Il y a des êtres qui exigent de la vie de grandes choses et ne peuvent se faire à son absurdité et sa banalité. Ève était un de ces êtres, unique et originale.
Je ne me souviens plus exactement quel âge elle avait à l’heure de cette histoire, mais je me souviens qu’elle était au printemps de sa vie. Libre de tout héritage et de tout passé, elle avait une insouciance juvénile qui lui permettait de profiter de chaque jour comme d’un monde nouveau. En dépit de sa silhouette gracile, il se dégageait d'elle une forme de puissance, d'animalité ; l’envie parfois que son nom aussi inspire le respect, et s’il le fallait, la crainte. Ève était impudique, joueuse et douce ; elle aimait les couleurs franches, la sieste à l’ombre, les baisers dans le cou, danser et sentir la terre tourner sous son corps en regardant les nuages.
Adam lui, dansait très peu. Il était plutôt du style casanier qui aimait se poser dans sa tanière et ne plus en sortir à moins qu’il y ait une véritable urgence. Il aimait se tenir tranquille et contempler la création divine sans autre intention ou objectif que de faire l’expérience de lui-même – un peu comme Narcisse à qui on avait trop souvent répété que le monde avait été conçu à son image. Adam avait de longs cheveux noirs grisonnants et des yeux bleus clairs qui brillaient d’une vivacité égale à nulle autre ; il avait un rire quasi nonchalant et on n’était jamais sûr de s’il riait avec Ève ou à propos d’elle. Adam aimait le son du feu qui crépite, sentir l’eau de la cascade lui chatouiller le dos, prendre une bière dans son hamac par une belle fin d’après-midi et calculer le temps entre l’éclair et le tonnerre.
Il et Elle se découvrirent et s’apprivoisèrent.
Le lit, Henri de Toulouse-Lautrec, 1892
Les premiers instants furent tendres et envoûtants, il ne pensait pas, elle ne pensait rien ; ils jouaient, riaient, dormaient, Ô doux étés de mon enfance …
Mais bien vite, les journées commencèrent à s’allonger. Du lever du soleil au coucher du soleil, tous les jours de toutes les semaines de tous les mois qui passaient, commencèrent à se ressembler. S’était établi dans leur quotidien une sorte de mise en scène qui, chaque matin, était reproduite, avec des rôles attribués, tacites et limitants. Quelque chose d’invisible entre eux commençait lentement à s’effriter; ce je-ne-sais-quoi si fragile et délicat duquel émane la spontanéité, la surprise et l’émerveillement.
Pour répondre à cet ennui naissant, Ève se mis en marche. Chaque jour, elle parcourait cinquante mètres de plus que la veille. Empruntant de nouveaux sentiers, elle découvrait ainsi un nouvel arbre, là une nouvelle plante de qui elle n’avait jamais fait co-naissance auparavant. Ève rencontra des scarabées malicieux qui lui indiquèrent des chemins inconnus. Elle aperçut un renard dont la présence fugitive fut comme un soudain rayon de soleil au milieu de la pluie, l’éblouissant avant de disparaître à nouveau. Elle avait suivi une bande de joyeux papillons colorés dont la légèreté et la grâce pouvaient l’hypnotiser pendant des heures entières. Elle n’arrivait pas à croire que ces créatures magiques avaient été un jour larves. Elle avait l’habitude d’entendre les chauves-souris jouer en soirée, des mammifères qui étaient à ses yeux tout à fait fascinants. Capables de voir à travers les fissures des ténèbres, les chauves-souris refusaient de se conformer à une catégorie : primate, rongeur et oiseau, elles vivaient la nuit et dormaient la tête à l’envers.
La nature était une école formidable.
Un jour à l’aube, elle crut apercevoir depuis le creux d’un vallon, une louve en hauteur, ou plutôt, elle se sentie observée par deux yeux calmes et perçants. Entre lumière et pénombre, elle sentit un doux guilli dans le bas de son ventre. Quelque chose était en éveil en elle, des énergies instinctuelles vitales qui commençaient à vouloir se faire entendre. Ce n’était pas la première fois que ça lui arrivait. Il y’a quelques semaines, lors d’une nuit noire de nouvelle lune, Ève avait caressé son corps et avait été prise d’un plaisir inconnu suivi immédiatement d’une panique incontrôlable. En apercevant la louve, elle eut ce drôle de ressenti : que cette rencontre inattendue pouvait déboucher sur le démembrement de son équilibre – comme une faille silencieuse qui avait doucement déjà entamé son sillon.
Rien de cela, elle ne le partageait avec Adam, qui ne lui posait jamais de question et qui était la plupart du temps déjà à moiti endormi quand elle rentrait au coucher du soleil. Il sentait le whisky et le tabac et était affalé mollement sur le canapé. Elle lui avait proposé maintes fois auparavant de l’accompagner dans ses balades, mais il ne voulait rien savoir. Il était bien comme ça, là où il était, et ne désirait en rien changer ses habitudes. Dès qu’elle évoquait ses aventures et ses nouvelles découvertes, il levait les yeux au ciel et d’un air un peu blasé lui demandait ce qu’ils mangeraient ce soir.
Encre et aquarelle sur papier, Florence Laprat, 2021
Ève se souvenait bien de cette rencontre matinale avec la louve car c’est justement ce matin-là qu’elle l’aperçut pour la première fois : assis au bord d’une rivière, adossé à un majestueux hêtre, un homme lisait. Imperturbable, il ne quittait pas son bout de papier des yeux. Pour la première fois de sa jeune vie, Ève, entendit la qualité du silence; et par peur de déranger, et par peur de l’autre, elle rebroussa chemin. Mais les jours suivants, elle revint au bord de la rivière, toujours en s’approchant un petit peu plus de l’homme, jusqu’au jour où elle entendit :
- Ah te voilà de retour !
