Yom Kippour – une journée dans la Balance
La semaine dernière, j’écrivais à propos de Rosh HaShana que nous entrions dans un nouveau mois, basculant du mois d’Elloul à Tishri, et donc nous basculions dans un nouveau monde. A Rosh Hashana, nous ne célébrons pas seulement la nouvelle année juive, mais la naissance d'Adam et d'Ève, le commencement de notre humanité. Et c’est bien de cela qu’il s’agit dans le récit de Jonas – que nous lisons chaque année au début de l’après-midi de Yom Kippour. Nous découvrons une Divinité pleine de bonté envers tous les humains : juifs comme non-juifs, hommes et femmes, esclaves et libres, coupables et innocents seront jugés à la même enseigne. L’ancêtre du célèbre Equality before the Law. Dans ce récit, le Divin ne met aucune vie au-dessus d’une autre, affirmant même que la vie du bétail appartenant à un ennemi du peuple juif vaut autant que la vie d'un prophète.
הַקָּהָ֕ל חֻקָּ֥ה אַחַ֛ת לָכֶ֖ם וְלַגֵּ֣ר הַגָּ֑ר חֻקַּ֤ת עוֹלָם֙ לְדֹרֹ֣תֵיכֶ֔ם כָּכֶ֛ם כַּגֵּ֥ר יִהְיֶ֖ה לִפְנֵ֥י יְהֹוָֽה׃
« Les règles seront donc les mêmes pour tous les membres de l’assemblée, pour vous les Israelites comme pour les immigrés, et vous les observerez en tout temps, pour toutes les générations. Moi, le Seigneur, je ne traite pas les Israelites différemment des étrangers qui résident parmi vous : les lois et les règles sont identiques pour vous et pour eux. »
Nombre, 15 :15
Si Yom Kippour ne représente pas un nouveau mois, il y a bien une nouvelle page qui se tourne dans le ciel ce soir. Ce samedi 23 septembre 2023, commence la saison de la Balance, mon ascendant astrologique. De manière générale, le signe de la Balance représente pour moi mon côté ‘enfant du milieu’, toujours dans la demi-mesure, l’équilibre et l’observation. Celle qui aime l’harmonie et fuit le conflit, longtemps magicienne de la médiation intra-familiale, excellente communicatrice ; la balance en moi c’est le côté le plus accommodant et conciliant de mon caractère. Pas étonnant finalement que j’aie choisi de m’installer dans une ville comme Genève : Là, tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté. C’est mon soleil en Capricorne qui tire la gueule parfois, rêvant encore des tours de Babylone, de New York à Tel Aviv. Le signe astrologique de la Balance correspond aussi à l'équinoxe d'automne, lorsque le jour et la nuit atteignent l'équilibre parfait. C'est un signe d'air, élément médiateur entre les cieux et la terre.
En ce jour du grand pardon, comment ne pas relever que la Balance est aussi l’emblème de la justice, symbolisant la tension qui oppose ces forces positives et négatives en nous ? Associée aux notions de masse et de gravité, la balance détermine le poids de toute chose. Comme si le jour de Yom Kippour, notre petit diable et notre petit ange entamaient une longue discussion afin de mesurer la somme de tous nos bons et nos mauvais penchants.
De quel côté penchera votre balance ?
Jonas, Une Grosse Fatigue
« Et ce n'est pas seulement à l'approche de la nuit que j'appelle et recherche le sommeil. C'est le jour, en milieu de matinée ou en milieu d'après-midi, c'est tout le temps. Au moindre prétexte, je vais m'échapper et fermer les portes, m'allonger, fermer les yeux, clore ces paupières lourdes et poussiéreuses, appesanties par une sorte de sable et de poudre sèche, tomber, tomber, sombrer, m'endormir enfin, quelle délivrance ! Voici le silence, le vide, le repos. Ça va m'aider, ça ira tellement mieux quand j'aurai dormi, quand la fatigue aura disparu. Une heure, c'est tout ce que je demande, ça ira mieux d'ici une heure. »
Philippe Labro, ‘Tomber sept fois, se relever huit’, 2003
Dans ce contexte, revenons à notre mouton : Jonas, dont le nom, Yona, peut être traduit par ‘tourterelle’, est un prophète de Judée, au temps du roi Jeroboam II (soit vers 760 avant J-C, au moment où l'Assyrie domine la région).
