Celui qui ne supportait pas le refus
Ce matin je me suis réveillée avec des whatsapp d’une grande violence de la part de quelqu’un avec qui j’entretenais une relation amicale. Appelons le Emile. Petit conseil: faire très attention avec ceux et celles qui écrivent. Tout ce que vous partagez pourra être retenu contre vous, par écrit, figé, noir sur blanc. Les écrivain.e.s sont des vampires, vous êtes leur sang. Je vous épargne les détails de notre conversation. En bref, je dois refuser une de ses invitations à un déjeuner pour célébrer la fête de Chavouot que les juifves de part le monde célèbreront à partir de ce soir jusqu’à jeudi soir 13 Juin. Entre deux voyages et mon travail, je ne suis pas disponible. Sur ce, une déferlante d’insultes « Merde, à quoi bon tes poèmes à la noix si tu n’es même pas foutue de bouger ton cul, un jour aussi important que Pessah ! » Bon, je comprends que tu aimerais m’avoir à ta table chéri, m’enfin pas besoin de t’agiter comme ça dans tous les sens. Mon père me dirait, lassé, en levant ses yeux au ciel « ouais, encore un qui n’a pas supporté le rejet ». Ce serait une manière de le lire. Sauf que dans le cas présent, Emile utilise le prétexte de la fête de Chavouot qui symbolise le don de la Torah; or invoquer autant de violence au nom de ce jour sacré, c’est un peu l’hôpital qui se fout de la charité, non ? Question amitié, c’est très nul, mais c’est surtout un terrain dangereux car, il s’avère … que j’aime ça. J’aime la Torah, j’aime l’étude, j’aime mon judaïsme et j’aime mon héritage. Alors, ce petit message d’agression matinale: cadeau ou menace ? Cadeau! Merci à Emile qui m’a permis, une fois de plus, de réaffirmer la part de Divin qui réside en moi, en transformant son crachin en énergie créatrice. Car Chavouot, c’est ça. Après tout, on finit par danser et chanter alors qu’à la base, Chavouot c’est une histoire de violence et de coercion.
Chavouot est l’une des trois fêtes de pèlerinage du judaïsme, avec Pessah et Souccot, au cours de laquelle on célèbre le début de la saison de la moisson du blé et, dans la tradition rabbinique, le don de la Torah sur le mont Sinaï. C’est dans la parasha Jéthro que l’épisode prend place.
וַיּוֹצֵ֨א מֹשֶׁ֧ה אֶת־הָעָ֛ם לִקְרַ֥את הָֽאֱלֹהִ֖ים מִן־הַֽמַּחֲנֶ֑ה וַיִּֽתְיַצְּב֖וּ בְּתַחְתִּ֥ית הָהָֽר׃
Moïse les fit sortir du camp pour s’approcher de Dieu. Ils s’arrêtèrent au pied de la montagne.
(Exode 19 :17)
Le mot utilisé pour nous indiquer l’emplacement du peuple juif est בְּתַחְתִּ֥ית … en regardant la racine du mot, on se rend compte, que les israélites se trouvent בְּ bé à l’intérieur, du תַחְתִּ֥ tareti qui signifie la profondeur, inférieur, souterrain. Comment pouvaient ils être en même temps sous terre et au pied de la montagne du Sinaï ? Les commentaires nous éclairent :
Cela montre que Dieu a tenu la montagne au-dessus d'eux comme un tonneau et a dit: Si vous acceptez la Torah, c'est bien. Si vous ne l'acceptez pas, voici vos tombes. (bShabbat88a)
Récapitulons donc. Dieu fait sortir les israélites d’Egypte, en plein milieu du désert, coupés de toute civilisation, de tout bien, Il leurs renverse la montagne sur la tronche et leur demande à se moment-là si oui ou non, ils acceptent ses commandements. Moi j’aurais plutôt vu un moment où Dieu et Moïse se retrouvent :
“Écoute – aurait dit l’un – ça fait un moment qu’on se fréquente, j’ai jamais ressenti un truc pareil … je trouve que c’est fluide, fort et évident entre nous » et l’autre aurait répondu : « ça vous dirait, toi et ton peuple, de passer le reste de l’éternité liés, dans une alliance inébranlable ? J’ai seulement envie de me consacrer à toi désormais. »
Carrie, you’re the one ! Si je voulais pousser l’analogie Hollywood un cran plus loin, je dirais que Dieu ici ce n’est pas Big dans Sex and the City mais plutôt Harry Weinstein. Dieu décide qu'ils sont liés, et dès lors un accord est conclu … sous contrainte. Je t’invite à ma soirée, mais si tu refuses, t’es vraiment une merde. Il va falloir attendre le livre d’Esther, des siècles plus tard pour que le Texte apporte le consentement dans cette affaire. L’acceptation de la Torah est rétrospective. Ce n’est qu’une fois que les israélites ont conquis la terre, se sont établis, ont eu leurs rois, ont construit leur Temple, ont été conquis à nouveau et détruits, qu’ils acceptent, enfin, le don de la Torah.
