En préparant mon voyage en Israël, j’ai senti que j’entrais dans un espace liminal. Anticipation, cours d’hébreu, organisation, projection: je n’étais déjà plus à Genève mais je n’étais pas encore là-bas non plus. Vous les connaissez ces moments d’entre deux : la veille d’un départ, le lounge d’un aéroport, un voyage en train. Quand on se retrouve à la lisière de.
Bande originale du film Vicky Cristina Barcelona (2008) dont le titre Entre Dos Aguas m’a inspiré le sous-titre de cet article
Les espaces liminaux m’ont travaillé ces dernières semaines, notamment dans la lecture des parashot Metsorah et Tazria, qui sans cesse traitent de la question de frontière entre le pur (tahor) et l’impure (tamei). Comme si cette frontière était claire et nette. Comme si les règles imposées par le Lévitique pouvaient mécaniser notre rapport à l’hygiène, notre rapport au sang ou notre rapport à la maladie.
Il suffit d’avoir un corps de femme pour comprendre que tout s’inscrit dans un processus. Les symptômes prémenstruels peuvent être beaucoup plus violents que la période de menstruation. Et pourquoi je parle à nouveau de sang ? Parce que demain, les juifves du monde entier vont s’asseoir à table pour le Seder de Pessah qui célèbre la libération du peuple juif du joug égyptien. En hébreu, le mot Égypte se dit מִצְרַיִם mitzraim partageant la même étymologie que צר tzar qui veut dire étroit. Les juifves vont donc littéralement s’extirper d’un espace d’enfermement étroit, fendre les eaux de cette mer rouge de sang égyptien, afin de devenir un peuple. Ou comme le dirait Sabrina: Death and Rebirth. Et donc, j’avais envie de parler ici de l’importance de la liminalité avant (pré-liminaires) et après cette traversée.
Doris Salcedo, Shibboleth, 2007, Tate
La liminalité, c’est la période du rituel pendant laquelle l'individu n'a plus son ancien statut et pas encore son nouveau statut. C'est une étape transitionnelle caractérisée par son indétermination. Il faut imaginer les semaines de solitude que Moïse passe dans le désert après avoir fui l’Égypte. Il ne sera plus jamais prince et n’est pas encore prophète. Pour le moment, il est. Pour imaginer cette sortie d’Égypte, il nous suffirait de passer un peu de temps dans un camp de réfugié pour comprendre de quoi ça avait l’air. Je me souviens les récits de réfugiés syriens récoltés lors d’un passage en tant que volontaire dans la Jungle de Calais, en Décembre 2015. Souvent, ces périples se font en plusieurs étapes, durant des mois, à travers plusieurs pays. Les migrants tentent tant bien que mal de ne pas se faire interner ou renvoyer, en payant des passeurs des prix exorbitants et en trouvant de l’aide à gauche et à droite, sans connaitre ni le pays de passage, ni la langue. La plus grosse partie d’un exil, je le crois, se fait dans l’attente. Mais l’attente de quoi ? L’inconnu. On sait qu’à un moment on va devoir bouger, ça peut être à tout instant … ou plus tard aussi.
Ce n’est pas un hasard si à Pessah, les juifves se mettent à table autour du Seder, סדר qui veut dire en hébreu, l’ordre. Les impatient.e.s parmis nous, se rappelleront de ces diners interminables où il n’était permis de manger ce matsa-sandwich qu’après plusieurs heures passées à table. Les étapes du Seder sont comme autant de jalons du parcours à la fois prodigieux et sinueux des hébreux sortant d’Égypte.
Photo prise lors d’un voyage à Calais, Décembre 2015
Et l’analogie est bien sûr tout à fait applicable à un domaine plus léger de notre vie: nos relations amico-romantico-plus-si-affinités. Parfois, nous sommes à la fin. Parfois, nous prenons un nouveau départ. Et parfois, nous nous trouvons dans cet espace liminaire, ce seuil, cet entre-deux, après avoir laissé tomber un chapitre mais avant que le suivant n'ait encore pris forme.
Nous ne sommes plus ce que nous avons été, mais nous ne sommes pas encore ce que nous serons.
Alors, je pose la question : où commence et où termine un endroit ?
En grandissant, nous apprenons à nous représenter le monde dans des mots et des images. Les délimitations peuvent relever de la nécessité: nommer, étiqueter, choisir, nous aide à prétendre à un semblant de contrôle sur la marche du monde. Le flou est inconfortable. Inconsciemment, nous nourrissons tous le désir d’assigner à toute chose sa place dans la matrix.
