute dépendance, entraine un sentiment de honte, de culpabilité et d'isolement social mais surtout, joue un rôle crucial sur la capacité du dépendent à établir ou à maintenir des relations intimes et satisfaisantes avec un.e partenaire dans la réalité. Une exposition excessive au porno peut contribuer à des complications telles que la dysfonction érectile, l'éjaculation précoce, la diminution du désir sexuel ou des difficultés à atteindre l'orgasme sans stimulation pornographique. C’est Alex qui le premier m’a parlé du NoFap mouvement, un site et forum communautaire qui sert de groupe de parole pour ceux qui souhaitent renoncer à la pornographie et à la masturbation. C’est un vrai phénomène aujourd’hui et il y’a des centaines d’articles et de témoignages en ligne qui en parlent.
L’antidote avant le poison
Je crois que ce que je préfère le plus dans la parasha de Ki Tissa, c’est qu’avant le gros bordel du veau d’or, il y’a un long paragraphe à propos de Shabbat.
« Vous observerez les jours de sabbat ; en effet c’est un signe entre moi et vous pour vos descendants : il vous rappellera que je suis le Seigneur et que vous m’appartenez. Observez donc le sabbat, ne le considérez pas comme un jour ordinaire. (…) Les israélites observeront pleinement le sabbat, de génération en génération, car il s’agit d’une alliance éternelle. Ce jour sera à jamais un signe de la relation qui unit les israélites a moi-même ; en effet le Seigneur a créé les cieux et la terre en six jours, mais le septième jour il s’est arrêté pour se reposer »
(Exode, 31:13-17)
Haim Korsia déclarait l’an dernier durant une conférence à Beth Yaacov : « Si le monde entier faisait shabbat, il n’y aurait pas de changement climatique. » En 5 ans de métier dans les énergies renouvelables et la durabilité, c’est l’argument le plus irréfutable que j’aie entendu sur le sujet. Shabbat est une merveilleuse opportunité de s’arrêter, et de pour 24 heures, mettre quelques-uns de nos vices en pause que ce soit l’avidité, la cigarette ou la masturbation.
L’acceptation de la loi a pour vertu première, ici, celle de sauvegarder le Moi, cet énorme ego qui nous fait croire tout et n’importe quoi. Le Shabbat, je le crois, peut d’une certaine façon prémunir l’individu contre l’esclavage pulsionnel, ce besoin immédiat de consommer, et ainsi permettre le renouveau du désir.
En ce moment, je vis une rupture amoureuse. Ça ne m’était plus arrivé depuis longtemps et franchement, c’est bien chiant. Le plus chiant c’est de ne pas pouvoir partager ces petits choses du quotidien avec l’autre. L’amour est encore là mais il n’a nulle part où aller.
Finalement, je suis heureuse d’avoir été patiente, d’avoir résisté à ma pulsion, de ne pas avoir envoyé ce sms hier soir, après shabbat.
Un article entier sur Ki Tissa, c’est drôlement plus jouissif.
« Si seulement les Hébreux avaient pu attendre quelques heures, Julia ! Juste quelques heures. »
A toutes nos impatiences, toutes nos impuissances,
Et à toi, évidemment.
Merci pour votre lecture 💖
J’attends vos retours par email julia.cincinatis@gmail.com et suis ouverte à toute contribution ou collaboration. Si ça vous a plu, n’hésitez surtout pas à partager autour de vous à des personnes susceptibles d’apprécier la démarche.
[1] Toutes les traductions de ce texte viennent de l’Ancien Testament interlinéaire (hébreu-français) de l’Alliance biblique universelle, Bibli’O, 2007.
[2] Miqraoth Guedoloth, Vol 8, p204, Ed. Gallia
[3] Idem., p208
[4] Insulte Yiddish que nous comprenons tous dans la famille sans savoir le traduire. Un lamekak n’est pas un shmock et vice-versa.
[5] Moussa Nabati, La bible une parole moderne pour se reconstruire, Ed. Dervy, p100
[6] Idem, p.103
[7]TaxationOfDigitalTypography--Planches--Web.pdf (unige.ch)
[8] Moussa Nabati, La bible une parole moderne pour se reconstruire, Ed. Dervy, p105
[9] Idem.
J’adore l’idée que le Shabbat nous a été « donné » pour être transmis de génération en génération car au fond n’est ce qui rattache chaque juif/ve à son judaisme ? C’est fou le nombre de Shabbat célébré depuis 3500 ans ( ou plus?) ! Hehehehe Greta inspire toi du judaisme, déjà que tous les vendredis tu manifestes devant le parlement suédois.. c’est un peu le début d’un Shabbat 🤣