Samedi 24 Février. Shabbat Tétsavé. Bruxelles, Belgique.
Je me réveille d’une mauvaise nuit. Je ne sais pas si c’est la Challah complètement ratée de la veille, le vin, le chagrin, la brûlure ou la conversation assez lourde à table … surement un mélange de tout ça. Vivre shabbat à Bruxelles me renvoie à des questions liées à la pratique de mon judaïsme et comment le faire mien dans mon quotidien.
Comme organisé 10 jours auparavant, je me mets en route vers Schaerbeek pour me rendre à Douniazad, un hammam marocain où je vais me faire exfolier au savon noir. A chacun son temple. La dame qui s’occupe de moi frotte fort, c’est une sorte de douleur qui fait du bien, et je vois ces longues traces de peau noire tomber le long de mon corps. Ma peau se transforme en marbre d’une douceur inégalable avant d’être toute enduite d’huile.
J’intentionne silencieusement dans mon cœur : en cette pleine lune, puisse cette nouvelle peau m’apporter un renouveau plein d’harmonie et de douceur, puisse cette peau qui tombe laisser partir les mauvaises énergies, les ressentis, la colère qui s’est accumulée et qui s’écoule maintenant au contact de l’eau le long de mon corps. Après un thé à la menthe, je ressors dans une peau neuve et fraiche.
« Le corps est la tunique de l’âme »
Keli Yaqar, commentaire sur Tétsavé
Dans le tram 92 qui me reconduit en ville, je mets mes écouteurs. Torah Box. Parasha Tétsavé. Version Marocaine. Montée 1. Affichage Cantile. J’écoute et je lis la Parasha de la semaine dans ce tram Chaussée de Haecht à Schaerbeek avec un voile sur ma tête, pour protéger mes cheveux encore mouillés du Hammam. Je souris de toute l’ironie de cette scène.
Or un des thèmes principaux de la parasha Tétsavé qu’on lisait samedi matin, est la confection des habits sacerdotaux de Aaron, le frère de Moïse, qui devient Cohen Gadol, le grand prêtre et ses fils. Parures, étoffes, coiffes, ceintures, turbans, tunique brodée, chainettes, épaulières, tiares, lin, couleurs, pierres précieuses … Rien n’est laissé au hasard. Chanel, Dior et Balenciaga peuvent aller se rhabiller, littéralement. Il y’a même de la haute couture dans la Torah. J’aimerais pouvoir m’y plonger entièrement, passer derrière les mots, décortiquer les versets, découvrir une nouvelle facette du texte mais ces jours ci, je n’ai ni l’espace, ni le temps, ni mes livres, ni ma communauté, ni lui, pour réfléchir au texte. Je suis bien seule dans ce tram au milieu de Schaerbeek avec un voile sur ma tête, pour protéger mes cheveux encore mouillés du Hammam.
Mais l’est-on vraiment, entièrement seul.e ?
Descendue du tram, je marche 50 mètres et je tombe sur un homme qui marche plus rapidement que moi : barbe blanche, chapeau, long manteau noir et tzitzit. Avec mon voile, maintenant enlevé, mon jeans gris et mes écouteurs blancs encore dans les oreilles je l’interpelle :
- Chavoua Tov
- … Pas encore, me répondit-il du tac-o-tac
- Ah oui c’est vrai, les jours se rallongent rapidement … Vous allez où ?
- A la synagogue
- Arvit et Havdalah ?
- Oui
- Je peux venir avec vous ?
- Oui, venez!
On fait un bout de chemin ensemble et s’en suit une conversation de rencontre. Ce rabbin est sympa, intelligent et accessible. Marocain, obviously. Un peu avant d’arriver à la synagogue, il me sort :
- Comme quoi ça sert encore à quelque chose d’être habillé en juif
- Je souris et lui réponds : surtout que c’est le sujet de la semaine, dans Tétsavé
- C’est vous qui l’avez dit. Pas moi …
Je n’en reviens pas.
- C’est vraiment dingue de vous avoir trouvé comme ça, lui dis-je
- … C’est providentiel.
Je dédie donc le texte qui suit au Rav Gies de La synagogue Chaare Tsion de Bruxelles. Merci pour l’accueil.
Comme quoi, parfois l’habit fait le moine.
La vie comme un tissage
וְשִׁבַּצְתָּ֙ הַכְּתֹ֣נֶת שֵׁ֔שׁ וְעָשִׂ֖יתָ מִצְנֶ֣פֶת שֵׁ֑שׁ וְאַבְנֵ֥ט תַּעֲשֶׂ֖ה מַעֲשֵׂ֥ה רֹקֵֽם
Tu tricoteras la tunique de lin, tu feras la tiare de lin, et tu feras la ceinture, une œuvre de brodeur.
(Parasha Tétsavé - Exode 28 :39)
C’est l’histoire d’une robe. Dans le palais de ma mémoire, je ne pourrais pas dire dans quelle chambre débute cette histoire. Commence-elle dans une usine de textile à Lodz, à quelque 140km de Varsovie, à la fin du 19ième, la région d’origine de mes arrières grands-parents ? Ou peut-être était-ce au Square de l’aviation 1070 Anderlecht, dans le quartier connu sous le nom du triangle et qui évoque encore aujourd'hui l'univers des commerçants juifs, des marchands, des artisans tailleurs et grossistes spécialisés en textile (comme on l’appelle en yiddish dans les « shmates ») dans lequel mes parents et grands-parents ont fait leurs affaires et leur vie ? La synagogue du quartier était celle de la rue de la clinique et notre école, Maimonide, deux rues plus loin, est devenu le Collège Jésuite Matteo Ricchi.