En travaillant les parashot Metsorah et Tazria, j’en suis venue à découvrir le puissant essai de Mary Douglas, De la souillure, dans lequel elle écrit :
« La saleté, est le sous-produit d’une organisation et d’une classification de la matière, dans la mesure ou toute mise en ordre entraine le rejet d’éléments non appropriés. Les éléments non-appropriés – de la poussière, la saleté, la substance gluante et les liquides suintants – perturbent l’ordre des choses. »
Ici, la saleté n’est pas un absolu mais plutôt quelque chose qui n’est pas à sa juste place : des chaussures sur la table de la cuisine, des ustensiles de cuisine dans la chambre à coucher, des taches d’aliments sur un vêtement. Des lors, là où il y a saleté, il y’a système. Notre comportement vis-à-vis de ces éléments qui ne rentrent pas dans des cases, exige la remise en question non pas de l’élément, ni de l’objet mais de l’entièreté du système. Selon Douglas, le corps et la politique du corps ne peuvent être séparés. Elle écrit en parlant de la saleté : « Ces éléments peuvent être la salive, les larmes, les fèces ou les rognures d’ongles, mais ce peuvent être aussi l’étranger, la sorcière, l’immigré ou le Juif. » Car ce sont évidemment les discours repris par l’extrême droite à travers les temps : de Goebbels à Trump, l’étranger, l’anomalie, l’ambivalent, qu’il soit juif, musulman, noir ou trans est toujours considéré comme virus, maladie infectieuse, un envahissement, une contamination duquel il faudrait se débarrasser, nettoyer, karchériser, se purifier.
Michel Foucault dans un de ses cours donné au Collège de France le 15 Janvier 1975, et retranscrit dans Les Anormaux, discute longuement de la pratique de l’exclusion des lèpreux au Moyen Âge … pratique qui est justement le sujet principal de la parasha Tazria. Il écrit:
“C’était en effet des pratiques d’exclusion, des pratiques de rejet, des partiques de ‘marginalisation’, comme nous dirions maintenant. Or, c’est sous cette forme-là qu’on décrit, et je crois encore actuellement, la manière dont le pouvoir s’exerce sur les fous, sur les malades, sur les criminels, sur les déviants, sur les enfants, sur les pauvres. (…) Je crois, et je continue à croire, que cette pratique ou ce modèle de l’exclusion du lépreux a bien été un modèle qui a été historiquement actif, tard encore dans notre société.”
Dans un contexte plus familier, je pense à mes ami.e.s dont les personnalités originales sont des mélanges de types cognitifs, iels ne se sentent souvent pas à leur place dans leur génération. Je ne me sens jamais normale autour de ces gens me confiait mon amie Yaël. Toute personne qui ne correspond pas aux schémas sociaux attendus, sent inconsciemment qu’il ou elle doit être contenu.e, tenu.e à sa place. Et pour reprendre mon exemple intime, que faisons-nous des relations amicoamoureusesetplusiaffinités qui ne rentrent dans aucun schéma traditionnel, qui ne rentrent dans aucune définition pré-existante ? On jette à la poubelle parce qu’on a pas le software pour ? L’espace liminale est incroyable inconfortable, car il nous demande d’observer les faits gênants qui se refusent à l’insertion dans un schéma. C’est un espace de libre arbitre qui n’appartient ni au passé, ni au futur.
Pourquoi cet espace est-il tellement nécessaire ?
De la même manière que mes préparatifs de voyage font partie intégrante de mon voyage, l’espace spatio-temporel liminal est essentiel, pour de nombreuses raisons. C'est avant tout, un lieu de transformation. Un lieu qui permet l’émergence d’un nouveau moi, d’une nouvelle façon d'être au monde.
Pessah, la fête de la libération, nous amène directement depuis l’étape de l’esclavagisme à celle de la liberté. Cette transition comme un accouchement est brusque : les eaux sont fendues, le nourrisson expulsé dans le sang, il pleure, le confort de la servitude lui manque. Cette liberté est tellement brusque que ce jeune peuple a du mal à l’intégrer. Après avoir reçu la Torah, le peuple d’Israël construit un veau d'or et retourne dans ses schémas connus : l’idolâtrie. Ici, tout est clair, tangible, présent et divinisé. Alors le peuple d’Israël va passer 40 ans dans le désert מדבר, dans le midbar.
Pourquoi les israélites ont dû errer à travers le désert pendant si longtemps ? Il y’aurait bien des choses à en dire.
écrit :« C'était aussi, peut-être, l'occasion d'aider les israélites à se forger un véritable peuple. En Égypte, il existait une hiérarchie stricte entre les esclaves et les bourreaux. Il est difficile de se débarrasser des vieilles habitudes de pensée oppressive. Non seulement les israélites ne peuvent pas retourner à l'endroit où ils se trouvaient auparavant, mais ils doivent, d'une manière ou d'une autre, devenir différents. C'est à cela que sert le midbar. »
Autrement dit : il n’y a de vérité découverte qu’au risque de se perdre.
