Ceci est une seconde publication datée du 30 Avril 2025. La première publication a été envoyée par email le dimanche 21 Avril 2025
J’ai hésité à publier cet article tant il est intime. Et puis j’ai pensé à Anaïs Nin, à Annie Ernaux, à Vanessa Springora, ces femmes pour qui l’écriture ne peut être qu’une archéologie personnelle. Voici la mienne, à travers le texte de la Torah. La lecture peut prendre jusqu’à 20min. Merci d’avance pour votre bienveillance et votre délicatesse.
Je suis née le samedi 18 janvier 1992, à l’hôpital Saint-Pierre de Bruxelles. Quelques heures plus tard, non loin de là, à la synagogue de la rue de la Clinique, le Minyan entamait la lecture de la paracha de la semaine : Bechalah. Quatrième paracha du livre de l’Exode, elle raconte la traversée de la mer Rouge par les Israélites, alors que Pharaon, venant tout juste de perdre son fils aîné, accepte enfin de les laisser partir.
A bien y réfléchir, je crois que c’est là que tout a commencé pour moi. Oui. Naitre dans l’hôpital qui porte le nom d’un apôtre, né Siméon-Bar-Yonah, devenu Pierre, en tant que petite fille juive le jour où nous racontions une histoire d’eaux qui s’ouvrent en deux, avait comme jeté les dés sur ma destinée psychique.
Elle aussi serait fendue.
Bon, je vous l’accorde, c’est peut-être un peu gros comme raccourci, mais aujourd’hui j’aimerais vous parler de mon Égypte. Dans les moments où je me sens sous pression et dans l’incertitude, j’ai cette capacité à séparer mon corps physique de mon corps émotionnel – parfois consciemment mais le plus souvent, malgré moi.
Le traumatisme crée la polarité. La dissonance cognitive.
A l’occasion de la fête de Pessah, j’aimerais vous raconter le chemin sinueux qui, cette année, m’a menée vers un peu plus de liberté.
Tout cela a ressurgi en moi précisément lors de la grande célébration organisée autour du thème de la liberté dans la culture juive: Le Seder de Pessah. Porté par le Texte de la Haggadah, la soirée du Seder s’articule autour du récit de la sortie d’Égypte . Jalonné de rituels, ce repas cherche à faire revivre, à travers un tas de gestes, de paroles, d’ingrédients les souvenirs sensoriels de l’instant de la sortie. C’est à se demander si Proust n’aurait pas tiré l’idée de sa madeleine dans La Recherche du temps perdu lors d'une interminable soirée de Seder. L’eau salée, les herbes amères, la matzah évoquent, par leur goût, la tristesse, l’amertume et la précipitation.
Pessah nous invite chaque année à revisiter nos servitudes intérieures, à interroger ce que signifie, pour chacun.e de nous, sortir d’Égypte.
Voyez-vous, la première fois que j’ai mis les pieds en Égypte, c’était avec mon grand-père paternel lors d’un séjour au Club Med d’El Gouna. Au programme : snorkeling, danses au bord de la piscine et mon toute premier narguilé. Rien de très biblique, en somme.
En revanche, mon histoire familiale est ponctuée d’épisodes qui, d’une manière ou d’une autre, rappellent l’état d’urgence psychique et existentiel que raconte le livre de l’Exode. Comme beaucoup de Juifves d’Europe, mes arrière-grands-parents ont fui les pogroms de l’Europe de l’Est au début du XXe siècle et sont arrivés en Belgique sans le sou, sans langue commune, avec pour seul baggage l’espoir d’un avenir meilleur.
Les années calmes furent brèves. Très vite, il fallut fuir à nouveau. Déportations, chambres à gaz, enfants cachés. Si j’écris aujourd’hui, c’est parce qu’ils ont, contre toute attente, survécu. Mais même après la guerre, l’exil a continué. États-Unis via la Suède, Israël, Angleterre, Australie… Le refrain semble immuable.
