Lundi 08 Avril nous sommes entrés dans un nouveau cycle lunaire, dans le mois de Nissan selon le calendrier hébraïque. Et quelle nouvelle lune ! Elle porte les cornes du bélier et arrive dans le sillage d'une éclipse solaire totale. En d’autres mots : c’est intense. Il n y a qu’à écouter les histoires de vos potes autour : agitation, rêves et cauchemars, nuits sacadées. Personne ne dort depuis une semaine.
הַחֹ֧דֶשׁ הַזֶּ֛ה לָכֶ֖ם רֹ֣אשׁ חֳדָשִׁ֑ים רִאשׁ֥וֹן הוּא֙ לָכֶ֔ם לְחׇדְשֵׁ֖י הַשָּׁנָֽה
Ce mois-ci est pour vous le commencement des mois, il sera pour vous le premier des mois de l’année.
(L’Exode, 12:2)
Le mois de Nissan est considéré comme le premier mois de l’année et le verset ci-dessus est la première loi ordonnée au peuple d’Israël à leur sortie d’Egypte. Vous m’avez vu venir : Lundi 08 Avril marquait donc le début de l’année lunaire.
Shana Tova ! (Pop’ the champagne sound)
Illustration par Lara Bongard, The Girl Who Crossed the River with a Tablecloth, 2023
Lara Bongard, The Girl Who Crossed the River with a Tablecloth, 2023
Lors d’une nouvelle lune, il est coutume de se souhaiter en hébreu “Rodesh Tov”, littéralement “bon mois”. Rodesh חודש, qui veut dire le mois en hébreu partage la même racine étymologique que redash חדש qui veut dire nouveau et de ridoush חידוש qui veut dire le renouvellement. La nouvelle lune, le nouveau mois est littéralement une opportunité de renouvellement. Alors, dans la nuit de lundi à mardi, j’ai fait exactement ça : renouveler ma lecture du Texte.
Les deux grands luminaires
Et c’est la Genèse qui a d’abord attisé ma curiosité:
וַיַּ֣עַשׂ אֱלֹהִ֔ים אֶת־שְׁנֵ֥י הַמְּאֹרֹ֖ת הַגְּדֹלִ֑ים אֶת־הַמָּא֤וֹר הַגָּדֹל֙ לְמֶמְשֶׁ֣לֶת הַיּ֔וֹם וְאֶת־הַמָּא֤וֹר הַקָּטֹן֙ לְמֶמְשֶׁ֣לֶת הַלַּ֔יְלָה וְאֵ֖ת הַכּוֹכָבִֽים׃
Alors élohim fit les deux grands luminaires. Le grand luminaire pour régner le jour et le petit luminaire pour régner la nuit, et les étoiles.
(Genèse 1:16, Traduction de Marc Alain Ouaknin dans la Genèse de la Genèse)
En relisant ce verset qui annonce la création du Soleil et de la Lune, je suis tombée sur le commentaire de Rachi que je ne connaissais pas et que je partage avec vous.
Selon Rachi, "les deux grands luminaires" avaient été créés égaux mais la lune se serait plainte et aurait déclaré: "Il n'est pas possible à deux rois de se partager la même couronne!" ('Houlin 60b) gurl ain’t a small ego sur quoi la Force Créatrice aurait répondu: "Fais toi plus petite!" you gonna chill the f* down. La lune serait dorénavant plus petite que le Soleil, en contrepartie, une armée d'étoiles lui fut adjointe pour apaiser son chagrin (Berechith raba 6). Selon Rachi toujours, le soleil conserva sa grandeur originelle, lui qui avait entendu qu'on l'insultait, mais n'avait pas réagi.
Le soleil et la lune avaient donc été crées égaux mais la lune a été diminuée pour avoir protesté … Choisir la lune pour établir notre calendrier est peut-être une manière de s'en inspirer. Je m’explique avec une anecdote. La première fois que Gabriel, un des gardes de la synagogue de Genève m’a vu arriver à la synagogue, il m’interpella avec un air soucieux “Je ne vous ai jamais vu ici”, sur quoi je lui répondu du tac-o-tac “moi non plus je ne vous ai jamais vu ici”. Gabriel n’eut pas d’autre choix que de me laisser rentrer : quoi de plus juif qu’un peu d’insolence ? En choisissant la lune pour établir notre calendrier, il semblerait qu’on soit incité à s'inspirer de cette légère insolence tout en gardant à l’esprit le sort qui lui est réservé. Face à l’altérité, la nouveauté ou l’incompréhension, ne gagnerait-on pas à faire preuve d’un peu d’humilité ?
