Ami.e.s du soir, Bonsoir,
J’espère que vous allez bien, ça fait longtemps. Il paraît que parfois la vie doit se vivre plutôt que s’écrire. C’est ainsi que j’ai habité mon été.
Nous sommes aujourd’hui le 2 Septembre, à la veille d’un nouveau mois, d’une nouvelle lune et donc d’une nouvelle page. Dans 31 jours, le 3 octobre, les juifves de par le monde célébreront la nouvelle année, Rosh Hashana. Nous rentrons donc dans la dernière ligne droite avant un nouveau commencement, une nouvelle version de nous-même.
Un mois pour la mue finale. Tatatataaaaaaaaaam (sur un air de la 5e de Beethoven)
Illustration de l’artiste Jessica Tamar Deutsch - via Instagram. Jessica Tamar Deutsch crée des illustrations ancrées dans la tradition juive en recherchant son poul et son expression dans la vie contemporaine. Vous pouvez retrouver toutes ses créations sur ce compte Etsy
Cet été, j’ai eu l’impression que beaucoup de structures se sont dissoutes sous mes pieds - pour ne pas dire effondrées. Je ne sais pas si ça vous est déjà arrivé ? Si vous ressentez ce que j’écris ? En d’autres mots, je traverse des deuils, les uns après les autres. J’ai dit aurevoir à Bernard Letu en Juillet et à une copine, Tracy, en Août. J’ai eu des ruptures amicales importantes. Le 31 août marquait aussi officiellement mon dernier jour de contrat avec Shell, l’entreprise pour laquelle j’ai travaillé pendant 10 ans, jour pour jour. Et cerise sur le gâteau, après trois ans d’entreprenariat, j’ai annoncé la vente de notre librairie.
Waterdrop, huile sur toile, 1974, Kim Tschang-Yeul
J’en suis presque venue à me demander, si la fin de cette Newsletter n’allait pas aussi bientôt pointer le bout de son nez. Après tout, j’écris moins, je ne fréquente plus la synagogue, je trouve moins de plaisir à décortiquer et questionner les commentaires rabbiniques. Peut-être que ce besoin narcissique d’être lue, validée et approuvée m’est passé ? Peut-être pas.
Figurez vous, qu’en hébreu, le mot qui signifie “consolation” נחמה partage la même racine que celui qui veut dire “changer d’avis, regretter, se raviser”. Simple coïncidence ? Je ne crois pas non. C’est peut-être ça, le véritable sens du deuil: accepter que pour tourner la page, il faut qu’il y ait un véritable changement intérieur qui s’opère.
Avec ces fins, évidemment, se sont révélés les commencements: de nouvelles opportunités, de nouvelles idées, de nouvelles rencontres, de nouveaux amours et de nouvelles amitiés. Une fin est toujours le début d’autre chose. Stay Tuned!
Toi qui sommeilles, cesse de dormir
(Première Selih’a - Juda Halévi)
Dégrisant doucement de cette série estivale de deuils, je me trouve tout à fait à pic pour rentrer dans le mois d’Eloul, durant lequel il est demandé à chaque juifve d’entamer un processus d’introspection et de repentance avant les fêtes. Rosh Hashana représente un étrange mélange d’un regard tantôt jeté sur le passé, l’heure du jugement, et tantôt porté vers l’avenir, un commencement. Eloul est un mois d’éveil où il nous faudrait sortir d’une certaine torpeur spirituelle et prendre pleine conscience du chemin parcouru et de celui qu’il nous reste à parcourir. Il est venu le temps de la réparation. Dans certaines communautés, nous commencerons dès ce jeudi 5 septembre à sonner le shofar au lever du soleil, comme un gigantesque réveil matin, une heure plus tôt que Cha’harit, la prière du matin.
Nous ne sommes plus ce que nous étions mais nous ne sommes pas encore ce que nous deviendrons. Nous sommes dans cet espace délicat et fécond de préparation, ces quelques secondes de concentration, de rassemblement avant de tirer la flèche de notre arc.
Photo de Sheetal Devi, para-archère indienne de 17 ans, aux paralympiques 2024. Née avec une rare malformation, elle utilise sa bouche et ses pieds pour tirer.
