Le Despote, l’apprenti sorcier et l’ânesse
Un conte pour adultes librement inspiré de la parasha Balak
Livre audio disponible au début de chaque chapitre
Tableau 1: Planter le Décor
Il était une fois, dans un royaume lointain, un vilain despote. Ce roi, connu pour sa cruauté et son cœur de pierre, régnait d'une main de fer sur ses sujets. Il était laid, odieux et terriblement seul. Pfff, non … ça fait un peu cliché de commencer comme ça …
Les Hébreux qui attendaient depuis maintenant quarante ans dans le désert de rentrer en Terre promise, n’avaient plus rien d’autre à faire que de prier et copuler. Ils se multiplièrent de manière si exponentielle que bientôt, le vilain despote prit peur … Non, beaucoup trop basique comme début d’histoire, on se croirait dans le début de l’Exode[1], du déjà-vu, réchauffé, pas assez d’épaisseur …
C’était un lundi matin 13 novembre, l’air était misérablement humide dehors, il avait plu toute la nuit. J’avais fait des cauchemars après avoir assisté à un rassemblement du vilain despote. Il disait que bientôt, les Hébreux seraient si nombreux qu’ils remplaceraient les populations locales, de la même manière qu’ils l’avaient fait avec les Amorites, et que nous serions forcés à la soumission de leurs lois.[2] Il disait qu’ils prendraient nos boulots et qu’ils envahiront nos territoires par l’utérus de leurs femmes. Non, non … vraiment déprimant là, on se croirait au lendemain des législatives, dans un mauvais Houellebecq, ce n’est pas du tout vendeur pour ma première fable … ressaisis-toi là, allez, on réessaie une dernière fois.
L’histoire que je m’apprête à vous conter prend place dans les steppes arides et incultes des Moabites. Ouais, voilà …c’est bien ça, le paysage s’élargit devant nos yeux.
C’est une histoire qui se situe au moment où les Hébreux, après avoir quitté leurs égyptes, s’apprêtent à sortir du désert dans lequel ils campent depuis maintenant près de quarante ans. Ils ne leur reste plus qu’à traverser le fleuve du Jourdain pour atteindre la Terre promise. On sait comme les traversés des eaux sont toujours des moments sensibles et marquants de l’histoire humaine. C’est ainsi que ce séjour dans les steppes incultes des Moabites, qui devait n’être qu’une étape de quelques semaines, se prolongea, s’éternisa, à tel point que tout le monde commençait à être un peu à bout de nerfs. On ressentait parmi les Hébreux, une sorte de désespoir généralisé, un ras le bol unanime qui reflétait le manque de confiance collectif en cette promesse. Ceux qui y avaient cru – car ils avaient été témoins de la sortie d’Égypte – étaient tous déjà morts, tués, punis, brulés, avalés, immolés, zigouillés, pulvérisés, massacrés, lapidés, empoisonnés, et dans de rares cas, le temps avait accompli sa mission.
Voilà, maintenant que le décor est planté, j’aimerais vous présenter le premier personnage de notre histoire.
40 ans de ça … tu m’étonnes qu’ils deviennent tarés
Tableau 2: Balak
L’Histoire se souviendra de lui comme l’illustre roi des Moabites, mais moi je le connaissais quand il était encore vendeur de tapis au Souk de Schaerbeek et faisait les dimanches de marché à Ninove. Un gentil gars mais qui n’avait pas été épargné par la vie. Déjà, imaginez-vous, porter un tel prénom. On raconte qu’il a été nommé Balak, après son père qui répondait à toutes les questions qui lui était posées par « de toute façon, je m’en bats les c’ » - diminutif de l’expression « Je m’en bats les couilles » - une façon saine, claire et intelligible d’exprimer une totale indifférence ou un manque d'intérêt.
Quand le petit est sorti d’entre les jambes de sa mère, et que la bonne femme, en sang et en sueur, s’était tournée vers son mari pour lui demander comment on l’appelle ? Il aurait répondu, avec un geste de la main droite qu’il faisait quand il était incapable de faire autre chose, et qui balayait l’air autour de lui, du milieu de son ventre jusqu’à son oreille, Bats lesc’.
L’officier de l’administration, présent sur place, l’aurait pris à la lettre et annoté aux registres de la population du royaume des Moabites : Balak. C’est ainsi que naquit notre despote.
Son père était un drôle d’oiseau[3], de ces grands sensibles qui renferment toutes leurs émotions derrière le masque de la colère et ne savent comment réguler leurs états d’âmes autrement qu’en détruisant tout sur leur passage.[4] Le père de Balak avait été un émigré aussi, il avait traversé les frontières dans des circonstances abominables et y avait laissé toute sa famille, y compris ses frères et sœurs.[5] Moab était le seul endroit où il avait trouvé une place, elle était précaire mais elle était tout ce qu’il avait. Le jeune Balak s’était donc construit dans un foyer, en hypervigilance constante, dans lequel il ne savait jamais sur qui et de quel côté le scud pouvait tomber. Il en avait gardé une grande méfiance à l’égard d’autrui, un besoin insatiable de reconnaissance et l’obligation de réussir à tout prix.
Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous.[6] Je réalisai plus tard que moi aussi, à ce moment-là de ma vie, j’avais un grand besoin de reconnaissance à combler. C’est peut-être là que nos destins se sont croisés, celui de Balak et le mien, mais on y reviendra plus tard.
Je vous épargne l’histoire tragi-comique de la longue ascension d’un parvenu sans éducation au pouvoir. Ce n’est pas ce qui manque à votre époque non plus. C’est une histoire assez commune qui, bien que finissant inévitablement mal, anime toujours autant les foules.
En bon despote qui se respecte, Balak s’inquiéta de ces fanatiques aux portes de son royaume qui se reproduisaient comme des lapins. Ils ne doivent pas être aussi à bout de forces qu’on le raconte, plaisanta-il avec ses conseillers. Les femmes ont à peine 26 ans qu’elles en sont déjà à leur huitième. C’est vrai que les Hébreux ont toujours eu les sages femmes les plus habiles de leurs mains, et une profonde connaissance des herbes à utiliser lors des accouchements qui n’égale que leurs prouesses agronomes. Balak avait des raisons de s’inquiéter : les Hébreux n’étaient pas un peuple comme les autres. Inconvertibles, ils ne coucheraient pas avec ses femmes, ce n’était même pas la peine d’essayer, toute la région se souvient encore de ce qui était advenu du Roi Hamor et de son fils Shechem.[7]
Les Hébreux ne se mélangeaient pas, et je suis bien placée pour le savoir, c’est une des raisons pour lesquelles je ne vis plus parmi eux d’ailleurs. Ils avaient une fois refusé que je dorme dans la même étable que mon cousin Léon, de parents pur-sang arabe.[8] Je n’ai jamais compris par quel procédé intellectuel ou raisonnement les prêtres étaient passés pour en arriver à cette décision irrévocable mais ça a créé un énorme conflit au sein de ma famille. Mon père se sentit humilié et furieux. Plus jamais il ne nous fut permis de passer du temps avec les chevaux de l’Oncle Moïse. Ça m’a rendu très triste car je l’aimais bien moi mon cousin Léon.
Ah vous vous demandez enfin qui vous parle ? Qui suis-je ? Moi c’est Gloria Carmel Galileo de la Rochelle mais mes copines m’appellent toujours Moumou. Je suis la seconde protagoniste de votre histoire, je suis une ânesse, mais pas n’importe laquelle, je suis votre hôte pour la soirée.
Voilà vous connaissez le despote, vous me connaissez moi, l’ânesse. Il ne me reste plus qu’à vous présenter mon coloc et employeur : Balaam.
Epaule fils d’âne (autoportrait), Gérard Garouste, 2005
Tableau 3: Balaam
Je ne saurais même pas par où commencer avec ce filou. Avec le temps, je me suis prise de tendresse pour ce jeune homme un peu paumé mais talentueux qui n’a pas encore trouvé le sens de ses combats. Balaam passe ses jours et ses nuits enfermé dans sa taule, sur les hauteurs du Mont Pethor. Il y trafique d’occultes formules qu’il nomme ensuite « stratégies d’investissement », « modélisation prédictive », « valuation de la volatilité systémique » et plein d’autres termes super compliqués auxquels je ne comprends absolument rien. En bref, Balaam, il a toujours voulu qu’une seule chose dans la vie : prédire l’avenir. À votre époque, il serait quelque part entre météorologue, Satguru et un analyste de marché chez Crédit suisse.
Prédire quoi ? Quels types d’évènements, vous demandez ? C’est une sacrément bonne question ! Oui, car on aurait pensé qu’il aurait du coup pu aider Madame Salzmann à porter ses courses de Shabbat jeudi après-midi au lieu de la laisser schleper toute seule et finir par se tordre la cheville dans les marches, à l’entrée de son immeuble. Balaam aurait pu aussi aider les agriculteurs à mettre leurs graines les plus précieuses à l’abri des grêlons; les intempéries avaient été si nombreuses depuis la sortie des égyptes. Mais non, Balaam, aussi talentueux qu’il était, ne connaissait pas de potion d’amour qui réunirait les amants maudits et ne transformait jamais les larmes en perles. Ce qui l’intéressait, c’était de prédire le moment précis, chaque jour, où ce qu’il appelait Dieu, se mettait en colère et jugeait le reste du monde.[9] Balaam n’aimait pas beaucoup les Hébreux non plus, mais en toute honnêteté, il n’aimait pas grand monde. Il passait sa journée à calculer, à prévoir, à projeter. Et de temps en temps, il me donnait du foin, de l’eau et, avec un air las, me donnait une petite tape à hauteur de la nuque qui voulait dire « Ah, t’es encore là toi ».