Il n’y a peu d’information dans le texte sur cet étrange prophète. Qui est-il ? D’où vient-il ? Qui sont son père et sa mère ? Avait-il des frères et sœurs ? Une amoureuse peut être ? Était-il plutôt un chat de nuit ou un gars du matin ? Plutôt sport ou bière entre potes ? A ma première lecture, pour être tout à fait honnête, je n’ai pas été fort charmée par le personnage. Je l’ai trouvé plutôt antipathique, rancunier, lâche, grincheux et limite misanthrope.
L'histoire à laquelle je fais référence se trouve dans le livre de Jonas et est assez courte. Dans la première partie de cette histoire, Dieu ordonne à Jonas de se rendre dans la ville de Ninive et d’y délivrer un message de repentance à ses habitants. Cependant, Jonas refuse d'y aller. Je l’entends marmonner « Après tout le mal que ces gens nous ont fait, la cruauté qu’ils ont démontré à l’égard de notre communauté et de ma famille, ils ne seraient pas punis ? C’est mort, Dieu ! Hors de question. Moi je n’y vais pas. » Jonas fuit alors via Jaffa et monte à bord d'un navire ; mais Dieu lance un vent violent sur la mer et déclenche une tempête telle que le navire est sur le point de se briser. Alors que les marins prient et se démènent de toutes leurs forces pour sauver leur peau, « Jonas, lui, était descendu au fond du bateau, il s’était couché et dormait profondément ».[1] Les marins chahutés et inquiets le réveillent et Jonas finit par se révéler « Oui, Oui Ok, fine, c’est moi, je suis un Hébreu et c’est mon Dieu qui s’excite! » Les marins le jetèrent à l’eau. Jonas, dans un épisode célèbre est ensuite avalé par un poisson géant et y passera trois jours et trois nuits avant de se repentir et se mettre en route vers Ninive.
Quand j’ai lu ce passage, ce qui m’a le plus frappé c’est l’apathie de Jonas. En plein appel divin, en pleine mer, en pleine tempête, lui, il dort profondément. J’ai particulièrement aimé la traduction du Ma’hzor Yom Kippour aux Editions Beit Hassofer qui va comme ça : « Jonas descendit dans la chambre du vaisseau et resta là comme anéanti. » En bref, Jonas il fait une sorte de fuite par le sommeil. Et lorsque les marins alarmés de le voir là, lui demandent : « Que devons-nous faire de toi pour que la mer s’apaise autour de nous ? », c’est lui-même qui s’auto-désigne « Prenez-moi, jetez-moi par-dessus bord et la mer s’apaisera. Car c’est à cause de moi que vous subissez cette grande tempête. »
Extrait de Grosse Fatigue par Camille Henrot. Montré pour la première fois lors de la 55e Biennale de Venise en 2013 où Camille Henrot remporta le Lion d’argent, le court-métrage discute (entre autres) de la grosse fatigue post- création.