Comment ne pas se reconnaître dans la lune ? Au delà de son prétendu orgueil, la lune est probablement le corps céleste qui nous ressemble le plus: ma vie est tissée d’ascensions et de descentes tout comme ses périodes de croissance et de décroissance. Sans parler du lien intime de la lune à notre corps féminin : elle qui préside à la conception, la grossesse, l’accouchement, les cycles agricoles et sur toutes les formes de venue au monde. La lune est la maitresse de la moiteur, des sucs vitaux dont la sève, la salive, les larmes, le sperme, le sang menstruel, le nectar et les poisons des plantes et des animaux.
La lune régit les flux de notre planète.
Anna-Eva Bergman, N°37-1961 Astre, 1961
Mon grand-père était loin d’être un expert en féminin sacré et pourtant, même lui sut reconnaitre la superiorité de la lune sur le soleil. A sa mort, j’ai eu la chance de retrouver certains de ses carnets. Quelle ne fut pas ma surprise de lire les pensées de ce jeune homme, âgé de 20 ans, beaucoup moins cynique qu’on le connut plus tard dans sa vie, prêt à s’émerveiller d’une lumière, d’une sensation, d’une émotion.
Le 11 Août 1954, il écrit :
« Je me demande pourquoi on dit la froide lumière de la lune ? Je la trouve bien plus agréable que celle du soleil. On peut rêver les yeux ouverts, imaginer des formes fantastiques, la regarder indéfiniment, chose impossible avec le soleil. Il aveugle et étourdit, bien sûr je ne discute pas toutes les bonnes raisons qui nous le rendent indispensable, mais combien plus belle est la lune. Le soleil est beau par ses levés et ses couchés, mais c’est le réveil de la terre avec ses silhouettes de montagnes ou d’arbres qui se découpent qui font s’exclamer, c’est la forme et la multitude de couleurs des nuages qui nous ravissent. Ce sont donc les effets du soleil qui en font sa beauté. Tandis que la lune est belle par elle-même, point besoin de nuage ou de montagne quand elle apparaît dans la profondeur de la nuit, on reste pétrifié par la pureté de sa forme et par la douceur de sa lumière. J’aime la lune. Les étoiles me font l’effet de courtisans du Roi Soleil se disputant ses faveurs. Elles semblent être dans l’éther nocturne pour mettre mieux en valeur la tranquille beauté lunaire. Que de beautés dans une nuit, que de mystères aussi. Dire qu’il nous faut négliger ce spectacle prodigieux de la nature. Au lieu de moyens de destruction massive, pourquoi les savants ne trouvent ils pas un moyen afin que l’homme puisse vivre la nuit ? Le tiers d’une vie se passe au pieu, elle est pourtant si courte. »
Il y a aujourd’hui trois ans, mon grand-père est parti rejoindre ma grand-mère aux fleurs, moi j’ai grandi aussi et je passe la plupart de mes nuits éveillée, à écrire, à trainer, à parler, à flâner. Ma professeure d’hébreu, Chava, dit que je suis un oiseau de nuit. Je suis peut-être simplement la petite fille de mon grand-père.
Les figures de Style du Birkat Halevana
Alors, dans la nuit de lundi à mardi, j’ai fait exactement ce que j’avais envie de faire : je me suis penchée sur une prière que je souhaitais lire et traduire depuis longtemps. Celle de la bénédiction du renouvellement de la lune, le Birkat Halevana. Mais, traduire c’est souvent trahir. Plus j’avance dans mon étude et dans ma démarche et plus je comprends à quel point le texte original est intraduisible. A quiconque tenterait de la cerner entièrement et complètement, la Torah lui échappera toujours, je pense que là est son essence et sa raison d’être. Je me sens dès lors ce soir, comme la lune, forcée à l’humilité devant le Texte qui demeure “touché mais intouchable” et qui ne me donnera jamais un savoir défini mais plutôt une quête infinie de sens, sans cesse renouvelé.
C’est dans cet état d’esprit que je commence à déchiffrer la bénédiction du renouvellement de la lune et une phrase va me toucher plus que les autres :
פּועֵל אֱמֶת שֶׁפְּעֻלָּתו אֱמֶת
(Birkhat Halevana)
D’abord elle m’interpelle par sa figure de style, on est quelque part entre l’anaphore et le redoublement: il y a un verbe suivi d’un nom, ensuite le même verbe est décliné et suivi du même nom. Une insistance. ABAB.
