Mon mois de Janvier fut suffisamment intense. Quel ne fut pas mon soulagement de réaliser que, dans le texte, nous avions passé l’esclavagisme, les 10 plaies d’Egypte, étions sortis par la mer de joncs et qu’en ce 3 février 2024, nous nous apprêtions à lire la parasha qui porte le nom du Prince de Médian, père de Tsipora, beau-père de Moïse: Jéthro.
J’ai sans aucun doute été influencée par les images du dessin animé de mon enfance, Le Prince d’Egypte, car j’imagine toujours le personnage de Jéthro comme ce grand-père sage et gaga, tendre et réconfortant à la fois, qui trouverait toujours le mot d’esprit et d’humour afin de désamorcer une situation tendue.
C’est comme si la parasha Jéthro nous donnait un peu de répit après cette sortie faite dans la violence, la mort et l’urgence. Alors, qu’est ce qui a éveillé ma curiosité la semaine dernière ?
Souvent, les commentateur.trices.s et rabbin.e.s s’attardent sur les premiers mots de la Parasha qui informent sur le titre, les intentions et les liaisons de la parasha avec le reste du texte. Mais en ce 3 février 2024, ce sont les derniers mots de la parasha qui m’ont interpellés.
Nous sommes il y a 3500 ans. Au début du troisième mois après l'exode d’Égypte se produit un événement central de l'Histoire : le don des Dix Paroles à Moïse, révélées au Sinaï, sur des tables de pierre. L'éthique proposée dans ces tables est d'une simplicité enfantine : Tu ne tueras point. Tu ne voleras point. Honore ton père et ta mère. Cette éthique a été la colonne vertébrale, la boussole, des peuples et des religions, inspirés directement ou indirectement par la pensée biblique : le Judaïsme, bien sûr, puis le Christianisme via les Évangiles, et enfin les droits de l'Homme et la morale dite laïque, qui sont les fondations de notre société depuis la fin du XIXe siècle. Dans Les Dix Commandements, Marc Alain Ouaknine rappelle que la Déclaration des droits de l'Homme, telle qu'elle fut proclamée en 1789, est souvent représentée sous la forme de deux tables, comme la tradition a représenté les Dix Commandements.[1]
Ce qui semble le plus simple, l’est rarement. Quelle religion, quel peuple, quel individu peut prétendre respecter les 10 Commandements aujourd’hui ? à méditer.
Après avoir énoncé les 10 Paroles donc, voici les mots qui clôturent le texte :
וְלֹֽא־תַעֲלֶ֥ה בְמַעֲלֹ֖ת עַֽל־מִזְבְּחִ֑י אֲשֶׁ֛ר לֹֽא־תִגָּלֶ֥ה עֶרְוָתְךָ֖ עָלָֽיו
« Un autel de terre tu feras pour Moi et tu sacrifieras à côté de lui tes offrandes d’élévation et tes offrandes de paix, ton menu bétail et ton gros bétail, en tout lieu où Je permettrai que Mon Nom soit invoqué, Je viendrai à toi et te bénirai. Et lorsque tu Me feras un autel de pierres, tu ne le construiras pas en les taillant, de peur que tu ne lèves ton glaive sur elle et que tu ne la profanes.
Et tu ne monteras pas au moyen de marches sur Mon autel afin que ta nudité ne s’y découvre pas. » [2]
Et une partie de moi ne peut s’empêcher de lever un sourcil. Qu’est-ce que ça vient foutre là ça ? On nous énonce les 10 principes moraux les plus importants d’une vie et vers la fin, on nous chuchote ce nota bene d’une tangibilité si peu philosophique. Fais attention où tu marches car on pourrait voir sous ta culotte. Really ? Pourquoi ? Pourquoi là et pourquoi maintenant ? Est-ce vraiment si important ? De finir sur ce mot après l’accueil des 10 Paroles ? Ça me parait si incongru et déplacé que je rigole d’abord. Ça me parait si incongru et déplacé que j’étudie ensuite.