Survivre. Partir. Reconstruire. Recommencer.
וּפַרְעֹה הִקְרִיב וַיִּשְׂאוּ בְנֵי־יִשְׂרָאֵל אֶת־עֵינֵיהֶם וְהִנֵּה מִצְרַיִם נֹסֵעַ אַחֲרֵיהֶם וַיִּירְאוּ מְאֹד וַיִּצְעֲקוּ בְנֵי־יִשְׂרָאֵל אֶל־יְהֹוָה׃
Et Pharaon s’approcha. Les enfants d’Israël levèrent leurs yeux et voici que l’Égypte avancait derrière eux et ils eurent très peur; les enfants d’Israël crièrent vers la Divine.
(Exode 14:10)
Dans ces sorties d’Égypte précipitées, mes aïeux ont dû développer des mécanismes de résistance intérieure pour pouvoir absorber, contenir et survivre psychiquement au choc. L’incertitude, la peur, les ruptures brutales avec des membres très proches de leurs famille, la violence ambiante, ont laissé chez ces enfants, qui deviendront bientôt parents, des marques profondes, inscrites dans les corps.
Je pense notamment à mon arrière-grand-mère maternelle, Rywka, qui avait huit frères et sœurs, toustes restés en Pologne durant la Seconde Guerre mondiale. Et puis, du jour au lendemain, plus rien. Plus personne. Je l’imagine seule, avec un mari dont elle ne parle pas la langue, qu’elle connaissait à peine, un enfant en bas âge dans les bras, et un pays qui n’était pas encore le sien.
Je suis née le 18 janvier 1992, à l’hôpital Saint-Pierre de Bruxelles, de parents aimants, issus de cette petite classe moyenne juive qui, après-guerre, avait réussi à reconstruire. Indépendents dans l’industrie du textile, ils ont tout fait pour offrir à leurs enfants une jeunesse en or : des études dans les écoles publiques les plus réputées, cours de musique, sport, vacances à l’étranger, et tout ce que cela sous-entend.
Néanmoins, derrière cette apparente réussite, ma famille nucléaire a elle aussi connu une série de situations traumatisantes. Je peux notamment mentionner un couple parental pas tout à fait aligné (c’est vraiment pour faire dans l’euphémisme mais continuer tout de même à respecter le 5ième commandement selon lequel Tu honoreras ton père et ta mère. En vrai, ils étaient tout à fait dysfonctionnels), qui mena à un divorce légendaire (lire : police, juges, cris, rupture brutale, écartèlement de l’enfant, conflit de loyauté), sans oublier pour couronner le tout, une jolie déroute financière car aussi non ce ne serait pas drôle.
La jeune adolescente que j’étais trouve ses propres mécanismes de gestion, de régulation, ses poches de liberté, pour tenter de réconcilier ce qui se passe à l’extérieur — Pharaon, les miracles, le sang de l’agneau sur les portes, les valises qu’on prépare à la hâte, les trains vers un autre pays, les bottes allemandes, l’ordre de ne pas faire de bruit sous peine d’être découverts, les impayés de loyers, les scènes de violences et les hurlements d’une mère — et ce qui, malgré tout, continue de se vivre à l’intérieur : l’émerveillement pour le monde, les premières sensations, les premiers élans d’amour.
Je crois avoir développé très jeune une forme de dédoublement. Un talent discret mais efficace, qui me permettait d’être là sans y être tout à fait. Une polarité douce, presque invisible ne relevant d’aucune pathologie clinique. C’étaient toujours les autres qui allaient plus mal.
Peter Brook écrit, dans Le Diable, c’est l’ennui. Propos sur le théâtre :
Ils ont une écoute tournée à la fois vers l’intérieur et vers l’extérieur, comme cela devrait être chez chaque véritable acteur. Ils sont les deux mondes en même temps.
Je me suis tout à fait reconnue dans ces mots.