Le premier verbe de cette phrase: pouèl פּועֵל veut dire TANT de choses et ne saurait être réduit à une seule signification, mais l’une d’entre elle signifie ‘le verbe’ au sens de l’action.
Pouèl est la base même du langage hébraïque. En hébreu, les racines des verbes peuvent être conjuguées en 7 façons (ce qu’on appelle les binyanim) : Paal, Piel, Poual, Nifal, Houfal, Hifil, Hitpael. Ces 7 déclinaisons sont nommées d’après le verbe modèle פעל pouèl; ou comme le dit si bien mon amie Agathe: “c'est à partir de ce mot que le monde s’articule”. Ce verbe est la construction de la pensée hébraïque. Rien que ça. Son champ lexical est vaste et inclut l’idée d’ouvrier, de manœuvre, d’artisan, de travailleur, Pouèl évoque l’idée de faire, de fabriquer et de mettre en ouvrage.
On est toujours au coeur du Birkhat Halevana, la bénédiction prononcée pour la nouvelle lune.
Le nom qui le suit est אֱמֶת emet, qui signifie communément la vérité. Ici, c’est le côté homonyme qui me chatouille: et si notre vérité était ce que nous émettons au monde ? Au delà des émissions de gaz à effet de serre, quelle énergie est-ce que j’émets ? Comment les gens se sentent autour de moi, à mon contact ? Qu’est ce que j’אֱמֶת emet ? Où est ce que je puise ma lumière et où est-ce que je la diffuse ? Ne serait-ce pas là, la trace la plus concrète de mon (r)apport au monde ? De ce qui finalement émane de mes actions ?
Je ne vais pas traduire cette phrase aujourd’hui … car je cherche encore, humilité lunaire oblige. Mais ce verset m’a donné envie de devenir, un peu plus, à chaque nouvelle lune, artisane de ma vérité. La vérité étant, comme la traduction de cette courte phrase le prouve, une multitude de propositions et de chemins, la réinvention de nouvelles formes d’existence au fur et à mesure du temps de nos relectures.
L’Eclipse Solaire ou la revanche de l’insolente
Or, en ce premier jour du reste de l’année lunaire, nous faisons l’expérience d’un miracle astrologique: durant quelques minutes, les tailles de la lune et du soleil semblent identiques. En fait, le soleil est 400 fois plus gros et 400 fois plus distant, et pourtant la lune réussit à éclipser le coeur du feu tout en révélant sa couronne flamboyante. La revanche de l’insolente.
Dans de nombreuses cultures, dont le judaïsme, l’eclipse solaire est annonciatrice de mauvaise augure, annonçant des événements funestes, des dérèglements cataclysmiques, la fin d’un cycle. Alors je pose la question: et si on choisissait de lire cette eclipse solaire comme un instant de rééquilibre ? La lune reprend sa place originelle et nous force, dans les profondeurs de sa nuit, dans le mystère de sa silhouette, à nous poser les questions suivantes: Que suis-je en droit d’exiger ? Et à quoi vais-je devoir renoncer pour ce positionnement ? Qu’est ce que je décide de garder malgré tout ? Et qu’est ce que je n’accepterai plus ?
Plaine de Plainpalais, Genève, le 11 Avril 2024
L’eclipse solaire révèle la possibilité d’une renaissance, de l’avènement d’un cycle d’une nature double: et solaire et lunaire. Durant quelques minutes, il n’est plus question de domination, d’hégémonie, plus question de gagnant ou de perdant ni même question de lutte. Durant quelques minutes, une équité peut enfin s’opérer entre le soleil et la lune, entre le jour et la nuit, entre la clarté et l’obscurité, entre le masculin et le féminin.
En tous cas, c’est tout ce que je nous souhaite.
Que cette nouvelle lune soit l’occasion de continuer à devenir les artisans et artisanes de notre propre vérité.
Je vous laisse avec Charles Trenet
Shabbat Shalom & Rodesh Tov !
Merci pour votre lecture 💖
J’espère que certains passages auront résonné en vous. N’hésitez pas à partager vos impressions et ressentis par email julia.cincinatis@gmail.com ou de partager cette lettre avec des amie.s susceptibles d’apprécier la démarche.
A tout vite.