Rachi commente : « Quand tu construiras une rampe pour accéder à l’autel, tu ne la constitueras pas par des marches, en français médiéval « échelons » mais elle sera unie et en pente douce. Des marches d’escalier t’obligeraient à allonger le pas et cette mise à nu, serait un manque de respect envers les pierres. Si la Tora, à propos des pierres, objets inanimés insensibles à toute manifestation d’irrespect, recommande pourtant qu’on leur témoigne des égards à cause de leur utilité, à plus forte raison le devra-t-on envers son prochain, crée à l’image du Créateur, et sera-t-on attentif au respect qu’on lui doit. »[3] En d’autres mots : même la pierre est sacrée, garde-toi bien de la traiter avec dite-légèreté. [4]
Mais Rachi n’assouvit pas mon besoin de comprendre. Le côté puritain et moralisateur du commentateur me laisse désenchantée. Adam et Eve étaient bien à poil avant le fruit de la Connaissance. Laissez-nous vivre en paix, sans honte. Nous sommes tous et toutes né.e,s avec un corps, incarnés, un corps né. Par contre, pour rendre à Rachi ce qui appartient à Rachi, il est, avant tout, un linguiste important de son époque, introduisant la langue française directement dans son commentaire - comme par exemple ici avec ‘échelons’. Les « la’azim » ou gloses de Rachi – mots français écrits en hébreu pour faciliter la compréhension des disciples – constituent un véritable trésor de la langue française du XIe siècle qui inspireront d’ailleurs plus tard d’autres exégètes de toutes traditions, dont Luther. J’aime la précision que Rachi apporte avec le terme "échelon" comme si déjà il tentait d’amener une nuance. On ne parle pas seulement d’ascendance mais de "niveau" ou "degré" dans cette ascendance. Aujourd’hui encore, le terme d’échelon est utilisé dans divers contextes tels que dans une hiérarchie, une organisation ou une échelle de valeurs.
Mais cette fois-ci, c’est le Keli Yaqar qui m’a amené un restant de réponse (les questions bien entendu, elles, restent toujours ouvertes à qui voudrait s’y frotter). Il écrit : « Gravir des marches consiste à monter de marche en marche, et ce type d’ascension dénote une conduite présomptueuse et fière. Or, il est inconcevable que l’on puisse monter sur le lieu des « Sacrifices De Dieu » d’une manière vulgaire. »[5] Une rampe permettrait d’uniformiser le mouvement des jambes, de ne pas marcher à grandes enjambées, mais à petits pas.
Estampe de 1767 représentant l’autel des sacrifices selon la Torah, avec la rampe très clairement indiquée dans le dessin du bas
Ça m’a fait penser à la théorie de Amy Gahran à propos des relations intimes, découverte via le Podcast le Cœur sur la Table. Amy Gahran appelle l’escalator des relations toutes ces traditions et attentes sociales tacites ou souvent carrément explicites qui dictent un certain ordre de marche dans nos relations, et qui veulent qu'une histoire romantique mène irrémédiablement à une union, à la parentalité, à la propriété ou à la cohabitation. L’idée qu’il y aurait un ordre préétabli, une évolution ‘naturelle’, une gradation standardisée et bien définie dans la manière d’approcher une relation qui commence avec les rituels que l’on a tous et toutes un jour connus : présentation à la famille, aux amie.s, premières vacances etc. « On habite ensemble, on partage ses finances, on se fiance, on se marie, on a des enfants, des petits-enfants et on vieillit ensemble... jusqu'à ce que la mort vous sépare. C'est la seule fin acceptable. Et là, quand la mort nous séparera, on pourra dire qu'on aura réussi. » [6] Là où le système de l’escalator est particulièrement sévère c’est qu’une fois qu’on a franchi une marche, on peut difficilement revenir en arrière sans que cela soit labelisé d’échec. Y’a qu’à regarder autour : Annuler des fiançailles ? Réemménager seule après avoir emménagé avec l’autre ? Divorcer avec des enfants ?
L’escalator peut convenir à certaines personnes mais ne nions pas qu’il est, avant tout, le produit d’un système socio-économique libéral qui confère de nombreux avantages financiers, sociaux et juridiques face aux alternatives. Je crois aussi que des millions d’autres personnes se sentent tout à fait à l’étroit sur cet escalator et souvent complètement déphasés par rapport à cette marche, ce rythme, cet échelonnage de vie.
J’ai envie d’étendre l’idée de Amy Gahran au-delà des relations intimes et de penser ce concept pour le reste de nos sphères de vie. Alors que je viens de passer l’échelon de ma 32ième année, certains choix et certaines questions se posent. Mais trop souvent ces questions sont posées en relation à cet escalator virtuel qui voudrait qu’on en soit à un certain niveau, professionnellement parlant, relationnellement parlant, financièrement parlant. Chaque âge aurait son échelon. Personne n’y échappe.
D’ailleurs, ne dit-on pas en anglais d’une personne qui réussit professionnellement et socialement qu’il ou elle climb up the ladder ? Cette expression n’est même pas métaphorique. Quand je suis entrée dans mon premier boulot chez Shell, j’étais un job group G pour ‘Graduate’. Je suis ensuite devenue un 5 et puis un 4, et puis un 3. J’allais ensuite devenir un 2, un 1, un B, un A, et finalement un Exec. Chaque âge son échelon. J’étais un peu précoce et j’entends encore ma mère me dire « Tu brûles les étapes, Djoul » mais je ne savais pas de quelles étapes elle parlait. Ma mère parlait de l’esprit d’escalier. L’idée qu’il y’a un moment juste dans la vie pour vivre certaines expériences, pour faire certaines rencontres, pour vivre certaines extases, aussi non comme dans le texte, on se dévoilerait trop. On se dévoilerait trop tôt. On se dévoilerait trop tard. Diderot dans Le Paradoxe sur le comédien (1773) et plus tard Freud, évoquaient tout deux « l’esprit de l’escalier » : on pense souvent à ce que l’on aurait pu et dû dire de plus juste, après avoir quitté ses interlocuteurs, lorsqu'on se retrouve au bas de l'escalier de leur demeure.