Voilà, maintenant que les présentations sont faites, ces personnages vont vous jouer l’histoire du Despote, de l’apprenti sorcier et de l’ânesse, un conte pour adultes librement inspiré de la parasha Balak.
Avant d’aller plus loin, je tenais à partager avec vous, la parasha en question, qui est en somme ce que les humains écriront longtemps après les faits, et qui ne rend pas du tout compte de ma perspective à moi, Gloria Carmel Galileo de la Rochelle. Vous pourrez ainsi, à chaque nouvel épisode du conte, consulter le texte original et décider ensuite si je vous raconte des âneries ou pas. Oui elle était vraiment trop facile …
Alors, mesdames et messieurs, ladies and gentlemen, Bienvenus, welcome welcome, prenez place, n’ayez pas peur, approchez, installez-vous bien confortablement, dans votre fauteuil, ouvrez bien grand vos yeux et vos oreilles, les projecteurs vont bientôt s'allumer et tous les acteurs vont s'animer en même temps. [10]
[1] Dans le paragraphe d’ouverture de la parasha Balak, nous pouvons lire : « Balac, fils de Tsipor, qui était le roi de Moab à cette époque, apprit, comment les Israélites avaient traités les Amorites. Le roi et tout son peuple se mirent à trembler de terreur à l’idée que les Israélites arrivaient en si grand nombre. Alors les Moabites dirent aux notables madianites : ‘Cette multitude est sur le point de tout ravager autour de nous, comme des bœufs qui broutent toute l’herbe d’un pré.’ » (Nombres 22 :2-4). Cette diction rappelle celle de Pharaon dans les premières phrases du livre de l'Exode, juste avant de réduire les Israélites en esclavage. « Voici, le peuple des enfants d’Israël est plus nombreux et plus puissant que nous » (Exode 1 :9) Les deux souverains parlent d'Israël comme d'une « nation » (am) qui est m'od (multiple) et rav (vaste).
[2] Selon Rachi, les Moabites avaient compté sur la protection de Si’hon et Og, les puissants rois Amorréens. Or, si ceux-ci n’avaient pas été capables d’arrêter les enfants d’Israël, Moab était certainement en danger d’anéantissement.
[3] La parasha commence par ces mots « Balak fils de Tsipor », or en hébreu le mot צִפּ֑וֹר signifie « oiseau »
[4] En hébreu, Balak בָּלָ֖ק signifie « détruire », « démolir »
[5] Selon Rachi, Balak n’est même pas Moabite, c’est un noble d’origine étrangère que, pour les besoins de la cause, les Moabites ont pris pour roi.
[6] Citation attribuée à Paul Eluard
[7] Cet épisode fait référence à l'histoire de Dina et de Shechem, racontée chapitre 34 de la Genèse. Dina, la seule fille de Jacob, aurait été violé par Shechem, fils de Hamor. Shechem parle à son père pour qu'il négocie avec Jacob et ses fils en vue d'épouser Dina. Les fils de Jacob déclarent qu'ils ne peuvent donner leur sœur à un homme non-circoncis et proposent que tous les hommes de Shechem se fassent circoncire pour que le mariage puisse avoir lieu. Trois jours après la circoncision, alors que les hommes sont encore en convalescence et donc vulnérables, Siméon et Lévi attaquent la ville et passent chaque homme au fil de leur épée. L'histoire de Dina et Shechem est un récit puissant qui a été interprété de nombreuses manières à travers l'histoire, notamment en ce qui concerne les questions d’honneur, de justice, de violence et de droits des femmes. Je conseille particulièrement la lecture du roman The Red Tent d’Anita Diamant.
[8] Selon la Torah, l’âne est un animal impur, il est défendu de manger sa chair, de l’offrir en sacrifice, ou d’atteler ensemble un âne et un bœuf. Deutéronome 22 :10, Lévitique 19 :19
[9] Les sages enseignent qu’il y a chaque jour, un instant ou Dieu est « en colère » (Avoda Zara 4a, Berakhot 71) autrement dit, un moment ou Il juge les pêcheurs. Celui qui est coupable de quelque transgression est évidemment plus vulnérable à cet instant. Or, Balaam, selon la Torah, Aurait eu le don de prévoir ce moment avec exactitude. La malédiction qu’il profère à cet instant précis, peut soumettre sa victime au jugement Divin dans toute sa sévérité.
[10] Je n’ai même pas envie d’écrire cette référence tellement elle me semble évidente. Ceux et celles qui l’ont, l’ont et pour les autres … Il est grand temps de revoir vos classiques, et je ne parle pas seulement de la Torah. Michel Fugain, Attention Mesdames et messieurs
Merci pour votre lecture ou votre écoute
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A tout vite.