D’ailleurs le théâtre a été l’un des rares espaces où, adolescente, je me suis sentie pleinement à ma place. Il fallait jouer un rôle, faire semblant, mentir du mieux possible; n’est ce pas là la règle du jeu ? Et j’étais très douée. Mais en quittant Bruxelles, j’ai arrêté le théâtre. Rapidement, j’ai commencé à prendre le monde pour ma scène. À partir de là, j’ai joué en permanence… parfois sans même m’en rendre compte.
L’avantage, c’est qu’on devient caméléon : on change de peau, de couleur, de regard. Tantôt trader dans des tours en verre, libraire indépendante, organisatrice de concerts ou serveuse en terrasse — je me fonds dans les contours de chaque contexte. J’adopte les gestes, les rythmes et les codes de mon environnement. On salue souvent mes capacités de mutation et ma rapidité d’apprentissage — avec, parfois aussi, une pointe de doute. Je me souviens d’un rendez-vous avec la directrice du département Gaz pour le Moyen-Orient de Shell; elle me fit asseoir et me dit, très sérieusement : “Ecoute Julia, j’aimerais beaucoup t’engager, mais des bruits circulent, tu sais avec qui nous travaillons. Si tu as des liens avec les services secrets israéliens, tu dois me le dire.” À l’époque, j’avais trouvé ça drôle, voire presque flatteur. Ce que cela révélait l’était beaucoup moins : elle ne savait pas qui elle avait en face d’elle. Je pense aux mots de mon amie Yana : Tu as eu mille vies, tu devrais écrire ton histoire. Mais quand on ne sait plus à quel moment on entre dans un rôle et à quel moment on en sort… est-ce encore de l’art ? Est-ce encore un jeu ?
Alors, en arrivant à Tel Aviv et je vais - plus rapidement que mon esprit ne peut l’assimiler, - me fondre dans l’espace energétique ambiant.
Jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici tout va bien. L’important ce n’est pas la chute … c’est l’atterrissage.
Nous sommes le 12 avril 2025. Soir du Séder de Pessa’h. Quand par la force de la pleine lune et des vagues intérieures, le grand tout vient se réactiver. Une mémoire profonde, ancienne, presque cellulaire se réveille le soir même où l’on raconte l’histoire narrée dans le synagogues, le 18 Janvier 1992, alors que je sortais des eaux fendues de ma mère.
וַיֵּט מֹשֶׁה אֶת־יָדוֹ עַל־הַיָּם וַיּוֹלֶךְ יְהֹוָה אֶת־הַיָּם בְּרוּחַ קָדִים עַזָּה כׇּל־הַלַּיְלָה וַיָּשֶׂם אֶת־הַיָּם לֶחָרָבָה וַיִּבָּקְעוּ הַמָּיִם׃
Moïse étendit sa main au-dessus de la mer et la Divine déplaca la mer par un vent d’est puissant toute la nuit et Elle changea la mer en terre humide et les eaux se fendirent.
(Exode 14:21)
Si je devais refaire l’anatomie de cette chute, je dirais que cela s’est passé en plusieurs étapes.
Tout d’abord, j’emménage en Israël. Je ne suis ni immigrée, ni réfugiée, je suis une femme européenne “blanche” privilégiée. Et pourtant, quelque chose de profondément instable se rejoue. Dans ce nouveau paysage, les questions d’ancrage, de routine, de soutien, de finance, d’amitié refont surface. Je ne sais pas ce que je vais faire ici, ni comment. Je suis partie d’accord, mais vais-je être encore une fois capable de me réinventer ?
Survivre. Partir. Reconstruire. Recommencer.
La légende de Pessah raconte que, la veille de la sortie d’Égypte, l’ange de la mort serait « passé au-dessus » passed over les maisons des esclaves israélites, les épargnant. Mais pour les mystiques, le mot Pessah recèle d’une autre signification. Ils proposent de le découper en deux : Pé, « la bouche », et Sah, « qui parle ». La bouche est centrale dans cette célébration, autant pour ce qui est narré que pour ce qui est mangé.