Ça m’a frappé. Soudainement, je ne voyais plus un Jonas lâche et apathique mais plutôt un homme fatigué, qui est tellement conscient de l’état du monde qu’il propose qu’on le jette à l’eau, au péril de sa propre vie. En fait, si Jonas vivait aujourd’hui, on dirait qu’il fait un gros Burn-Out. Il a tellement vu et vécu une violence systémique de l’intérieur, qu’il ne croit plus trop à une énième promesse d’excuse et de changement. C’est presque une fatigue émotionnelle qu’on pourrait comparé à l’attitude de certaines personnes face au climat. Tous les signaux ont été activés, les drapeaux rouges levés, les catastrophes s’enchainent, nos postes de radios et de télés ne cessent de nous bombarder d’images de feux de forêts, de tremblements de terre, d’inondations, de morts et de chiffres ; mais les responsables ne subissent pas les conséquences de leurs décisions. Le système économique est trop global, trop intégré dans notre quotidien, trop interdépendant pour qu’une seule personne ne le change entièrement. Quand on est découragé face à l’immensité de la tâche à accomplir, finalement je ne trouve pas ça si injustifié de fuir dans une longue sieste. Ça me rappelle cet épisode: j’étais à la plage à Dubaï et à peine m’approchai-je de l’eau que mon pied effleura un bout de sac plastique que je ramassai. Mais voilà que mes yeux avaient vu et, un peu plus loin un autre, un autre, encore un autre … en fait il y avait des bouts de sac plastique partout dans l’eau. Je sentis la cassure en moi et relâcha celui que j’avais en main … dans l’eau. Pour emprunter les mots d’un ami à propos d’une situation personnelle : « Y a rien que je ne puisse faire ! Alors pourquoi m’exciter ? »
Ce sentiment ne nous est pas inconnu dans la Torah. Même Moise, le plus vénéré de tous les prophètes, lui aussi à bout de nerfs après de longues années d’errance dans le désert s’exclame, lorsque, pour la énième fois, le peuple se plaint de ses conditions de vie et regrette le bon vieux temps de l’Égypte :
לֹֽא־אוּכַ֤ל אָנֹכִי֙ לְבַדִּ֔י לָשֵׂ֖את אֶת־כׇּל־הָעָ֣ם הַזֶּ֑ה כִּ֥י כָבֵ֖ד מִמֶּֽנִּי׃
וְאִם־כָּ֣כָה ׀ אַתְּ־עֹ֣שֶׂה לִּ֗י הׇרְגֵ֤נִי נָא֙ הָרֹ֔ג אִם־מָצָ֥אתִי חֵ֖ן בְּעֵינֶ֑יךָ וְאַל־אֶרְאֶ֖ה בְּרָעָתִֽי׃
« Je ne peux pas, tout seul, supporter le fardeau que représente ce peuple. C’est trop pour moi ! Si tu veux me traiter de cette manière, fais-moi plutôt mourir ! Tu me manifesteras ainsi ta bienveillance, et je ne serai pas témoin de mon propre malheur. »
Nombre, 11 :14
Plonger pour S’éveiller
« Le visage décomposé, il fixait obstinément l’eau qui lui renvoyait sa triste image. Il cracha de dégout dans cette direction. La profonde fatigue qu’il ressentait lui fit détacher son bras du tronc. Il se penchât un peu pour se laisser tomber dans le gouffre et disparaitre. Les yeux clos, il se laissait glisser vers la mort qui l’attirait »
Siddartha, Hermann Hesse, page 100
Le refus de Jonas d’aller à Ninive pourrait également être considéré comme le reflet de ses propres luttes et lacunes personnelles. Dans ce récit, on a un peu un elephant in the room si vous voyez ce que je veux dire. Le gars se fait littéralement avaler par une ENORME créature marine. Moi qui aime la symbolique de l’animal comme clé de compréhension, je suis retournée lire Michel Pastoureau. Selon lui, il y a très tôt dans l’exégèse chrétienne un parallèle qui se fait entre l’histoire de Jonas et celle du Christ, mort sur la croix, descendu aux enfers et ressuscité au bout du troisième jour. La gueule du monstre est ici assimilée à l’enfer, le Léviathan alias Satan ![2] On voit le monde tel qu’on l’éclaire et moi je vois ce monstre comme une projection, de tous les monstres qui peuplent nos cauchemars - dont on a tendance à se réveiller en nage - et de toutes nos mauvaises descentes au lendemain d’une soirée.
Yona (יוֹנָ֥ה) et Ninive (נִֽינְוֵ֛ה) contiennent les mêmes lettres, sauf que Ninive continent un « noun » en plus. Dans la Kabbale, chaque lettre de l’alphabet hébraïque possède une signification cachée et symbolique qui éclaire le mystère du monde. A chaque lettre correspond aussi une valeur numérique selon le principe de la gématria. La lettre Noun peut avoir ici le sens de « serpent » ou de « poisson » dans les langues sémitiques, image que l’on peut mettre en rapport la lettre mem (« les eaux »), qui précède le noun.