J’ai envie de croire que ces quelques secondes sont aussi le propos de la parasha de la semaine. La parasha Rée débute par les mots suivants :
רְאֵ֗ה אָנֹכִ֛י נֹתֵ֥ן לִפְנֵיכֶ֖ם הַיּ֑וֹם בְּרָכָ֖ה וּקְלָלָֽה
Vois, je mets devant vous aujourd’hui bénédiction et malédiction.
(Deutéronome, 11 :26)
C’est une phrase qui toujours m’interpelle car nos vies semblent se dérouler entre les bénédictions et les malédictions, sans que nous ne sachions toujours bien distinguer les premières des secondes. Il y a des matins où je me réveille et où j’ai l’impression que les augures sont de mon côté, que tout va se mettre dans l’ordre sans que je doive combattre ardemment, il me suffit de laisser couler paisiblement le flot du monde. Et il y a d’autres matins où j’ai l’impression que c’est beaucoup trop de défis et de choses à gérer en même temps, j’ai envie de pleurer, ou de me rendormir ou de m’agiter, je ne sais pas trop par quel bout entamer la journée (généralement, je décide d’aller marcher dans la forêt de Pinchat, histoire d’écouter les oiseaux et de regarder les fleurs). Or, je crois que c’est précisément à ce moment là que cette phrase בְּרָכָ֖ה וּקְלָלָֽה brakha ouklala, entre en jeux, rentre en je. Devant nous, des bénédictions et des malédictions. Mais qu’est ce qui est quoi ?
Et si la guerre, aussi déchirante soit-elle, permettait de mobiliser en nous les ressources nécessaires à l’indignation, et si la guerre nous permettait d’enfin avoir la force de faire bouger les choses ? Et si la maladie, nous permettait de changer une dynamique familiale déséquilibrée, d’exprimer des choses qui n’avaient jamais été dites auparavant, de prendre du temps pour soi et de retrouver sa juste place ? Et si le licenciement professionnel, nous permettait de radicalement changer notre cadre de vie, de se désolidariser de valeurs mortifères et d’avoir le courage d’engager un nouveau chemin ?
J’ai entendu de nombreuses histoires cet été, plus ahurissantes les unes que les autres. Je retiendrai celle d’une copine, qui après le décès de son papa, partage avec moi: « C’était un beau moment, nous étions tous présents, les secrets se sont déliés, les armures sont tombées, mon père et ma mère qui ne s’étaient plus parlés depuis 20 ans, se sont pardonnés. »
בְּרָכָ֖ה וּקְלָלָֽה brakha ouklala. Devant nous sont mises des bénédictions et des malédictions. Qu’est ce qui est quoi ? La vérité c’est que très rarement nous le savons. On croit savoir, mais la coïncidence des facteurs fait que nous ne sommes qu’un minuscule élément d’une énorme équation qui nous dépasse. Mais ce qui peut être certain c’est la manière dont on choisit de faire sens de cette grande confusion et au final c’est ce qui nous permet, de transformer la malédiction en bénédiction.
J’avais envie d’illustrer mon propos avec deux très belles lectures qui ont rejailli cet été et qui touchent à l’essence même de cette question:
Rosa Luxemburg, figure centrale du spartakisme allemand, fut arrêtée, incarcérée et plus tard assassinée pour avoir appelé les prolétaires allemands et français à ne pas participer à ce qui allait être la grande boucherie de la première guerre mondiale. Ce recueil, publié en 2012 par Berg International, rassemble les lettres adressées à son amie, Sophie Liebknecht.
C'est mon troisième Noël sous les verrous mais ne prenez pas cela au tragique. Je suis calme, comme toujours. Hier, je suis restée longtemps éveillée - je ne peux pas dormir avant une heure du matin, mais il faut que j'aille au lit à dix heures - alors je me laisse aller à toutes sortes de rêveries dans l'obscurité. Hier, je me disais : n'est-il pas singulier que je sois constamment transportée de joie - sans raison. Me voici couchée dans une cellule obscure, sur un matelas dur comme la pierre, autour de moi la prison est plongée dans un silence de mort, on se croirait au fond d'un sépulcre, le reflet de la lanterne qui brûle toute la nuit devant la prison entre par la fenêtre et danse au plafond. De temps à autre, on entend, au loin, le roulement étouffé d'un train ou bien, tout près, sous la fenêtre, la toux et le pas lent de la sentinelle qui se dégourdit les jambes en traînant ses lourdes bottes. Le bruit du sable qui crisse désespérément sous ses pas semble évoquer, dans la nuit noire et humide, toute la désolation d'une vie sans issue.