Un papier avec l’en-tête de la jeune entreprise familiale Cincinatis … utilisée pour le plan de tables de la Bar Mitsvah de mon père
Ou peut-être l’histoire de cette robe commence-elle réellement devant les toiles puissamment féministes de Ghada Amer au Mucem en cette magnifique matinée ensoleillée du 31 décembre 2022 ? Je ne puis même pas dire si cette histoire commence dans ma mémoire ou avant même que celle-ci se soit formée. Cette histoire commence donc peut-être dans le ventre de ma mère, ou dans le ventre de la sienne, ou dans le ventre de la mère de ma grand-mère, une certaine Rywka Prusinowski de qui je porte mon second prénom, Régine. Car s’il y’a une chose dont je suis sûre c’est que la mémoire ne pose pas la question du souvenir mais plutôt celle de la transmission.
Ghada Amer, The New Albers, 2002. Broderie et gel medium sur toile
En tous cas, c’est ce que l’étude hebdomadaire des textes bibliques de la Torah m’enseigne. D’ailleurs, Torah qui vient du mot orah, signifie en hébreu « éducation », « enseignement ». L’étude hebdomadaire des textes bibliques de la Torah exige que nous la lisions et la relisions chaque année comme la première fois. L’étude exige que nous la lisions et que nous fassions nous même des liaisons, comme des points de croix entre un chapitre et un autre. Ju-lia est bien mon premier prénom.
L’année dernière, à l’occasion de mon anniversaire, j’organisai une fête costumée. J’avais envie d’incorporer mon thème de Parasha Beshalah et de me faire une robe autour de la thématique de la sortie d’Egypte, de l’ouverture de la mer rouge et de la liberté. Ça ne se trouvait pas chez Zara. J’ai pu donc en l’espace d’un mois travailler l’art de la reprise. L’idée étant de garder une robe que j’avais chiné dans une boutique au Mexique en 2018, et faire des broderies dessus pour lui donner une nouvelle vie, tout en préservant le textile d’origine. C’est l’histoire d’une robe donc qui réconcilie ces trois petites lettres séparant le texte du textile.
Et je revois les lourds rouleaux d’étoffes dans les ateliers de mes parents, rue Limnander, et ne peux m’empêcher de penser aux lourds rouleaux de la Torah qui chaque semaine sont sortis de l’arche pour être lus et relus, interprétés et réinterprétés jusqu’à ce qu’on ait trouvé à ces écritures vieilles de 3,500 ans un sens neuf. L’art de la reprise donc : lui donner une nouvelle vie tout en préservant le texte d’origine.
En commençant la formation de broderie je me suis dit que l’adage est vrai : il n’y a pas de hasard. Je ne pouvais que choisir un art évocateur d’un artisanat domestique féminin dont le seul mouvement est la répétition : l’aiguille passe et repasse dans la toile, accomplissant le même geste ancien d’innombrables fois. Et cette répétition je l’entends dans les paroles de la chanson que les enfants entonnent chaque année lors de la fête juive de Pessah «Echad Mi Yodea ». Chaque année, nous nous devons d’avoir une lecture nouvelle des textes. Chaque année, nous devons ressortir de notre Egypte, peu importe ce qu’est notre Egypte contemporaine, les multiples prisons sociétales, cérébrales, corporelles qui nous enferment et les peurs dans lesquelles nous nous enfermons nous-mêmes.
‘Echad Mi Yodea’ chorégraphié par la troupe de Ohad Naharin, 2000, Tel Aviv
La broderie demande que je pique de droite à gauche avec un fil de couleur foncée, comme l’encre sur le papier du parchemin, de droite à gauche, et cette robe vierge que je remplis de symboles et de lettres. Le fil de la parole prend ici tout son sens. La broderie, me dit ma mère, a dû sauter une génération car ta grand-mère en faisait tout le temps, partout. La broderie donc, cette nouvelle histoire que j’écris et qui me relie physiquement, tactilement à Thérèse Silbering et à la mémoire gestuelle de toutes les femmes qui ont vécu et cousu leur histoire avec du fil, avant moi.
La broderie enfin est une pratique lente et calme. Tout à fait contre-intuitive pour une nerveuse dans mon genre mais la broderie ne pardonne pas, si on n’est pas entièrement concentré et dévoué sur son point, on crée un nœud et on abime le tissu, il faut tout recommencer, c’est le pire. La broderie est une méditation elle est une parfaite réponse de minutie et de patience face aux défis de la colère.
Schopenhauer décrivait la vie comme “une étoffe brodée dont chacun ne verrait, dans la première moitié de son existence, que l’endroit, et, dans la seconde, que l’envers.” J’adore cette idée. Aujourd’hui, alors que je repense à ce shabbat Tétsavé, à mon anniversaire de l’an dernier et à la dernière fois que j’ai pris le temps de broder un début tee-shirt pour quelqu’un, je ne peux que me demander : où commence véritablement cette histoire ? Peut-être cette histoire n’a finalement ni début, ni fin, elle n’est qu’une série de répétitions desquelles il faudrait nous reconnaitre les héritiers pour mieux s’en affranchir.
Je vous laisse avec Charles Trenet, une chanson que mon grand père maternelle, Marcel Oberman aimait beaucoup nous chantonner:
Chavoua Tov !
Merci pour votre lecture 💖
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