En somme on pourrait dire que la lettre Noun évoque dans notre histoire le poisson, et plus généralement ce qui est caché dans nos profondeurs, une connaissance primordiale oubliée qui ne demande qu’à émerger dans notre vie mais pour laquelle il faudra oser plonger en soi. Ce poisson qui se manifeste à la surface des eaux est le signe d’un contact qui s’établit entre le bas et le haut, entre notre inconscient et notre conscient, entre ciel et terre, entre matière et esprit.
Jonas donc reste bloqué trois jours et trois nuits dans le ventre du poisson. Je crois que l’année prochaine je tenterai une lecture intra-utérine où c’est l’histoire d’un homme qui rerentre dans le liquide sous-mère-ien, en pleine conscience. Mais à cette heure-ci de la nuit, c’est un peu poussé comme interprétation. Jonas donc, enfant caché pendant la guerre dans un sous-sol sans lumière sans parent et sans information. Les lectures sont sans fin, j’arrête. Jonas donc. Seul, abandonné de toustes, sans re-père de temps ou d’espace, sans savoir ce qu’il est, qui il est, s’il est encore … appelle au secours, prie et promet de tenir ses promesses à l’avenir. Dieu accepte. Et le gros poisson le recrache, le vomit aussitôt sur les bords de la Méditerranée.
La Teshouva nécessite une introspection, un retour sur soi, ici symbolisé par les différentes descentes qu’entreprend Jonas. Pour se pardonner, nous dit la Torah il faut d’abord être prêt à aller voir au plus profond de nous-mêmes, nos zones d’ombres, nos désirs réprimés, nos rêves abimés, nos cœurs brisés, nos attentes déchues, les promesses qu’on n’a pas tenues envers soi-même et envers les autres, les humiliations qu’on a acceptées et qui se confondent maintenant en une honte dévorante. Prendre conscience de nos mauvais penchants de la balance, c’est la première étape pour s’en alléger.
Skydive, Florence Laprat, encre et pigment sur papier, 2021
Ce questionnement apparait clairement dans les interrogations des matelots à Jonas : « Dis-nous donc d’où nous vient ce malheur », « Quel est ton métier ? », « D’où viens-tu ? », « Quel est ton pays ? », « De quel peuple es-tu ? ». En d’autres mots, « Mec, réveille-toi là ! T’en es où dans ta life ? dans ta progression spirituelle ? Dans ton état de conscience ? Qu’est-ce que tu fous ? Tu crois que tu vas où comme ça ? »
וַיִּקְרָ֛א יְהֹוָ֥ה אֱלֹהִ֖ים אֶל־הָֽאָדָ֑ם וַיֹּ֥אמֶר ל֖וֹ אַיֶּֽכָּה׃
Et l’Eternel Dieu appela l’homme et lui dit : Où es-tu ?
Genèse, 3 :9
Ce réveil d’une torpeur spirituelle, est le sujet de la première Slih’a (en français: supplication), que certaines communautés recitent à l’aube tous les matins, quarante jours avant le commencement de Kippour. [3]
Toi qui sommeilles, cesse de dormir
Renonce à ta folie !
Et regarde celles de celui qui est au-dessus de toi
Hâte-toi de servir le Rocher Antique
Comme le font les étoiles qui t’illuminent
Qu’as-tu donc à dormir ? Lève-toi et invoque ton Dieu !
Un peu plus loin, le psaume 145 tehila ledavid – un magnifique poème alphabétique dont chaque phrase commence par une lettre de l’alphabet dans l’ordre – omet intentionnellement la lettre noun. Selon le commentaire, le noun est ici considérée comme l’initiale du verbe nafal qui veut dire tomber. On retrouve cette lettre dans le milieu du verset 16 Lekhol hanofelim « pour tous ceux qui tombent ». Et le commentaire continue : « pour signifier que la chute fait partie de la vie, mais qu’elle n’est jamais définitive. »
Jonas décide enfin de se jeter à l’eau !
Le processus de Teshouva peut être difficile et parfois, on a tous bien besoin d’un petit coup de pied aux fesses pour y aller.