Je suis étendue là, seule, livrée à l'obscurité, à l'ennui, à l'hiver et, malgré tout, une joie étrange, inconcevable, fait battre mon cœur, comme si je marchais dans une prairie en fleurs sous un soleil éclatant. Au milieu des ténèbres, je souris à la vie, comme si je connaissais la formule magique qui change le mal et la tristesse en clarté et en bonheur. Alors, je cherche une raison à cette joie, je n'en trouve pas et ne puis m'empêcher de sourire de moi-même. Je crois que la vie elle-même est l'unique secret, car l'obscurité profonde est belle et douce comme du velours, quand on sait l'observer. Et la vie chante aussi dans le sable qui crisse sous les pas lents et lourds de la sentinelle, quand on sait l'entendre. À ces moments-là, je pense à vous ; j'aimerais tant vous envoyer cette clef magique qui vous donnerait accès à la beauté et à la joie en toutes circonstances, qui vous permettrait de vivre vous aussi dans un enchantement, comme si vous vous promeniez dans une prairie aux riches couleurs. Je ne prétends pas vous conseiller l'ascétisme, vous proposer des joies imaginaires. Je vous souhaite toutes les joies réelles, tangibles. Mais je voudrais simplement vous communiquer un peu de mon inépuisable bonheur. Ainsi, je ne m'inquiéterais plus à votre sujet, et vous traverseriez la vie sous un manteau brodé d'étoiles qui vous protégerait contre toutes les mesquineries, contre la banalité et contre l'angoisse.
à relire, inlassablement.
La deuxième lecture est l’adaptation graphique de l’essai d’Alexandre Jollien, Éloge de la Faiblesse. Né avec une infirmité motrice et cérébrale, Alexandre Jollien partage son parcours de vie et ses réflexions philosophiques sous la forme d’un dialogue imaginaire avec son maître, Socrate. Il y raconte ses années passées dans une institution spécialisée et la transition à l’université dans ce qui est perçu comme “la normalité”. Le livre explore de façon ludique et humaine de grands thèmes philosophiques tels que la différence, le sens qu’on donne à la souffrance, le regard d’autrui sur son développement intérieur et la joie de vivre.
Pages du roman graphique Eloge de la faiblesse, publié en 2016 aux Editions Marabout
J’imagine donc Moïse, Rosa Luxembourg et Alexandre Jollien autour d’un verre. Ils s’accorderaient peut-être tous sur une chose : devenir soi est un cheminement, non sans épreuve. Mais c’est au creux de ce choix, que dis-je, au cœur de ce choix, durant ces quelques secondes avant de tirer notre flèche, que réside notre libre arbitre, notre capacité à devenir Homme et Femme. C’est un métier du quotidien.
Je vous souhaite de prendre les prochains 31 jours pour nettoyer ce qu’il y a à nettoyer, pour pleurer, pour pardonner, pour laisser sortir la colère bloquée dans les entrailles, pour prendre le temps de terminer les deuils qui sont encore à clore, dire aurevoir à des parties de nous que nous ne serons plus jamais.
Je vous souhaite de faire de la place. Faire de la place au “je” qui s’apprête à émerger, à advenir … avant de plonger entièrement dans la nouvelle année.
Préparez vous bien car mon petit doigt me dit qu’elle sera puissante.
Hodesh Tov,
Je dédie cet article à Didier, à Charlotte et à Léah.
Et je remercie Gilles et Marie pour leur relecture.
Merci pour votre lecture
N’hésitez pas à partager vos impressions et ressentis par email julia.cincinatis@gmail.com ou de partager cette lettre avec des amie.s susceptibles d’apprécier la démarche.
A tout vite.