Je publie peu en ce moment. Pourtant, je continue d’écrire, à fréquence régulière. Je gribouille dans mon carnet, compagnon inconditionnel, premier espace de ma vie où l’exploration et le jeu ont été possibles, sans aucune contrainte ni finalité.
Et voilà qu’en l’espace d’un an, je crée une Newsletter avec un nom, une identité visuelle, un propos théologique, et une attente hebdomadaire, voire mensuelle, de la part de quelques centaines d’abonné.e.s de qualité.
Ma boîte mail déborde désormais d’incitations promotionnelles en tout genre, de newsletters d’auteur.e.s que tantôt j’envie, tantôt méprise, d’encouragements à promouvoir davantage ma page, de résultats, de chiffres, de performances. À chaque nouvelle publication, je me retrouve coincée, tel un hamster dans sa cage, face à l’inévitabilité du médium. Je guette mes « stats », j’attends les retours, les commentaires... Vais-je être likée ? Aimée ? Partagée ? Comme si la fin pouvait justifier le moyen. Je dois me rendre à l’évidence: ce que je croyais être de l’écriture s’est rapidement transformé en contenu, un produit de consommation comme un autre. Je dois me rendre à l’évidence: je suis devenue esclave de la tyrannie du Pouce.
Tout s'achète. L'amour, l'art, la planète Terre, vous, moi. Surtout moi.
99Francs, Frédéric Beigbeder, 2000
Alors que nous avons entamé, ce samedi 18 janvier 2025, la lecture du livre de l’Exode avec la parasha Chemot — récit de Moïse et de la sortie des hébreux du joug égyptien — je ne peux m’empêcher de penser à l’histoire bien moderne de mon propre esclavage face aux puissants outils de la technologie.
Moi qui avais quitté un poste très bien rémunéré dans une grande entreprise, me voilà pourtant, redescendue de mon trône, et rappelée au même cycle de production. Victime et bourreau, je m’exploite moi-même, volontairement, sans qu’aucune contrainte extérieure ne soit désormais nécessaire. Et là où ça en devient fort pernicieux c’est que cette exploitation-là est beaucoup plus efficace, car sans dominant désigné, elle va de pair avec un semblant sentiment de liberté.
Bien entendu, l’esclavage duquel je parle s’étend à l’ensemble du système de marché, dont nous sommes toustes devenus les produits, un code barre tamponné au cul. Ce système nous contraint à nous vendre, à nous différencier coûte que coûte, en nous livrant une compétition acharnée. Je Suis. J’existe. Regarde-moi. Nous n’avons surtout pas intérêt à dévier de notre rôle de bon bétail humain : l’Algorithme veille et punit.
Alors, comment sortir de l’esclavage ? N’est-ce pas précisément la question centrale du livre de l’Exode ?
Pour y répondre, pourquoi ne pas poser la question directement au protagoniste central de notre histoire ? J’appelle… Moïse ! Oui, j’ose le dire : Moïse n’est ni le premier patriarche ni le premier prophète, mais selon moi, le premier résistant de l’Histoire.
Souvenons-nous.
La parasha Chemot conte l’histoire de ce nourrisson sauvé des eaux et élevé comme un Prince d’Égypte qui va, à un moment clé de son histoire, péter une petite durite et faire un choix radical.