Mon enfermement, lui aussi, est dans ma bouche.
L’apprentissage de l’hébreu devient, presque malgré moi, le terrain de ce bouleversement intérieur. Apprendre une nouvelle langue ne requiert pas seulement de maîtriser une nouvelle grammaire ou de mémoriser du vocabulaire ; cela demande de se reconstruire tout un système de pensée, une manière de respirer, de s’exprimer, de se positionner dans le monde. Parler une nouvelle langue c’est construire une nouvelle image sonore de moi-même, c’est trouver ma nouvelle voix dans cet ancien corps. Trouver ma voie. Il y’a là quelque chose d’un renoncement narcissique auquel je ne m’étais pas préparée. Accepter de ne pas briller, de ne pas savoir, de balbutier, de paraître ridicule parfois. Il y a dans cette perte de repères une forme de dépouillement et, en même temps, la possibilité de reconstruire une personnalité neuve. Une de plus. Tout ce qu’il me fallait. Car c’est aussi ça, la multi-polarité : une multiplicité d’identités, de langues, de versions de soi qui s’enchaînent et parfois s’entrechoquent. Ici, en hébreu, je ne suis ni l’ancienne ni la future moi. Je suis en construction et l’instabilité trouve un nouvel écho dans ma langue.
Et puis, il faut bien nommer l’évidence. Je déménage en Israël en 2025, dans un pays en guerre. Et même si je répète à qui veut l’entendre que je m’y sens bien, comment ignorer la fracture systémique profonde de ce territoire ? Quoi de plus paradoxal, de plus instable, de plus bipolaire que ce pays ? Comment peut-on, collectivement, à ce point se séparer de sa propre empathie pour la douleur d’un autre ? de l’autre tout proche, de son voisin ? Quoi de plus multipolaire que ce pays où cohabitent, littéralement, trans-queers et ultra-orthodoxes ? Mieux, ils s’échangent parfois leurs rôles. Les uns glissent dans la peau des autres. Ici, les identités tournent, se répondent, s’inversent. Un soir, en marchant dans mon quartier, j’entends les miaulements d’une femme en pleine jouissance, à travers la fenêtre qu’elle avait laissée ouverte. À ce moment précis, un couple d’ultras, perruque et jupe longue, passe devant. Ont-ils entendu ? Ai-je seulement rêvé ? Troublant ? Naturel ? Incongru ? Bienvenue au Pays ! Comment continuer à vivre quand on est bombardé de mort à longueurs de temps ? Pour vivre ici, il faut être là, sans y être tout à fait. Autrement, c’est trop. Il faut pouvoir se dédoubler. Voir, mais pas trop. Savoir, tout en niant. Se battre, parfois, sans y croire.
Je ne réalise pas tout de suite. Après Londres, Dubaï, Singapore et Genève, je me dis que Tel Aviv ça va le faire. Je me dis que cette fois, je suis équipée : j’ai appris à bouger à respirer à méditer à écrire. Je me dis que je suis prête, que cette fois, face à mes démons, je suis alignée.
Je suis la paix sur Terre.
Mais l’important, ce n’est pas la chute … c’est l’atterrissage.
La seconde étape de mon histoire c’est que je déménage dans le contexte d’une relation amoureuse dans laquelle, bien évidemment, tout vient se métaboliser. Je vis une histoire avec un homme bon, sain et fiable depuis bientôt un an. Un lien qui a tout pour durer. Mais au moment de ma sortie d’Égypte, sous la pression d’une mémoire corporelle ancienne (et d’un joint un peu trop chargé, when will you learn Julia ?) quelque chose se déclenche. Et je fais ce que mon corps — et par « corps », j’entends aussi celui de toutes les femmes de ma lignée — me dicte :
Je fuis. Je me casse. Je le casse.
Mon grand-père, Wolf Cincinatis que tout le monde surnommait Willy. Nous l’appelions Tata. Photo prise alors qu’il était venu me rendre visite à Londres au printemps 2017.