Ces contradictions qui nous rendent humains
Jonas ne m’était soudainement plus antipathique, juste un jeune homme fatigué émotionnellement et pétri de peurs d’aller voir ses côtés sombres. Il sait parfaitement ce qu’il doit faire, il sait que la tempête est déclenchée par son rejet du divin, il sait que si les marins le jettent ça se calmerait, il sait qu’il doit aller à Ninive. Mais il y a souvent un conflit entre ce que l’on sait et ce que l’on sent. Un conflit entre l’histoire qu’on (se) raconte et ce qu’on veut, au plus profond de nous-même. Un conflit entre ce que l’on devrait faire, et ce que l’on fait véritablement. Et venu l’heure de jugement, ces complexités et ces milles nuances de gris nous reviennent à la face comme un boomerang.
Version préparatoire à la gouache et au crayon du Dangereux Voyage, Tove Jansson, 1976
Tant que la différence entre le bien et le mal est claire, le mal permet au bien d’apparaitre. Mais ce que nous narre de nombreuses histoires de la Torah, à commencer par celle de Adam et Ève, c’est que la plupart du temps, le bien et le mal s’entremêlent et s’entrelacent jusqu’à ne plus savoir qu’est ce qui est quoi. Quand dans le bien je fais du mal ou quand dans le mal je découvre du bien, je touche du doigt le nœud du paradoxe, la dualité de toute chose, de la conscience et du libre arbitre. Pour le dire de manière bien plus crue, le mal qui se mue en bien, c’est l’idée qu’il faut pas mal de la merde pour faire un bon engrais.
Dans l’histoire de Jonas aussi, on n’est plus trop sûr de qui est qui. On trouve une bande de marins qui jettent Jonas à la mer, à contre cœur « ne nous rends pas responsable de la mort de quelqu’un d’innocent » s’ecrient-ils. Les hommes de Ninive eux, après l’annonce de Jonas, s’empressent de se repentir, portent immédiatement des habits de deuil, rectifient leur conduite menant le Divin à leur pardonner et renoncer à les détruire. Jonas quant à lui, s’isole à nouveau, toujours plein de colère et de rancœur car il ne digère pas la pilule. Les meurtriers restent impunis, justice n’a toujours pas été faite et le système continue de pourrir.
Un Arbre pour enseigner la Justice
Bruno Munari, figure importante du mouvement moderniste italien, a un jour défini l’arbre comme étant :
La lente explosion d’une graine.
Jonas boude. Alors, la Divinité – dans un humour, tout plein de tendresse – fait croitre une plante qui pousse très vite pour lui donner de l’ombre. Enfin, à l’aise, Jonas se détend et s’assoupit tranquillement. Alors Dieu, envoie coup à coup, un ver qui attaque l’arbre le faisant faner immédiatement et ensuite un vent chaud … qui vient brûler la tête de Jonas. Et, Jonas, fidèle à lui-même grogne à nouveau : « je préfère mourir que vivre ! ». Dieu lui répond alors : « Tu es contrarié au sujet de cette plante pour laquelle tu n'as pas travaillé, que tu n'as pas fait croître, qu'une nuit a vu naître et qu'une nuit a vu périr. Et tu voudrais que moi, je n’épargne pas Ninive, la grande ville, où il y a plus de cent vingt mille personnes qui ne savent distinguer leur main droite de leur main gauche, ainsi qu’un grand nombre d’animaux ? ».
L’histoire nous laisse là, sur cette anecdote et à la première lecture, on ne sait pas trop quoi en faire. On aurait bien voulu en savoir plus sur le dénouement de notre héros. Pourquoi l’histoire de ce ricin ici et maintenant ?
Peut-être ce que l’histoire veut nous enseigner c’est que le but ce n’est pas la justice après tout, ce n’est pas d’avoir raison. Pour qu’il y ait Justice, il doit y avoir avant tout, reconnaissance, il doit y avoir pardon, sans ça il n’y a pas de justice. La Belgique, par exemple, ne s’est toujours pas excusée officiellement pour son passé colonial au Congo. Comment peut-on avancer sans cette base ? Faire bonne justice et se faire bonne justice, c’est au moment du jugement, prendre en compte les souffrances et les détours qui nous ont amenées là, à faire ce choix. La justice ce n’est pas juste une décision, c’est tout le processus qui mène à cette décision. Cette thématique est d’ailleurs brillamment déroulée, disséquée et déconstruite dans le film de Justine Triet – anatomie d’une chute.
