Mon amie Hannah m’a un jour fait découvrir l’œuvre de l’auteur argentin Julio Cortázar. Son célèbre livre, La Marelle (1963) est un roman qu’il écrit comme un flux de conscience ininterrompu, qui peut se lire soit de manière linéaire (chapitre 1 au chapitre 56) soit de manière non linéaire en partant du chapitre 73 et en suivant un ordre indiqué en début de livre. Cortázar explore ainsi des mini-histoires dans une histoire plus large avec de multiples fins possibles, une recherche littéraire à travers des questions sans réponse. Malgré la conviction de mon amie, je n’ai pas accroché et ai vite abandonné la lecture de ce bouquin. Une phrase de ce livre, que Hannah m’avait lue à haute voix à l’époque, m’est restée. Cortázar écrit :
« C’était si contradictoire que ce devait être la vérité elle-même ».
Cette phrase m’est souvent revenue tant je me suis retrouvée dans des situations paradoxales et ambivalentes dans ma vie. Avec le temps, j’ai accepté que c’est souvent depuis les contrastes les plus irréconciliables que jaillit la poésie.
En arrivant en Israël le 16 avril, c’est aussi ce que mes premiers jours m’ont évoqué. Extrait d’un sms à une copine : C’est, je crois, un des endroits au monde qui contient le plus de paradoxes et qui les vit tous. C’est fragile et très beau en même temps.
Après quelques jours sur place et un enchaînement d’événements improbables, je décide de célébrer le Seder de Pessah – fête juive commémorant la libération du peuple juif du joug égyptien – dans la famille de mon amie Orine. Sa mère, marocaine, et son père, tunisien, sont tous deux arrivés en Israël nourrissons. Issus de familles nombreuses, ils vont élever 5 enfants, dont Orine est la plus jeune. La famille s’installe d’abord à Ofakim, avant de déménager dans un moshav. Gilat se trouve à 1h30 de Tel Aviv, à 20min de Bersheva et à 20min de Gaza. Mais ça, comme souvent, je n’avais pas réalisé avant de dire oui.
C’est en m’asseyant avec ses sœurs dans le jardin, quelques heures avant le début de la fête, que j’entends le premier bombardement au loin. Un bombardement, ce n’est pas une roquette, ce n’est pas un bruit, c’est le sol qui tremble, ça se ressent par le corps, par les murs aussi. Je me souviens penser : « si je le ressens ici comme ça, qu’est-ce que ça doit être là-bas ? ». Les fumées sont très hautes et très larges aussi. Je frissonne. C’était le premier bombardement d’une longue série, sans oublier les avions de chasse qui tournent la nuit, et sont un peu comme un énorme bourdement.
Apparemment, on s’habitue.
Moi je n’ai pas su dormir. Pleine lune oblige.
Comment le pourrais-je ? La mort était un peu trop proche. J’ai pensé aux allemands qui vivaient à proximité des camps. Eux aussi, ils s’étaient habitués.
Deux jours plus tard, une fois le festin digéré, le mercredi 24 Avril, je décide d’accompagner Orine et son compagnon, Daniel, au Kibbutz Be’eri, à 15min de Gilat, où tous deux, ainsi que toute la famille de Daniel vivaient, jusqu’au 7 Octobre. Et alors que Daniel prend sa guitare pour jouer une chanson en hommage à ses parents, dans l’endroit qui fut leur salon et salle à manger, on entend « au loin » ou plutôt « au près » les bombardements dans la bande de Gaza recommencer. Il est 13h. Dans cette maison réduite en cendres où il est taggué à l’entrée “Nettoyée”, je frissonne.
Quelques minutes plus tard, Daniel raconte à quel point il fut soulagé de recevoir le coup de fil des autorités lui annonçant qu’ils avaient retrouvés le corps de sa mère, fin Novembre. Son père a été assassiné sur place, mais sa mère avait été emmenée à Gaza comme otage. Il pouvait maintenant l’enterrer, selon les rites et la tradition. Quelques heures avant, à quelques kilomètres seulement, plus de 200 corps sont exhumés d’une fosse commune à Khan Younès. Hommes, femmes, enfants, des corps sans noms, parfois nus, puants, sous des ordures, retrouvés dans une fosse commune. Et eux, ne méritent-ils pas un rite funéraire ?