Ceux qui acceptèrent sous la contrainte
A ceux qui me trouveraient un peu irrévérencieuse, insolente ou encore provocatrice, sachez que l’idée que la révélation puisse être comparée à un viol ne vient pas de moi mais du Maharal de Prague - un rabbin, talmudiste, mystique et philosophe du xvie siècle.
N'est-ce pourtant pas exactement l'expérience du peuple juif dans le désert ? Après leur sortie miraculeuse d’Egypte, les Israélites ne cessent de se plaindre: l’Egypte leur manque, ils regrettent, ils en ont marre de cet inconnu. Mais ils ne peuvent ni se plaindre ni faire marche arrière, ils vont être punis à de nombreuses reprises pour avoir douté de l’existence de Dieu. Alors un choix leur est proposé : la Torah ou … Bah ce sera la Torah ou Rien. Les Juifves ont pris la Torah, car elle a écrasé tout le reste.
A l’heure du don de la Torah et à l’heure d’une guerre épouvantable qui écrase et brûle tout sur son passage, il est temps de se demander ce que cela signifie d’être l'héritier.e d'une tradition dont l'existence même dans votre vie témoigne de violences commises depuis la parasha Jéthro jusqu’à la parasha Netanyahou ? Prenons un exemple moins clivant: Disney. C’est en regardant Pocahontas le week-end dernier que je réalisai à nouveau à quel point ces univers ont façonné ma compréhension du monde et des relations. Je connais d’ailleurs toutes les chansons par cœur. Pocahontas, c’est l’histoire de la colonisation anglais aux Amériques. Celle d’une population armée et conquérante qui arrive en terre étrangère et s’empare des richesses, des ressources et du territoire. En tant que juive, je me suis rarement reconnue dans ces récits de blancs (j’étais plutôt Pocahontas) et pourtant. Née belge européenne de la classe moyenne, je bénéficie de tous les avantages issus du système de la colonisation, il en va de la batterie de mon ordinateur sur lequel je suis en train d’écrire frénétiquement, aux infrastructures de l’état dans lequel j’ai grandi, aux dix années passées au sein d’une large compagnie pétrolière. J’en suis l’héritière la plus directe.
Extrait, Pocahontas, Walt Disney Studios, 1995
Celles qui se réapproprient leur tradition
Je suis une juive fière, et en même temps, je reconnais que c’est parce que je n’ai pas choisi d’être juive. J’incarne mon judaïsme car je n’ai pas le choix, c’est en moi. En ce sens, la contrainte de la révélation se répète à chaque génération : personne n'a tenu une montagne au-dessus de nos têtes, mais lorsque le 7 Octobre survient, nous n'avons pas vraiment le choix de le vivre, non plus. Nous le vivons. Nous le ressentons. Nous éprouvons. Malgré nous.
Et c’est peut-être pour ça que le don de la Torah prend place dans la parasha Jéthro, le beau père de Moïse, le premier non juif à rejoindre le peuple, le premier converti de l’histoire biblique, celui qui fait le choix d’appartenir malgré la menace égyptienne. Est-ce une coïncidence si nous lisons durant la fête de Chavouot, la Meguila de Ruth ? L’histoire raconte le destin de Ruth la Moabite qui va suivre sa belle-mère Noémi après la mort du fils de celle-ci. Elle finit par rencontrer son second époux, le propriétaire terrien, Booz qui va racheter Ruth avec le plot de terre de son mari défunt afin que la propriété garde le nom de celui-ci et que son héritage ne soit pas effacé. Ruth incarne la figure de la minorité: elle est pauvre, veuve, et étrangère mais elle fait preuve tout au long du récit de fidélité, d’intégrité et d’un attachement sincère aux valeurs du judaïsme.
וַתֹּאמֶר רוּת אַל תִּפְגְּעִי בִי לְעָזְבֵךְ לָשׁוּב מֵאַחֲרָיִךְ: כִּי אֶל אֲשֶׁר תֵּלְכִי אֵלֵךְ וּבַאֲשֶׁר תָּלִינִי אָלִין עַמֵּךְ עַמִּי וֵאלֹהַיִךְ אֱלֹהָי
Partout où tu iras, j'irai; où tu demeureras, je veux demeurer; ton peuple sera mon peuple et ton Dieu sera mon Dieu.
(Ruth: 1,16)
J’en profite ici pour envoyer beaucoup d’amour et de forces à mes amies qui étudient pour leur examen de conversion, ici à Genève. Dans les doutes, la colère et l’hiver profond suisse, elles sont une inspiration et un soutien infaillible. Le judaïsme a énormément de chance d’avoir des Ruth en vie, parmi nous.
Photo Sans Titre, Moshe Vorobeichic dit Moï Ver, 1934-1935 - trouvée dans le catalogue publié à l’occasion de l’exposition présentée au Centre Pompidou en août 2023.