Qui mieux que mon grand-père pour incarner cette polarité transgénérationnelle ? Je pense à lui parce que, ironiquement, cette année encore, les dates s’alignent avec une précision déconcertante : nous commémorons son décès le 11 avril 2021, le Shabbat précédant Pessah, et célébrons sa naissance le 19 avril 1934, le dernier jour de la fête. Pour sortir d’Égypte cette année et sauver mon couple, il semblerait qu’il me faille tuer mon grand-père.
Comment porter la mémoire d’un homme qui fut si présent, si tendre, si généreux à l’égard de ses petits-enfants, tout en étant un mari violent et humiliant ? L’homme qui nous faisait rire autour de la table, et chez qui nous pouvions regarder tous les dessins animés du monde tout en mangeant des bonbons à l’infini, était aussi celui qui par sa présence semi-vulgaire semi-irrespecteuse, laissait dans son sillage un malaise diffus. Un homme qui fit taire une femme, ma grand-mère, que je n’ai jamais connue autrement que malade.
Le zeitgeist contemporain voudrait que je désigne clairement le bourreau et la victime. Il faudrait que je dise : il a dominé, elle a subi. Et ce serait sans doute juste — en partie. Mais ce serait aussi trop simple car mon grand-père, qui s’appelait lui-même le patriarche de la famille me semble aujourd’hui être, lui aussi, une victime. Pas de cette femme, bien sûr, peut-être de sa propre mère, peut-être d’un système plus large qui l’a formé, durci, convaincu qu’il n’y avait pas d’autre façon d’être Homme.
Enfants blessés, enfants cachés, hommes qui trompent, qui violentent, qui quittent le foyer, qui blessent par désinvolture ou par système, mariages arrangés foireux, mariages arrangés silencieux. Les histoires sont nombreuses tant du côté maternel que du côté paternel mais le constat reste le même : dans ma lignée, la rencontre amoureuse porte une teinte amère. Elle est le lieu d’un piège, d’une compromission, d’un prix inévitable à payer. Elle est un contrat mal négocié, une transaction qui tourne mal.
Sans surprise, ce sont les femmes qui en portent le poids, qui ramassent les morceaux et qui assument la charge familiale. Le 11ième commandement fut très clair dans ma construction psychologique : Tu ne leurs feras jamais confiance. Sois indépendante, construis-toi une vie qui ne dépendra de personne, surtout pas d’un homme. Il finira par te faire défaut.
Alors, en ce 12 Avril 2025, emprise avec mes multiples mois, luttant sans cesse dans la prison de mon cerveau, pensant être digne de la libération de Pessah, croyant faire justice à cette mémoire féminine, le grand tout se réactive et mes eaux se fendent, ma psychée se divise. Mon méchanisme de défense se met en route, malgré moi. Je suis là mais je ne suis plus là, je suis toutes mes autres et je n’arrive plus à contenir toutes ces émotions. Se sauver. Couper. Se couper de l’autre. Se couper de soi.
Je prends la relation comme on prendrait une assiette en verre, je regarde l’homme que j’aime dans les yeux et je nous fracasse au sol.
Je ne veux pas m’engager avec toi.
BAM.
Voilà.
Hag Sameah mon amour.
Le lendemain matin, épuisé d’une nuit sans sommeil, dans un silence épais, mon compagnon, calme et concentré, me dira : Je suis tous tes ex, Julia. Tu dis m’aimer, mais comprends-tu ce que ça veut dire ?
Et là, une avalanche d’images, de scènes précises, de phrases, se déversent dans mon disque dur interne avec une violente clarté. G. à qui j’ai balancé en quatrième secondaire, autour d’un café au Vatel : En fait, je ne suis pas amoureuse de toi. J. que Hannah avait dû, dans ses mots, ramasser à la petite cuillère. Y., qui m’a vue mener une double relation avec C … pendant deux ans. Puis E., qui m’a vue faire exactement la même chose… mais avec Z … deux années de plus. Jusqu’à H. le fameux jour de son anniversaire, à hurler dans la rue tu n’est qu’une putain d’égoïste Julia. Ce que tu fais, ce n’est pas de l’amour. Sans oublier la relation clandestine avec un homme religieux musulman marié, et celle à un homme qui avait trois fois mon âge.