Kibbutz Be’eri, 24 Avril 2024
Ce soir-là, déboussolée par la réalité, je déambule dans le Shuk Ha’Carmel … Je n’ai pas mangé de la journée, il a fait très chaud, je ne sais plus trop où je vais. Alors, je m’arrête pour diner. Le chef, Michael, grand blond souriant, lunettes carrées noires, tout droit sorti d’une boite de prod de Los Angeles, me demande si je prendrai du pain avec ma salade d’artichaut. J’hésite. Il me voit hésiter. Il sourit et s’exclame : it’s Passover! En effet, pendant les 8 jours de la fête de Pessah, les juifves s’abstiennent de consommer ou même d’avoir à la maison toute forme de ‘hametz (produit obtenu après fermentation) et mangent de la matsa à la place, en souvenir du pain non-levé que les israélites emmenèrent avec eux en quittant l’Égypte à la hâte.
L’image de personnes fuyant frénétiquement, essayant d’emporter autant de nourriture qu’elles le peuvent alors qu’elles sont à l’ombre de l’assaut militaire d’un empire est une partie essentielle du récit de Pessa’h. Comment puis-je faire écho à cette panique ce soir ? Moi qui suis assise là, dans ce joli petit restaurant du Shuk Ha’Carmel, je devrais m’abstenir de manger du pain pour me souvenir la douleur de l’esclavagisme et de l’exil ? Alors que des milliers de personnes, parmi elles, des enfants, meurent littéralement de faim à 1h en voiture.
Tirtzah Bassel, Red Sea Parting, gouache on paper, 2024
J’ai longtemps pensé mon Judaïsme comme le triomphe de la vie sur la mort. Non pas (seulement) dans un rapport de survivante, mais dans le rapport à la simha, à cette joie typiquement juive qui nous permet de rire et chanter et danser dans les moments les plus difficiles de l’expérience humaine. C’est cette même simha qui m’a convaincu de venir en Israël, alors que mon vol avait été annulé, suite à la nuit iranienne. Assise à ce bar, dans ce joli petit restaurant du Shuk Ha’Carmel je me suis dit que Tel Aviv, ce n’était plus la simha, mais plutôt ce que les grecs ont appellé l’hédonisme. La poursuite du plaisir, et l’évitement de la souffrance comme dernier ressort face à la mort qui préside au monde. Sans surprise, cette philosophie de vie me va comme un gant. Et alors que je termine de diner et m’apprête à rouler une cigarette, Cortázar me revient à l’esprit : « C’était si contradictoire que ce devait être la vérité elle-même ». Non, je pense.
C’était si contradictoire que ce devait être la contradiction tout court.
Yoga au couché du soleil, mais oui mes petits lapins, la paix commence en nous.
C’est Mira Neshama, dans sa réflexion hebdomadaire, qui nous rappelle que Pe-sah en hébreu veut dire « la bouche qui raconte » comme si ce n’est pas seulement par les papilles gustatives (matsa, légumes, herbes amères etc.) que se métabolise la libération, mais aussi, et avant tout, par la parole. Depuis la Genèse, nous savons que la parole est créatrice וַיֹּ֥אמֶר אֱלֹהִ֖ים. Lors du Seder nous racontons notre libération entièrement, justement pour devenir libres.
Le Seder de Pessah nous raconte aussi l’histoire de quatre enfants attablés, chacun d’eux incarnant une posture différente dans la réception du témoignage de la sortie d’Égypte : l’enfant sage (hakham), l’enfant rebelle (racha), l’enfant simple (tam) et celle qui ne savait pas poser de question. Evidemment, au sein de nous, réside ces 4 enfants et plus. J’adore cette manière de débuter le Seder : non seulement Pessah est la fête de la transmission, agencé autour d’un jeu de questions & réponses avec les enfants, mais pour une fois, avec le 4ième enfant, on célèbre explicitement l’idée de poser et donc de se poser des questions. Tout à fait ma cam.