וַיְהִי בַּיָּמִים הָהֵם וַיִּגְדַּל מֹשֶׁה וַיֵּצֵא אֶל־אֶחָיו וַיַּרְא בְּסִבְלֹתָם וַיַּרְא אִישׁ מִצְרִי מַכֶּה אִישׁ־עִבְרִי מֵאֶחָיו
וַיִּפֶן כֹּה וָכֹה וַיַּרְא כִּי אֵין אִישׁ וַיַּךְ אֶת־הַמִּצְרִי וַיִּטְמְנֵהוּ בַּחוֹל
וַיִּשְׁמַע פַּרְעֹה אֶת־הַדָּבָר הַזֶּה וַיְבַקֵּשׁ לַהֲרֹג אֶת־מֹשֶׁה וַיִּבְרַח מֹשֶׁה מִפְּנֵי פַרְעֹה וַיֵּשֶׁב בְּאֶרֶץ־מִדְיָן וַיֵּשֶׁב עַל־הַבְּאֵר
Un jour Moïse, devenu adulte, alla voir des frères, les Hébreux. Il fut témoin des travaux forcées qui leur étaient imposées. Il aperçut un Égyptien en train de frapper un de ses frères hébreux. Moïse regarda tout autour de lui et ne vit personne ; alors il tua l’Égyptien et cacha le corps dans le sable. (…) Le pharaon entendit parler de l’affaire et chercha à le faire mourir. Moïse s’enfuit et alla se réfugier dans le pays de Madian. Là, il s’assit près d’un puits.
(Exode 2 :11-15)
Alors qu’il appartient au 0,00001 % de la classe dirigeante, Moïse tue un officier égyptien qui maltraite un esclave et cache son corps dans le sable, avant de s’enfuir dans le désert, menacé de mort par Pharaon.
Je l’entends murmurer:
Votre monde est dégueulasse. Votre amour du plus fort est morbide. Votre puissance est une puissance sinistre. Vous êtes une bande d’imbéciles funestes. Le monde que vous avez créé pour régner dessus comme des minables est irrespirable.
On se lève et on se casse. C’est terminé.
On se lève. On se casse.
(Virginie Despentes, Libération, 01 Mars 2020)
Là où d’autres verraient en ce geste, une chute, une déchéance – quitter le faste d’un prince pour devenir un berger en évasion –, Moïse découvre une voie inattendue : celle de la véritable libération.
En tournant le dos à cette société égyptienne ultramatérialiste où tout semble dicté par le pouvoir, la force et la hiérarchie dont il est au plus haut de la pyramide (un peu trop facile?), Moïse décide qu’il ne sera plus acteur de ce système oppressant. À Madian, devenu berger, il est dorénavant guidé par les besoins élémentaires de son environnement : protéger son troupeau, aimer sa femme, marcher, veiller.
Et dans ce silence, comme dans tout silence, Moïse réapprend à observer, à écouter, et à se reconnecter à l’essentiel, à la part de divin qui somnole en lui. En quittant le palais, Moïse n’a pas seulement échappé à une vie opulente ; il a trouvé l’arrêt, la possibilité de résister. Résister aux rôles imposés par les autres et aux projets qui n’étaient pas les siens.
Photo prise quelque part dans le désert de HaArava, Décembre 2024
En lisant la parasha Chemot, il est difficile de ne pas reconnaître dans cette Égypte des Pharaons les traits d’une société ultranéolibérale définie par la performance : les puissants exploitent les minorités, leur offrant à peine de quoi survivre, tandis que les opprimés, eux, restent coincés dans leur roue sans chercher à en sortir.
C’est le peuple qui s’asservit, qui se coupe la gorge, qui, pouvant choisir d’être soumis ou d’être libre, repousse lui-même la liberté et prend le joug. C’est lui qui consent à son mal, ou plutôt qui le recherche. S’il devait lui en couter pour recouvrer sa liberté, je ne l’en presserais pas, bien que l’homme doive avoir à cœur de rentrer dans ses droits naturels et, pour ainsi dire, de bête redevenir homme. Mais je ne lui demande pas une si grande hardiesse, je ne lui permets simplement pas de préférer je ne sais quelle assurance de vivre à l’aise mais soumis.
(Etienne de la Boétie, Discours sur la servitude volontaire, 1574)
Aujourd’hui, l’algorithme est devenu ce nouveau Pharaon : tout-puissant, immensément riche, et vecteur de politiques discriminantes. Il impose à ses utilisateurs de sourire, d’être heureux, de suivre des tendances bien spécifiques — certaines musiques, certains marqueurs de tendance, des messages simplifiés qui captent l’attention — tout en interdisant ou limitant la diffusion d’autres contenus plus politisés.