Ce que je faisais ? Je me dédoublais … dans la vraie vie. Un mec à New York, un autre à Genève. Un à Londres, un à Bruxelles. Il y avait toujours un ailleurs pour éviter l’ici, toujours un autre rôle dans lequel me fondre pour éviter de me confronter à ce(ux) qui était devant moi. Je rationalisais mes propres comportements, je blâmais le système judéo-chrétien de monogamie comme outil de contrôle, je disais que l’amour libre était un projet politique et que je réinventais mes propres règles selon mes propres besoins. Le polyamour n’était pas encore devenu un hashtag, ça me donnait presque l’air d’être une femme libre, lucide et avant-gardiste.
Aujourd’hui, avec le recul - et un partenaire qui me fait miroir avec sensibilité et intelligence - je comprends que ces relations doubles me permettaient d’exister dans mes polarités. De ne pas choisir. De ne pas m’engager. D’être là, sans jamais tout à fait y être. Parce qu’il y avait toujours une exit option. Il fallait que je puisse fuir à tout moment, garder cette porte entreouverte dans ma tête au cas où l’amour deviendrait trop réel, trop exigeant ou trop dangereux.
En lisant Sitt Marie-Rose d’Etel Adnan l’autre jour, une phrase m’a frappée :
« C’est la ville en tant que grand être qui souffre, trop folle et trop survoltée, et qui maintenant est matée, éventrée, violée, comme ces filles que les diverses milices ont violées, à trente et à quarante, qui sont folles dans les asiles, et que les familles, méditerranéennes jusqu’au bout, cachent au lieu de soigner… mais comment soigner la mémoire ? »
Alors, je vous le demande, comment soigner notre mémoire ? Voici la question que nous devrions toustes nous poser, chaque année, le soir du Seder de Pessah.
Pour moi, nul doute qu’écrire c’est guérir. Mais il y a aussi les séances de psychogénéalogie, le chamanisme, les rituels — ou disons simplement, tout ce qui peut permettre d’appaiser les fantômes, de les refermer, qu’iels reposent en paix. Mes ancêtres ont continué à marcher dans le sillon qui avait été tracé pour eux, parfois à l’aveugle, parfois en conscience, parfois par instinct de survie, souvent avec cette résilience de ceux qui avancent sans comprendre tout à fait d’où ils viennent ni où ils vont. Ils ont fait ce qu’ils ont pu, avec ce qu’ils avaient. Je n’en suis pas si éloignée.
Mais si la liberté a un prix, c’est celui-là : non pas rompre le lien avec son passé, mais accepter d’en porter pleinement l’héritage, y compris ses blessures mal refermées. En réécrivant mon histoire familiale, je ne tue pas mon grand-père, je le libère. D’ailleurs pour revenir au Texte, Moïse n’a-t-il pas emporté avec les lui les ossements de Joseph en sortant d’Égypte ?
וַיִּקַּח מֹשֶׁה אֶת־עַצְמוֹת יוֹסֵף עִמּוֹ כִּי הַשְׁבֵּעַ הִשְׁבִּיעַ אֶת־בְּנֵי יִשְׂרָאֵל לֵאמֹר פָּקֹד יִפְקֹד אֱלֹהִים אֶתְכֶם וְהַעֲלִיתֶם אֶת־עַצְמֹתַי מִזֶּה אִתְּכֶם׃
Moïse prit avec lui les ossements de Joseph car il avait formellement fait jurer les enfants d’Israël, en disant: “ La Divine se souviendra certainement de vous et vous emporterez mes ossements d’ici avec vous.”