En l’honneur donc de l’enfant que je suis restée, je vais poser quelques questions qui laissent un goût d’amertume à mon Seder de Pessah :
Ils étaient où l’IDF le 7 octobre ?
Je repose la question une seconde fois car je suis dans ma phase racha : Ils étaient ou l’IDF le 7 octobre ?
Pourquoi mes amis ont dû restés enfermer pendant 10heures, en suivant en direct la mort de leurs proches, avant que l’armée n’intervienne ? Sur un territoire aussi minuscule ? Les terroristes ont débarqué à 6h30 du matin, l’armée est arrivée à 16h. Quelqu’un est-il en mesure de m’expliquer pourquoi ?
Pourquoi les personnes qui étaient « en charge », le sont-elles encore ? Depuis quand on échoue à ce niveau-là de responsabilité, et on peut continuer à faire le même job ?
Quand est-ce que la société israélienne va demander des comptes ?
Pourquoi les otages ne sont-ils toujours pas de retour à la maison ?
Est-ce que les gens comprennent que les personnes qui doivent creuser ces fosses communes, toucher le sang, déplacer des corps, bombarder des zones civiles … ce sont des jeunes hommes, âgés entre 18 et 30 ans ? Ceux qu’on appelle des héros, finissent généralement en Inde ou en Amérique du Sud à fumer des joints pendant 2 ans, pour décompresser. Et 2 ans, c’est peu. C’est exactement l’âge auquel les autres jeunes du monde entier, vont à l’université pour se forger un esprit critique et apprendre à réfléchir.
Est-ce que les israéliens comprennent que la souffrance palestinienne est aussi la leur ? internalisée dans leur mémoire coroporelle collective.
Quelle est la vision pour le futur de ce pays ? Quelle est la stratégie pour que ça ne se reproduise plus ? Comment le 7 octobre aurait-il pu être évité ?
Est-ce que les israéliens veulent vivre en paix ?
Si oui, c’est quoi le plan ? De l’immobilier beach front à Gaza ? C’est ça le plan ? Sérieusement ?
Comment reprendre un processus de solution pour le peuple palestinien ?
Encore combien de morts ? Jusque où ? Jusque où ?
Not Okay, Steve Silbert, 2024
Racha
Je relisais les commentaires liés à l’enfant rebelle. Le texte dit la chose suivante :
רָשָׁע מָה הוּא אוֹמֵר? מָה הָעֲבוֹדָה הַזּאֹת לָכֶם. לָכֶם – וְלֹא לוֹ. וּלְפִי שֶׁהוֹצִיא אֶת עַצְמוֹ מִן הַכְּלָל כָּפַר בְּעִקָּר. וְאַף אַתָּה הַקְהֵה אֶת שִׁנָּיו וֶאֱמוֹר לוֹ: "בַּעֲבוּר זֶה עָשָׂה ה' לִי בְּצֵאתִי מִמִּצְרָיִם". לִי וְלֹא־לוֹ. אִלּוּ הָיָה שָׁם, לֹא הָיָה נִגְאָל
Le rebelle, que dit-il : « Qu’est ce culte pour vous ? » (Exodus 12,26). Il a dit : pour vous lakhèm, et non pour lui lo. Et puisqu’il s’est lui-même exclu de la communauté, il a renié ce qui est fondamental. Aussi toi, agace-lui les dents, et dis-lui : « C’est pour cela que l’Eternel a agi pour moi quand je suis sorti d’Egypte » (Exodus 13,8) « Pour moi », et non « pour lui ». S’il avait été là, il n’aurait pas été libéré.