Rappelons que le mot « Égypte », en hébreux, מִצְרַיִם mitzrayim vient de la racine étymologique צר tzar qui veut dire « étroit ». En sortant d’Égypte, on sort littéralement de ses étroitesses. Et quoi de plus étroit qu’un écran de téléphone ? (Une vulve oui, mais ça c’est pour une autre fois). Ça me fait penser à cette dame que j’aperçus l’autre jour, à la plage. Elle était debout, les pieds près de l’eau mais le dos tout à fait courbé, plongée dans son écran. Je me suis demandée si elle y trouverait un horizon plus large.
Elmgreen & Dragset, This is How We Play Together, Marbre, 2023
Instagram ne s’en cache pas : pour améliorer ma performance, la plateforme me conseille de produire plus de « REELS » (de courtes vidéos), dans lesquelles il faudrait que je capte l’attention de mon audience au bout des trois premières secondes. TROIS SECONDES. Face à cette tyrannie du pouce, je ne vois qu’une solution : dire Non. Non. Je ne désire pas susciter ton intérêt en trois secondes. J’aurais comme l’impression de te jouir sur la gueule sans même connaitre ton nom.
Non, merci.
Continuer à jouer dans ce système, est une nouvelle forme d’aliénation, et croire qu’on peut changer ce système, en rajoutant sa goutte d’eau à l’océan, est le comble de l’orgueil et du délire.
Dans « État limite », Nicolas Peduzzi suit le quotidien du docteur Jamal Abdel-Kader, jeune psychiatre mobile de l’hôpital Beaujon, à Clichy. Ce documentaire sonde l’effondrement de l’hôpital public, miroir d’une société qui relègue les plus fragiles à la marge et pousse ceux qui prennent soin d’eux au-delà de leurs limites.
Jamal s’interroge : ne suis-je pas complice d’un truc qui est fou ?
Moïse donc, dit Non.
Lors du célèbre épisode du buisson ardent, Dieu lui ordonne : « Va, et fais sortir d’Égypte Israël, mon peuple ». Moïse répond alors, tour à tour : « Qui suis-je pour aller trouver le Pharaon ? », « Ils me demanderont ton nom. Que leur répondrai-je ? », « Mais les Israélites ne voudront pas me croire ni écouter ma voix. » Et le meilleur pour la fin : « Ce n’est pas possible, j’ai beaucoup trop de peine à m’exprimer. » [1]
Il ne veut pas y aller. Fous-moi la paix, semble-t-il répondre à Dieu. Je ne suis personne. Tu es une voix dans ma tête, et je n’ai pas besoin d’aller changer le monde. Et même si je le voulais, je n’en suis pas capable. Ce sera sans moi.
La Tirade des “non merci !” issue de Cyrano de Bergerac, Edmond Rostand (1897), interprétée par Gérard Depardieu (1990).
Selon Nietzsche, l’absence de vie de l’esprit repose sur « l’incapacité de résister à une sollicitation », sur l’impossibilité d’opposer un non.[2] Réagir immédiatement, suivre chaque impulsion, constitue déjà, à ses yeux, une maladie, un déclin, un signe d’épuisement. La contemplation, au contraire, est un acte de résistance vive face à ce qui afflue et se presse.
En tant qu’acte souverain, capable de dire « non », la contemplation est plus active que n’importe quelle hyperactivité.[3] Car l’intensification frénétique de l’activité finit par basculer en hyperpassivité : un état où l’on suit, sans résistance, chaque impulsion et chaque stimulus.
Faire, sans savoir pourquoi, mais faire. Produire, continuer, scroller, liker, bugger, zapper, poster … devenir un profil, une statistique, un produit, une machine. Cette pure frénésie ne crée rien de neuf en soi, elle ne fait que reproduire et accélérer ce qui existe déjà.