La Justice c’est un système d’équilibre entre nos bons et nos mauvais penchants, certes mais c’est aussi un système d’équilibre entre la victime et le bourreau afin que les deux partis puissent à un moment faire la paix avec ce qui s’est passé et continuer à vivre. Car après tout, comme Jonas, on a tous et toutes été et victime et bourreau. Ce serait ça un bon système judiciaire, celui dans lequel la peine permet la renaissance. Sortiraient de prison des hommes et femmes reconnaissant.e.s d’un nouveau départ, d’une seconde chance, de pouvoir à nouveau vivre parmi les autres, être en lien et s’inscrire dans une communauté. Un système judicaire qui fonctionne idéalement devrait montrer des taux très bas de récidive. Or, ce que nous voyons dans la plupart de nos pays d’Europe du nord, c’est exactement le contraire. Comme me l’a confié un jour un ami « J’ai transgressé plus de lois en prison qu’en dehors, tu n’as pas le choix. »
Selon le Rambam, la Teshouva est un processus en plusieurs étapes claires, que nous ne développerons pas ici, mais il y a véritablement Teshouva seulement si au moment d’être testé face à un scenario identique, notre choix est différent. La Teshouva ne vient pas réparer essentiellement l’action de la faute, mais la pensée et la décision de la faire.
Et se pardonner soi-même et ensuite l’autre, demande un temps et une énergie titanesque. En fait c’est bien plus économe aujourd’hui de divorcer, de silencer, de ghoster, de rompre, de couper, d’ignorer. Plus simple que de pardonner et certainement plus rapide. Le pardon est épuisant. Il nous demande de descendre dans nos vulnérabilités les moins confortables, les plus dégoutantes, dans nos comportements les plus blessés, les plus puériles. Et se regarder là, s’accepter là. « Tu es contrarié au sujet de cette plante pour laquelle tu n'as pas travaillé, et tu voudrais que moi, je n’épargne pas Ninive. » Autrement dit, Dieu nous enseigne que l’amour et le travail sont indissociables : on aime ce pour quoi l'on peine et on peine pour ce qu'on aime. [4] Et parfois les humains c’est un peu comme des arbres. Il faut s’attendre à ce qu’ils ne grandissent plus pendant un moment, qu’ils prennent un peu de temps pour investir leurs racines et non produire de fruits. Parfois les arbres sont faibles et attrapent des maladies, alors il faut les nourrir autrement. Les arbres demandent du temps, mais ils valent le coup de ne pas perdre espoir. Ils sont notre oxygène. Pardonner peut-être un processus drôlement pénible mais c’est le temps que tu as perdu pour ta rose qui fait de ta rose qu’elle est si importante. [5]
Team Hillel
Dans certaines des histoires les plus célèbres sur Hillel et Shammai (un couple de sages qui sont en constant désaccord sur la loi et qu’on ne mentionne pratiquement jamais l'un sans l'autre), le Talmud nous parle de trois candidats à la conversion qui viennent d'abord voir Shammai, puis Hillel, pour se convertir. Chacun d'eux a des exigences différentes : l'un ne se convertira que si on peut lui enseigner toute la Torah sur un pied, le second insiste sur le fait qu'il ne se convertira que s'il peut devenir grand prêtre, et le troisième est prêt à n'accepter que la Torah écrite. Dans chaque cas, Shammai les chasse violemment, là où Hillel les accepte gentiment comme convertis, les guidant au fur et mesure loin de leurs ultimatums vers une véritable dévotion au judaïsme.