En regardant de plus près, ce que le texte nous dit c’est que l’enfant rebelle ne l’est pas par le contenu de sa question. Il ne récuse ni l’existence de Dieu, ni l’authenticité de la révélation, pas plus qu’il ne conteste un épisode biblique ou vénère une autre divinité. C’est vraiment l’usage du pronom lakhèm qui pose souci ici. Avec ce lakhèm, l’enfant racha se positionne en dehors de sa communauté. En parlant de « votre culte », plutôt que de « notre culte », quelque part, il se désolidarise des “siens”. Ce que l’enfant rebelle conteste avant tout, c’est la place même qui lui a été assignée en tant que relais dans la succession des générations. Il ne se voit pas partie prenante de l’histoire de sa famille et de son peuple pour devoir en assumer la continuité.
Soulignons aussi que le mot avoda dans son sens premier veut dire « culte » mais que le terme peut aussi bien signifier « la servitude ». La question que pose cet enfant peut donc être lue au second degré : « Qu’est cette servitude que vous vous imposez et que vous voulez m’infliger à mon tour ? ».
Quoi de mieux qu’un voyage en Israël, pour Pessah, au milieu d’une guerre pour réfléchir au rapport entre individu et communauté, judaïsme et sionisme, histoire et transmission. Un peu cliché, vous me direz, on ne se refait pas. Mais, heureusement ou malheureusement (je ne suis plus trop sure) cette question se pose aujourd’hui peu importe où l’on se trouve. Je lisais cet article assez abérrant dans le Jerusalem Post à propos des manifestations sur les campus américains. En citant Maimonides et le Rabbin Sacks, l’auteur propose tout simplement de renier certains juifves de la communauté, ce qu’il appelle “to unjew”. A la lecture du commentaire sur l’enfant Racha, je trouve ça assez drôle : il y’a pour moi, rien de plus anti-juifve, que de renier un.e juifve qui ne se sentirait pas à l’aise avec le discours communautaire. C’est le chat qui se mord la queue. Et comme me le rappelle souvent mon ami David, n’oublions pas la 5ième fille, celle qui ne vient même plus à table tellement elle en a marre de toutes vos conneries :-)
En parlant de chat, ma nièce Ella et moi lisant Le Chat du Rabbin, Septembre 2023. Ma soeur m’appelle Père Castor.
Chaque culture connue a été fondée sur un récit. Pour certains, ces récits sont la seule source de vérité, que grand bien leur fasse. Les histoires étaient à l’origine transmises oralement et servaient à fédérer une peuplade particulière à travers des croyances et des mythes communs. En bref, nous nous racontons tous des histoires sur nos ancêtres afin de conférer un sens à nos existences et à lier des événements qui s’inscrivent dans le temps. « L’avenir est une fiction » écrit Siri Hustvedt. Les êtres humains ont besoin de se projeter dans un avenir enviable pour vivre dans le présent.
Quelles histoires je raconterai à mes enfants de l’époque que nous sommes en train de traverser ? Où et comment je célébrerai Pessah en famille ? Quelles histoires circuleront autour de notre table ? Quelles rites renouvèlerai-je afin que ce soit pertinent ? De quoi parlerons-nous ? Comment vais-je faire pour susciter de la curiosité chez les timides et répondre aux questions des rebelles ?
Quel sens décidons-nous de donner à la Torah ?
Quelle histoire on se raconte ?
Peut-être la Haggadah de Pessah est-elle comme la Marelle de Cortázar. Il y’a plusieurs façons de la lire pour y découvrir différents récits.
Le soleil va bientôt se lever ici et je vais me mettre en route pour Jérusalem aujourd’hui. Je vais prier. C’est ce que Orine a fait pendant ces 10 longues heures d’attente dans la « safe room » de leur maison au Kibbutz Be’eri, en cette journée du 7 Octobre. Elle a médité.
La liberté est une responsabilité.
Puissions-nous tous et toutes marcher vers toujours plus de liberté, ensemble.
Hag Sameah!
Boîte de Matsot sur un banc à Tel Aviv sur laquelle on peut lire: “Get a Taste of Freedom”, Avril 2024
A Guy.
Merci pour votre lecture 💖
J’espère que certains passages auront résonné en vous. N’hésitez pas à partager vos impressions et ressentis par email julia.cincinatis@gmail.com ou de partager cette lettre avec des amie.s susceptibles d’apprécier la démarche.
A tout vite.