Voilà pourquoi il m’est difficile de publier ces jours-ci. Je n’ai rien à dire qui n’ait pas déjà été dit. Et peut-être que l’acte le plus révolutionnaire, en cet instant précis, serait de fermer mon ordinateur et de me taire. Me taire pour retrouver ma liberté. Ecouter le silence où toute vérité se niche. Pour assumer la puissance du non-faire, la force de dire Non, un processus profondément actif, un véritable travail en soi.
Maurice Moore & Claude Cahun, au bord de l’eau, à Jersey, après la guerre. Elles avaient toutes deux publié plus de 2,450 tracts sous le pseudonyme Der Soldat ohne Namen (Le soldat sans Nom) encourageant les soldats allemands à déserter, ébralant ainsi psychologiquement la machine de guerre nazie.
En cela, Moïse est le premier résistant de l’histoire. Il est totalement détaché des objectifs, des KPI[4], des mesures, des récompenses, de la validation ou de l’algorithme. Qui aurait « follow », « liké » ou « écouté » un type qui bégaie et qui ne sait même pas où il va ? Si on lui avait demandé :
- « Mec, tu fais quoi dans la vie ? »
Il aurait peut-être répondu :
- « J-Je... je mène un p-peuple... à sa l-l-libération. »
- « Pourquoi ? »
- « Parce que... p-parce que j’ai eu un ap-appel sp-spirituel… un arbre q-qui m’a parlé. »
- « OK… et ça va durer combien de temps ton histoire de libération ? Qu’on puisse planifier budget et plan financier pour les 20 prochaines années. Les actionnaires ont besoin de visibilité pour leur portefeuille d’investissement. »
- « A-Aucune idée. »
- « Mais, vous allez où ? »
- « J-Je ne sais p-pas non plus. »
- « Sérieux ?! Et au final, vous recevez quoi pour cette prétendue libération ? »
- « Il p-paraît qu’on reçoit un territoire. M-Mais moi, je n’ai ppppp-pas le droit d’y entrer. »
En cela, Moïse est un résistant, certes, mais aussi un très mauvais négociateur.
Si j’avais été Moïse, j’aurais dit à Dieu : « Ok, c’est bon, j’y vais, mais seulement si Shabbat devient le jour du travail et que le reste de la semaine, tu me laisses contempler, deal ? »
Si vous n’entendez plus parler de moi, c’est une bonne chose. C’est que j’ai rejoint les rangs de la résistance.
Chavoua Tov,
Julia
Perfect Days, Wim Wenders, 2023
Ps : Il y’a des gens, qui pour résister, à la folie (la leur et celle ambiante), ont décidé de dédier leur vie à l’écriture. Je les en remercie car, grâce à eux et elles, je me sens un peu moins seule. Si cet article vous a parlé, n’hésitez pas à lire un livre en entier. C’est beaucoup mieux qu’un spam dans votre boite mail. Voici mes recommandations :
La Société de la fatigue, Byung-Chul Han, Editions Puf, 2024
Philosophie du canapé, Stefano Scrima, Bibliothèque Rivages, 2023
Résister à la Culpabilisation sur quelques empêchements d’exister, Mona Chollet, Editions Zone, 2024
Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt, 1958
[1] Exode 3 :7 – 4 :14
[2] Société de la fatigue, Byung-Chul Han, 2024, p52
[3] Idem.
[4] acronyme de key perfomance indicator un diminutif dans le monde de l’entreprise qui est souvent accompagné de petits drapeaux rouges verts et orange comme à l’école primaire
Merci pour votre lecture 🙏 Voici un petit bouton promotionnel que Substack recommande de mettre partout afin d’avoir plus de visibilité. Je suis les recommendations. Je me soumets. J’inclus le bouton quelque part.
N’hésitez pas à partager vos impressions et ressentis par email julia.cincinatis@gmail.com ou de partager cette lettre avec des amie.s susceptibles d’apprécier la démarche. L’important c’est le dialogue.