(Exode 17:18)
Le samedi 19 avril 2025, dernier jour de Pessah, dans toutes les synagogues du monde, nous relisions — je vous le donne en mille — le commencement de… la Paracha Bechalah. Celle-ci qu’on lisait justement le 18 janvier 1992, à la synagogue de la rue de la Clinique, à quelques centaines de mètres de l’hôpital Saint-Pierre.
La Paracha de ma naissance commence avec les mots suivants:
וַיְהִי בְּשַׁלַּח פַּרְעֹה אֶת־הָעָם וְלֹא־נָחָם אֱלֹהִים דֶּרֶךְ אֶרֶץ פְּלִשְׁתִּים כִּי קָרוֹב הוּא כִּי אָמַר אֱלֹהִים פֶּן־יִנָּחֵם הָעָם בִּרְאֹתָם מִלְחָמָה וְשָׁבוּ מִצְרָיְמָה׃
Il advint que lorsque Pharaon renvoya le peuple, la Divine ne les conduisit pas par le chemin du pays des Philistins – celui-ci étant proche – car la Divine dit: « De crainte que le peuple se ravise en voyant une guerre et qu’ils retournent en Égypte »
(Exode 13:17)
Le trajet le plus direct et le plus rapide pour se rendre d’Égypte à Israël est celui du nord-est qui longe la côte méditerranéenne, le territoire qui correspond à la bande de Gaza actuelle. Mais ce trajet, s’il est le plus commode pour quitter l’Égypte, permet aussi trop facilement d’y retourner à la première angoisse. Pour éviter cela, les israélites vont donc prendre un détour à travers le désert du Sinaï qui les éloignerait tellement d’Égypte qu’il leur serait difficile de songer au retour.
Quand on regarde de plus près le mot utilisé pour exprimer le détour “נָחָם” c’est le même qui veut dire “se consoler, se repentir”. Ce n’est pas anodin. Il y a dans le détour quelque chose qui répare, qui réoriente doucement, comme si à travers ce long cheminement, c’est accepter qu’il faut du Temps pour désapprendre l’esclavage.
C’est précisément ce que je garde de ces dix derniers jours.
Ma sortie d’Égypte n’est pas un point final, au contraire, c’est un début. Un engagement dans un chemin, qui peut être aussi long qu’inconfortable. La liberté n’est pas donnée. Elle se travaille et demande beaucoup de courage vis-à-vis de soi. Mais une fois qu’on la touche du bout des doigts, on a presque l’impression d’une renaissance. D’une nouvelle chance de devenir soi.
La magie de cette histoire c’est que je termine d’écrire ce texte, le 19 avril 2025, le jour où nous relisons la paracha Bechalah, le jour même de la naissance de mon grand-père. Je termine ce texte depuis Safed, non loin du lac de Tibériade où j’ai été trempé mon corps hier … là même où est né un certain Siméon-Bar-Yonah, plus communément appelé Saint-Pierre.
Et la boucle est bouclée.
Hag Sameah.
Puissions-nous chaque année un peu plus s’arracher de nos égyptes.
À toutes les femmes de ma lignée qui n’ont pas pu vivre épanouies en couple
À tous les hommes de ma lignée qui ont été défaillant
À Déborah, psycho-généalogicienne qui m’aide dans ce chemin de réparation et de soin
À Johanna, ma cousine écrivaine, qui a véritablement mis son cœur sur la Table dans le podcast Anatomie d’une dispute
À Léah, pour ton écoute, ton amour et ton amitié
et à Dany pour ta présence et tes mots précieux à un moment clé
Merci pour votre lecture 🙏
N’hésitez pas à partager vos impressions et ressentis par email julia.cincinatis@gmail.com ou de partager cette lettre avec des amie.s susceptibles d’apprécier la démarche.
j'aurais aimé avoir une vie amoureuse aussi palpitante que la tienne haaha :) ce serait interessant d'aborder cette thematique de double vie / tromperie etc. ce que tu en pensais plus jeune et ce que tu en penses maintenan et si toi aussi tu as ete de l'autre coté t etc