Où est-ce que je veux en venir en entremêlant les récits de Chavouot, Pourim et Ruth ? Évidemment, comme souvent, aux moments cruciaux de l’Histoire, il faut une femme pour faire bouger l’affaire. Obviously. Mais au-delà de ça, les Sages envisagent l’histoire d’Esther, que nous avons lue à Pourim, comme le grand moment de la réappropriation. Rappelons que dans la Meguila d’Esther le nom de Dieu n’apparait pas une seule fois. Le don de la Torah est un moment compliqué pour le peuple juif: il y’a une crainte, il y’a une terreur, un don qui a été accepté sous la contrainte. Quand ce Dieu menaçant, jaloux et vindicatif est omniprésent, on n’en veut pas (tu m’étonnes). C’est seulement, quand il se retire que l’espace est libre pour choisir. Aux Emiles de ce monde qui « s’inquièteraient de la pérennité des traditions juives », il serait bon de rappeler que les humains ne sont pas des ânes qui agissent sous la pression de la carotte (ou du couscous dans le cas présent). La peur ne peut que tenir un instant. C’est, avant tout, l’amour qui permet la transmission.
En bref, il n’y a qu’une solution: prendre le fucking contrôle. C’est de faire de cet héritage ethno-spirituel, notre propre histoire. C’est de choisir qu’est-ce que ça veut dire Chavouot pour moi ? Comment je décide de le célébrer, ou pas ? A la synagogue, ou pas ? et surtout … avec qui ? C’est de choisir d’étudier seule ou ensemble, de m’approprier ces textes, de les comprendre, de confronter leur absurdité, leur misogynie, leur violence. C’est d’écrire, tellement d’articles, que j’en oublie la prière.
Chavouot signifie que la manière dont les juifves de part le monde choisissent consciemment de définir leur judaïsme, n’est ni un luxe ni une négligence, mais le sens théologique le plus profond de ce don. Si vous décidez de circoncire votre fils à la naissance et de lui transmettre une religion, sans savoir ce qu'il en fera, ne soyez pas surpris.e s'il utilise ce droit absolu pour en faire … exactement ce qu'il veut.
N’en déplaise à Emile.
On récolte ce que l'on s'aime
Chavouot est principalement mentionné dans la Torah en raison de sa dimension agricole et il est prescrit aux hommes de présenter en ce jour les prémices de leur terre, leurs premières récoltes. Avec les siècles qui s’écoulent et les conquêtes à répétitions, l’histoire et la tradition orales évoluent. A la base, les israélites ne sont ni médecins, ni banquiers, ni avocats, c’est un peuple d’agriculteur à qui il est demandé de chérir la terre et tous les dons de cette terre. Et je pense à cette amie qui me confiait récemment les difficultés qu’elle avait à rentrer dans la prière « j’ai besoin de nature et d’être entourée d’arbres ces jours-ci ». Je pense aussi à l’histoire de ce rabbin qui, faisant face aux mêmes difficultés que mon amie, décida un jour de partir vivre son judaïsme dans un Kibboutz. Désormais, il ferait Chaarit au milieu des vignes.
Les Glaneurs et la Glaneuse, Agnès Varda, 2000
D’ailleurs, c’est une fête dans laquelle il n’y a pas de rituel tout à fait précis : gâteau au fromage, viande, fruits, chants … La contrainte d’appartenance permet finalement à chacun.e de créer son rapport à la Torah, librement. Comme Esther et Ruth, nous avons tous et toutes un cheminement personnel et il en vient à nous de décider ce que nous cultivons dans nos vies. Quelles amitiés, quelles relations, quels cours, quels partis politiques, quelles activités voulons-nous continuer à entretenir ?
Les rues de Bruxelles étaient drôlement chavouotiques ce week-end
Alors que le soleil se couche et que nous nous appretons une fois de plus à retourner au Sinaï, puissions-nous trouver tout ce dont nous avons besoin pour accepter ce don: amitiés, alliances, éthique, engagement, positionnement et responsabilité. Puissions-nous tous et toutes trouver le courage de nous libérer et de guérir de nos traumas bien crades intergénérationnels et de choisir, pour nous-même ce que nous désirons cultiver. Puissent nos actes être le fruit de l’amour et non de la peur. Puissions-nous réapprendre à dialoguer avec nos frères et soeurs. Que les Juifves du monde entier puissent célébrer, cette année, cette récolte, en toute sécurité. Que les Palestiniens et les Juifves puissent vivre dans un monde d'auto-détermination, de choix et de liberté.
Que la paix règne, le plus rapidement possible.
Pour ma part, je m’en vais, changer la terre de mes plantes … Ça fait un an que je me dis que je vais le faire.
Hag Sameah!
Julia Régine
Coucou Julia, peux tu envoyer tes newsletters à sonia@elkrief.ch je pense que cela pourrait l’intéressé. C’est une amie à Genève.
Saine violence ? Imposer la torah pour un mieux vivre ensemble dans le respect de la vie et des autres ?
J’adore quand tu es en colère 😃 pas touche à ta liberté chère Julia 🥰