J’adore cette histoire. Je me dis qu’Hillel aurait accepté Jonas. Il l’aurait regardé et aurait souri à toutes ses conneries, ses dénis, ses fuites et ses erreurs. Allez viens par ici toi, t’en fais du grabuge ! Il l’aurait pris avec toutes ses failles, comme il était. Et seulement à partir de ce moment-là, Jonas n’aurait plus eu besoin de lutter. Laissez-moi vous raconter la potentielle suite de l’histoire de Jonas …
Après quelques temps, il se sentait mieux au réveil, quelque chose était parti en lui comme un poids, il était bien, il n’en voulait plus au monde. D’ailleurs ça se voyait dans son maintien, dans sa posture, dans sa manière de marcher. Il y avait quelque chose de plus équilibré, de plus droit aussi. Ça se ressentait aussi quand il chantait le soir autour du feu: il avait trouvé un timbre, une fréquence qui était tout à fait la sienne, j’en ai des frissons rien que d’écrire ces quelques mots. Il avait grandi et avec ça avait compris qu’en effet, un homme seul ne peut changer le destin du monde, car le travail commence toujours dans son propre jardin.
Quelques années plus tard, Jonas était devenu un homme à la quarantaine. Il s’était posé sur un bout de terrain non loin du port, pour avoir le son des vagues le matin et entendre les mouettes au loin. Il avait un potager et mangeait seulement de ce qu’il avait fait pousser lui-même. Il considérait que c’était ça la réelle souveraineté – la seule.[6] Au grand bonheur de ses voisins à qui il ramenait toujours ses surplus, un pot de sauce tomate verte faite maison ou une confiture à la rhubarbe tout à fait extraordinaire qu’il avait concocté (il avait un don particulier pour allier les poivres et les épices).
וַיִּקַּ֛ח יְהֹוָ֥ה אֱלֹהִ֖ים אֶת־הָֽאָדָ֑ם וַיַּנִּחֵ֣הוּ בְגַן־עֵ֔דֶן לְעׇבְדָ֖הּ וּלְשׇׁמְרָֽהּ׃
Et l’Eternel Dieu prit l’homme et le plaça dans le jardin d’Eden pour le cultiver et pour le garder.
Genèse, 2 :15
Jonas aimait la terre et son cycle, ses saisons et ses décompressions ; il y était aussi plus sensible depuis qu’il vivait entouré d’un chat, de chiens et plein d’autres bêtes petites et grosses qui occupaient les lieux parfois. Il avait appris à rire grâce à une bande de pote du coin, ça lui prenait toujours un petit moment pour baisser sa garde mais une fois qu’il se sentait bien avec les gens qui l’entouraient il pouvait rire pendant des heures, et même faire rire les autres. Oui, Jonas était un sacré personnage, fort apprécié de tous. Le jour, il s’investissait dans des projets d’habitat et d’intégration social, utilisant ses compétences d’entremetteur … Il était balance après tout, ce qui lui permettait de naviguer malicieusement entre les différentes classes sociales et les différentes cultures ; il faisait avancer d’énormes chantiers dans une harmonie et une bonne humeur tout à fait inattendue. Les humains étaient un peu comme ses épices, il s’assurait de trouver intuitivement le bon mélange, peu importe la recette.
Jonas appliquait son intransigeance et son intégrité dans toutes ses interactions humaines, depuis le coupeur de bois aux grands Cohanim. Il ne mettait aucune vie au-dessus d’une autre et traitait tout un chacun à sa juste place. Il avait à la fois un naturel déconcertant et quelque chose qui restait profondément mystérieux et quasi inaccessible en lui. Les gens d’aujourd’hui ne peuvent imaginer ce que c’est de vivre dans l’obscurité la plus absolue pendant trois jours et trois nuits, au creux de la mort. Jonas avait été difficile à désamorcer mais il avait dans le fond de lui, une brillance … digne d’un diamant brut. Oui, Jonas était brut, en anglais on dirait sharp. Et c’est Leonard Cohen qui résonne à l’écriture de ces quelques mots, quand il chante :
“There is a crack in everything. That's how the light gets in.”