Peter O’Toole dans Lawrence of Arabia (1962) , une représentation quelque peu hollywoodienne du Midbar
Dans un de ses passages les plus célèbres, la Haggada de Pessah met en scène quatre types d’enfants : l’enfant sage (hakham), l’enfant rebelle (racha), l’enfant simple (Tam) et celle qui ne savait pas poser de question. Pourquoi avions-nous besoin de mettre un visage sur l’enfant qui ne posait pas de question ? Le texte ne dit pas que l’enfant ne peut pas en poser. Mais plutôt qu’elle n’en pose pas. On devine quelqu’une qui considère qu’elle sait déjà tout, et qu’elle n’a plus rien à apprendre de l’autre ou peut-être que ça ne l’intéresse pas du tout. Ca m’a fait penser à cette personne avec qui j’ai beau avoir eu de très longues discussions sur le même sujet, on finissait toujours exactement au même endroit que les cinq fois précédentes où cette conversation était survenue. C’était à devenir fou. Comme si, les positions ne bougeraient jamais. Comme si, les frontières étaient pré-définies d’avance. Comme s’il n’y avait pas lieu de chercher à comprendre la position de l’autre. Si l’on ne sait pas poser de questions à autrui, comment peut-on s’en poser à soi-même ? Celui ou celle qui ne demande pas son chemin risque de passer à côté, de faire fausse route et d’errer indéfiniment dans le désert … Peut être même en toute bonne foi, pourra-t-il se figurer être arrivé au pied du mont Sinaï, sans avoir en réalité jamais mis un seul pied hors d’Égypte.
Pour moi, une libération passe indéniablement par des moments d’errance, de doute et de liminalité. Cette quête si ambitieuse soit-elle, n’est envisageable que si l’on va jusqu’au bout de son questionnement. Je crois que c’est précisemment quand les choses ne sont pas bien définies et qu’elles ne rentrent dans aucun de nos schémas précédemment vécus, qu’on se doit d’examiner la teneur de nos dialogues intérieurs. On se doit de mesurer la pertinence de notre position, de peser le poid qu’on lui attribue, et de rendre à l’intuition et au cœur leur juste place dans ce processus de libération.
S’égarer pour mieux sortir de l’errance.
Projet de l’artiste belge Francis Alÿs, Le 12 août 2008. Une ligne d'enfants portant chacun un bateau fait d'une chaussure quitte l'Europe en direction du Maroc, tandis qu'une deuxième ligne d'enfants portant des bateaux, quitte l'Afrique en direction de l'Espagne. Les deux lignes se rejoignent à l'horizon.
Shabbat en Israël
J’ai passé la fin de Shabbat au bord d’une rivière avec des amis en Israël. Je n’étais plus dans l’espace liminal, j’étais bien là, présente, les pieds dans la mousse, avec la brise de la mer et l’odeur des néfliers. En regardant autour de moi, je voyais des familles, des petits gosses qui courraient partout tout nus, des mères qui donnaient le sein, d’autres qui sortaient une salade qu’elles avaient préparée à la maison. Ça ressemblait un peu à un campement, qui attendait son moment pour traverser la mer. J’ai souri. Des 600,000 juifves sorti.e.s d’Égypte, quelques-uns, une élite, était probablement occupée avec les histoires de Moïse et sa smala. Tout le monde n’était pas occupé à étudier le Talmud, à réciter des bénédictions, ou à faire des sacrifices. La plupart des gens, étaient comme vous et moi, ils essayaient juste de survivre. Dans l’espoir et l’incertitude.
J’ai alors pensé à ceux qui ont dû négocier avec les marchands égyptiens, hittites, assyriens et autres pour les droits de passage jusqu’au Sinaï, ceux et celles qui devaient aider les plus démunis comme les personnes âgées et les enfants à traverser des endroits à risque, ceux qui s’occupaient de faire traverser les caravanes en bois remplis de bétail, le dos creusé par leurs palettes en bois, ceux et celles qui se sont assurés de la juste distribution de la manne tout au long du trajet, ceux qui se sont assurés de la bonne intégration des égyptiens qui avaient choisi de suivre les hébreux dans leur périble.
Ce sont les mêmes qui aujourd’hui continuent inlassablement le dialogue intercommunautaire, ce sont les mêmes qui ouvrent leur table du Seder et de Shabbat à qui le veut pour faire apprécier la richesse de nos rituels, ce sont les mêmes qui défendent un état d’Israël représentant de toutes ses minorités, ses diversités, avec des droits égaux.
Ce sont les mêmes, qui, depuis la nuit des temps, pour préserver leur tribu, n’ont fait qu’élargir les frontières.
La pureté, écrit Douglas, est ennemie du changement, de l’ambiguïté et du compromis.
A tous les espaces liminaux de notre vie, à ceux qui se trouvent en nous, quand rien n’est vraiment clair mais tout en devenir. En chemin vers la liberté.
Hag Sameah à vous tous et toutes
A Saar, Tal, Orine et Daniel,
Merci pour votre lecture 💖
J’espère que certains passages auront résonné en vous. N’hésitez pas à partager vos impressions et ressentis par email julia.cincinatis@gmail.com ou de partager cette lettre avec des amie.s susceptibles d’apprécier la démarche.
A tout vite.