Dessin issu du livre La Bible de l’humour juif, Marc Alain Ouaknin. Une Bible.
L’histoire de Pourim m’a trotté un moment en tête. Et maintenant que quelques jours ont passés, je me dis que la seule façon de digérer cette histoire c’est de la lire comme une pièce de théâtre où l’absurde côtoie le burlesque et où les situations se retournent comme dans une pièce de Molière. Le roi Assuérus serait un espèce de Donald Trump, bedonnant, alcoolique et colérique qui ne sait pas quoi faire ni de son argent ni de son pouvoir. Haman c’est un Jafar, cet horrible ministre qui souffre d’un gros complexe d’infériorité et rêve secrètement de devenir Calife à la place du Calife. Mordehaï serait Zazou dans Le Roi Lion, ce conseiller assez insupportable mais toujours présent et fiable. Quant à Esther, elle est le Cheval de Troie, par son charme elle va réussir à se faire adouber par le roi et toute sa court. Esther serait Vesper, l’espionne orpheline dans James Bond Casino Royal.
Le récit de la Meguila donne l’impression d’une énorme farce dans laquelle chaque personnage est sa propre caricature … et le rituel suit. Tintamarre, bruits de crécelles, booh, débordements hilares, durant l’espace de quelques heures la synagogue se transforme en une scène de pub anglais en plein Man City-Liverpool.
La Meguila elle-même précise l’origine du nom de la fête: Pourim issu du mot pour פור en hébreu qui signifie le dé, le sort; suggérant ainsi la part d’absurde et de hasard qui régit nos vies. L’absence du Nom de Dieu dans tout le récit accentue cette impression. Et c’est le Rabbin Abraham Dahan qui pose la question : « Alors que Kippour – kippourim - traduit l’âme juive, Pourim serait comme l’autre versant. Notez l’homonymie entre les dénominations des deux fêtes. Suggèrerait-elle le désir inconscient d’échapper, de sortir d’une histoire trop lourde ? »
Ces dernières années, je crois que nous avons tous et toutes fait face à des situations similaires. Des restrictions administratives frustrantes, sans cohérence qui ont eu un impact important sur nos vies. Il en va du vernis à ongle que je dois emballer dans un sachet plastique avant de prendre l’avion … pour ma propre sécurité. Comme si le danger était vraiment là. Il en a va aussi des plus grandes choses de la vie, comme le fait qu’on ait interdit les visites aux personnes âgées durant la pandémie, isolant les plus vulnérables et cassant le lien social ... au nom de la santé. Le jour où nous chantions la Meguila, Samedi 23 mars, des centaines de personnes manifestaient dans les rues de Genève. A ce jour il y a plus de 23,000 appartements libres dans le Canton alors que les prix des loyers continuent d’augmenter.
En bref, c’est le monde à l’envers. On marche sur nos têtes.
Estelle Hanina, Happy Purim, 2015 - Monographie qui rassemble 42 photographies prises entre 2011 et 2014 durant Pourim dans le quartier de Stamford Hill à Londres.
Alors que faire avec tout ça ? Qu’est-ce que la Meguila d’Esther peut encore nous transmettre aujourd’hui ? Si je ne suis ni Esther dans l’histoire, ni Mordehaï, ni le roi, ni le premier ministre, comment est-ce que j’habite l’absurde dans son quotidien ? Comment des citoyens sont censés intégrer des valeurs démocratiques qui du jour au lendemain deviennent imprévisibles et complètement arbitraires ? Comment faire sens des milles contradictions, injonctions et incohérences auxquelles nous devons faire face ?
Ce que nous dit Pourim, c’est que pour conjurer le sort, mieux vaut en rire. Pourim agit un peu comme une soupape pour éviter, peut-être, que le fusible ne saute. Rire. Rire et rire encore. Non pas un rire jaune, ni un rire railleur mais un rire libérateur, de ceux assez puissants que pour renverser l'oppression et la tyrannie. Il s'agit de rire jusqu'à en pleurer, sinon on ne ferait que pleurer !
La première carte des arcanes majeurs du jeu de tarot classique est le Fou. En fait, le Fou est la carte numéro zéro ; il vient avant le début. Cette carte représente un jeune adolescent vêtu de façon ostentatoire, la tête levée vers le ciel, contemplant la beauté d'une rose, à deux doigts de tomber d'une falaise.
L’humour est un déplacement : il met en question des certitudes, permet d’entendre l’inaudible, de rendre acceptable une réalité insupportable. Et c’est une réalité universelle, au vue de la popularité du poisson d’Avril partout dans le monde, et ce, depuis l’antiquité. Je crois d’ailleurs qu’il n’y jamais eu autant d’humouristes qu’aujourd’hui. A l’heure d’un effondrement économique et climatique, notre génération trouve refuge dans le rire comme un dernier rempart. L’humour peut aussi être ce petit caillou qui dans un éclat peut faire tomber les masques du paraitre, de la vanité et de l’ego.
Et Bonne nouvelle! Comme il est coutume d’envoyer des mishloach manot le jour de Pourim, ces paniers-cadeaux de nourriture et de boissons, j’ai décidé de moi aussi vous faire un petit présent: voici donc mes mishloach manot. Une nourriture pour l’âme.
Dans ce passage de Louis CK, l’humour est une arme pour dénoncer l’absurdité de la guerre et de sa folie meurtrière.
Dans les BD de Fabcaro, l’humour absurde rend sa dignité à celui qui, refusant de rentrer dans la course à la réussite, se tient résolument hors du jeu de la productivité et de la rentabilité.
Je recommande aussi la Newsletter grincante de Shalom Auslander et cet article plus précisement: An Open Letter to the Organizers of the Next Holocaust
Ainsi, faire de l’humour, c’est se rendre compte que le monde n’est pas vraiment ce qu’il devrait être et être conscient de ses propres limites pour le changer. Au lieu de céder à la colère comme Haman ou de céder au désespoir comme Mordehaï, l’humour est une arme de résistance, un recours non pour changer une sombre réalité mais pour se donner du courage par le triomphe momentané d’en rire.
Je me souviendrai toute ma vie d’un appel WhatsApp familial, avec mon grand-père. Il sortait de trois semaines de soins intensifs, il était en centre de rééducation. Et sans prévenir, avec une mine affaiblie, un tube dans le nez et une jeune barbe de deux jours, il lâcha par téléphone :
“ Vous savez pourquoi Moïse est resté 40 ans dans le désert avec les Hébreux ? Parce qu’il avait honte de les montrer avant ! ”
Cette blague c’était tout ça : refuser la mort, choisir la vie, résister, encore un court instant. Mon grand-père allait mourir quelques jours plus tard, mais là tout de suite, rien de tout ça n’avait d’importance, il savait encore faire rire ses cinq petits-enfants.
À lui, à mon grand-père, Wolf Cincinatis.
Le Haim ! Hag Sameah !
Merci pour votre lecture 💖
J’espère que certains passages auront résonné en vous. N’hésitez pas à partager vos impressions et ressentis par email julia.cincinatis@gmail.com ou de partager cette lettre avec des âmes susceptibles d’apprécier la démarche.
A tout vite.