- Moi ? sursauta Ève
- Qui d’autre ? Oui, toi ! Ça fait plusieurs semaines que je te sens rôder … Tu es en quête d’histoires, n’est-ce pas ?
Ève s’approcha doucement
- Bonjour, lâcha-t-elle, timidement
- Bonjour, lui répondit l’homme
- En chantier. Oups, je voulais dire … Enchantée
- En chantant, lui répondit-il
Ils se sourirent.
Et depuis ce moment-là, Ève retourna tous les jours près de la source et commençait chaque entrevue par la même phrase : « Que lisons-nous de nouveau aujourd’hui ? » “Ah !” répondait l’homme “une histoire vaut la peine d’être racontée seulement si tu peux la relire des centaines de fois et toujours y trouver quelque chose de neuf.”
C’est ainsi qu’ils lurent ensemble l’histoire extraordinaire d’Hadès, force funeste et de Perséphone, fille de la nature dont l’histoire d’amour aurait donné naissance au cycle des saisons. Ils découvrirent les tortures de Prométhée et de Io, l’un étant attaché à jamais, et l’autre tournant sans arrêt, sans pouvoir s’arrêter. Ils découvrirent le sort d’Antigone, fille maudite d'Œdipe et de Jocaste, qui fut la première à s’élever seule face à la tyrannie. Ève n’en dormit plus pendant plusieurs jours, tant le destin de cet enfant la bouleversa. Ils dévorèrent ensemble des livres qui les plongèrent dans la complexité des émotions humaines. Sophocle, Austen, Dumas, Woolf, Despentes, Tolstoy, Shakespeare … lui firent prendre conscience de sa solitude. Ils et elles mirent enfin des mots, sur ce qu’elle tentait depuis si longtemps d’enfouir, s’enfuir sans fuir; et à mesure que les soirs passaient, Ève sentait ses désirs intimes croître et nulle part pour les assouvir.
Adam ronflait.
Zanele Muholi, Thembeka I, New York, Upstate, 2015
Ses nuits étaient de plus en plus agitées ; elle se tournait et se retournait, sans pouvoir trouver repos. Quand finalement elle s’écroulait de fatigue, ses rêves et ses cauchemars la rattrapaient. Elle se voyait courir dans un large champ de fleurs, avec au loin, l’horizon qui reculait au fur et à mesure qu’elle s’en rapprochait. Au réveil, essoufflée, en nage, elle se sentait impuissante et démunie face à son existence, dépourvue de sens qui devint une source d’extrême angoisse. Jours après jours, elle sombrerait dans la folie si elle ne pouvait s’évader de cette prison à ciel ouvert, et tendre vers l’avant, s’unir sous une forme ou sous une autre avec le monde qui l’entoure.
Un soir d’été, à l’heure où l’on voit apparaître les premières étoiles qui peuplent l’immense voute céleste, Ève éprouva le besoin profond et irréfutable de rester dormir auprès de l’homme - comme une évidence qui s’imposait à elle. Elle savait dans son for intérieur qu’Adam s’inquiéterait au réveil et que cette nuit enclencherait le début d’une fin. Mais elle ne pouvait maintenant plus faire marche arrière. Quelque chose en elle lui brûlait l’estomac et elle était prête à prendre ce risque pour ressentir. Ressentir quoi ? Elle n’en savait trop rien, mais ressentir. Pour enfin être héroïne de sa propre histoire, actrice de sa vie, et non pas seulement spectatrice.
Les romans sont faits pour être vécus, se dit-elle, et non imprimés. Elle voulait une vie à hauteur de ses rêves : il fallait que ce soit jouissif ou crever.
Et Ève s’endormit auprès du serpent.
Ève lève-toi - Mauvais Oeil
A propos du Récit d’Ève
C’est autour d’une discussion avec Mireille, en août 2023 dans sa tanière à Bruxelles, que je me rendis compte du potentiel contemporain du récit d’Adam et Ève. Je dois dire que je naviguai moi-même une relation dans laquelle j’avais souvent envie de secouer mon partenaire. Je me retrouvai un peu dans cette Ève, avide de sensations fortes, qui veut sortir d’une histoire écrite d’avance, au caractère répétitif. Je voulais que nous commencions à parler d’Ève, non pas comme d’une nénette un peu naïve passée après Lilith, mais comme d'une femme qui prend ses responsabilités en main et met l’Histoire en marche. En libérant son désir et sa sexualité, via le serpent, elle s’offre la liberté. Mais nous le savons bien : la liberté ne peut exister sans contrainte et à peine a-t-elle consommé le fruit de l’Arbre de la connaissance que la malédiction tombe : dorénavant la vie sera accompagnée de douleur et de labeur. Par son acte, que je choisis de positionner ici comme conscient, elle offre à Adam et leur descendance une liberté avec tous les risques que cela implique et donne un sens à sa vie et notre histoire collective. A nous aujourd’hui, dépositaires de ce modèle, de tous les jours exercer notre libre arbitre par des choix conscients et de les assumer.
Aux Èves de ma vie qui ne cessent de m’impressionner par leur détermination, leur sensibilité et leur intelligence
et à Mireille, Merci tellement.
Merci pour votre lecture
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A tout vite.