J’aurais dû faire confiance à mon intuition. J’aurais dû relire mon texte, avant de l’envoyer. J’aurais dû économiser plus d’argent.
Aujourd’hui, basée à Genève dans un milieu plus littéraire et artistique, je me rends compte que cette approche à la vie reste plus ou moins la même, peu importe qu’on vive en ville ou dans la jungle. Après avoir repris une librairie il y’a maintenant deux ans, je suis en train de réfléchir à la prochaine marche. Faudra-t-il redescendre ? Ou faire un pas de côté ? Monter vers où ? Descendre déjà ? L’artiste émergeant voudrait être représenté par une galerie, celui représenté par une galerie voudrait l’être à l’international. Celle qui écrit pour le plaisir voudrait être publiée par une maison d’édition, celle qui est publiée voudrait diversifier son activité dans le podcast. Celui qui fait des sous, aimerait du temps. Celui qui a du temps, aimerait des sous. L’escalier n’en finit jamais.
L'escalier 54 rue de Seine, Sam Szafran, 1992
Le motif de l’escalier est un thème largement exploré par l’artiste peintre Sam Szafran. Le motif de l’escalier devient pour lui, le symbole de l’exploration de l’insondable, des distorsions de l’esprit, du vertige de l’existence. En 1981, Szafran signe une hypnotique série de volées de marches ondulantes et de longues rampes courbes, étirées comme des anamorphoses. Plans larges, effets de plongée et de contre-plongée, zooms, travellings, panoramiques… L’artiste emprunte beaucoup au cinéma d’Hitchcock, Eisenstein et Orson Welles. [7] Pour les passionnés de cinéma, cliquez ci-dessous.
On voit le monde tel qu’on l’éclaire a un jour écrit Françoise Giroud. Je crois qu’on lit le texte avec nos propres questionnements. Et cette semaine ce qui a éveillé ma curiosité c’est cette dernière phrase qui interdit de construire un accès vers l’autel des sacrifices avec des marches. Ça m’a paru si incongru et déplacé que j’ai rigolé d’abord. Ça m’a paru si incongru et déplacé que j’ai étudié ensuite. Alors, j’ai essayé de comprendre c’était quoi cet autel, ce mizbea'h, מִזְבֵּֽחַ et qu’est ce qu’on y faisait ? Il est question ici principalement des offrandes et des rites sacrificielles, les korbanot – centrales au culte de l’époque.
Il existait divers types de korbanot, de différentes natures et de différentes fonctions, mais il s'agissait le plus souvent d'animaux et de gros bétail, comme ici dans la parasha Jéthro. Ces animaux étaient abattus rituellement avant d'être cuits et consommés par la personne qui apportait l'offrande, à l'exception de parts qui revenaient aux prêtres, les cohanim. L'offrande était parfois entièrement brûlée sur l'autel. Et en lisant sur ces korbanot, je me suis souvenue de cet épisode terrible dans lequel les fils aînés d'Aaron (Aaron est le frère de Moïse et le premier grand prêtre d'Israël), Nadav et Avihou, sont consumés par un feu et meurent instantanément pour en avoir allumé un qui n'avait pas été prescrit par le rite. Gore.
Alors peut-être que ce que le texte veut nous dire est la chose suivante: pas de marche … pas d’échelons, pas d’échelons … pas d’esprit d’escalier. Pas de palais, pas de palais.
Peut-être ce que le texte veut nous rappeler est qu’en enjambant la vie, il ne faudrait pas se brûler, comme Nadav et Avihou, en brûlant des étapes.
Peut-être que ce que le texte veut nous dire est la chose suivante : Tiens-toi en aux Dix Paroles. Pour le reste, one step at a time ou comme le chante Billy Joel
Slow down you crazy child
You're so ambitious for a juvenile
But then if you're so smart tell me
Why are you still so afraid?
Where's the fire, what's the hurry about?
You better cool it off before you burn it out
You got so much to do and only
So many hours in a day
Merci pour votre lecture 💖
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[1] Les Dix Commandements, Marc Alain Ouaknine, Seuil, 1999, page 13
[2] Traduction du Houmach, ArtScroll Series, 2017, page 444-445
[3] Miqraoth Guedoloth, Volume 6, Editions Gallia, page 398
[4] Idem., commentaire du Sforno, page 399
[5] Idem., page 397
[6] Le Coeur sur la Table, Victoire Tuaillon, Binge Audio Editions, 2021, page 24
[7] Les virtuoses vertiges de Sam Szafran enfin exposés en majesté | Beaux Arts