Seul.e celui.celle qui a été fondamentalement laïc, peut un jour véritablement croire en Dieu a dit le Rabbin Raphael Saadin lors de sa dernière visite à Genève. Il faut être passé par les chemins du néant pour faire ce choix-là. De la même manière, seul celui qui a été fondamentalement solitaire et misanthrope peut vraiment apprécier la présence d’autrui, d’une manière pure, pour le bonheur simple d’être ensemble.
Je me dis que la Torah c’est un peu comme un album de photo polaroid, plus que comme un Film. Nombreuses histoires sont des snapshot dans la vie de leurs personnages. Un moment précis capturé dans l’histoire. Comme si on construisait toute votre histoire en s’appuyant sur une seule et unique photo retrouvée des millénaires plus tard, qui avait été prise au détour d’une après-midi au bord du lac, d’une bat mitsvah ou d’un camp d’été. Vous pensez que cette photo serait représentative de votre vie ? Jonas a continué ses aventures et sa vie mais le refus à Dieu, il ne l’aura fait qu’une fois. C’est l’histoire d’un type qui a dit MERDE au Divin. Et a défaut d’avoir une fin d’histoire avec une jolie conclusion et une « morale » explicitement formulée, on a cette chute tellement abrupte qu’elle nous laisse un petit goût de quelque chose de manquant.
Voilà, je voulais vous le dire : Jonas a bien terminé. Apres avoir lutté contre lui-même et donc contre le monde entier, contre l’univers et les cieux. Jonas a arrêté de lutter. Et il est devenu un gars vraiment bien. La dernière fois que j’ai entendu parler de lui, je crois qu’il était allongé sur un banc public, il ne dormait pas (malgré les apparences) il était plutôt occupé à contempler la lumière passer à travers les feuilles d’un arbre.Il fut décidé de lui accorder rétrospectivement son titre de Prophète. « Allez, ouais, vas-y celui-ci il qualifie. Il avait mal débuté mais au final c’est un mensch, si tu savais d’où il vient ».
A tous ceux et celles qui ont été ou sont parfois dans la brèche et ont du mal à voir la lumière.
A tous les Jonas en nous
Puissions-nous les accepter et les aimer
Comme l’écrit Fernando Pessoa, Puissions-nous faire de la chute, un pas de danse … de la peur, un escalier.
A Rosh Hashana, nous ne célébrons pas seulement la nouvelle année juive, mais la création du monde, la naissance d'Adam et d'Ève, donc le commencement de notre humanité. 10 jours plus tard, on accepte enfin notre humanité.
Gmar Hatima Tova !
Je vous souhaite tout plein de douceur et de tendresse au moment de plonger dans vos eaux les plus troubles.
Merci à Cindy pour son soutien et sa relecture préci(eu)se de ce texte
[1] Traduction de l’Ancien Testament interlinéaire hebreu-francais, Société biblique Française, 2019
[2] Les Animaux célèbres, Michel Pastoureau, 2008, p63
[3] La première Selih’a qui ouvre les Selih’ot a été composée par Juda Halevi (1075-1141), poète et philosophe espagnol et ouvre la séance par ces mots poignants. Les Selih’ot désignent un ensemble de prières récitées dès l’aube en guise de préparation a Rosh Hashana et Yom Kippour.
[4] Erich Fromm, l’art d’aimer, 1956, p44
[5] Le Petit Prince, Antoine de St Exupéry, 1943
[6] Selon le Rabbin Abraham Isaac haCohen Kook (1865-1935), le concept de la Teshouva doit être incarné dans sa corporalité. Le retour à soi passe aussi par la redécouverte de notre corps, quand notre santé devient notre première priorité, nous avons fait Teshouva car nous sommes revenus à nous-mêmes. Nous nous sommes réapproprié notre corps et c’est bien cela le début de la véritable Teshouva. C’est bien gentil de prétendre à de grands principes philosophiques, mais comment ramenons-nous ça à la réalité de notre quotidien ? Saviez-vous d’ailleurs que les parois du tube digestif comprennent un système nerveux entérique, composé de plus de 100 millions de neurone, qui est le deuxième organe neurologique de notre corps ? Comment nier des lors le lien intrinsèque qui existe entre notre corps et notre esprit, l’un est l’autre et l’autre est l’un.