J’ai créé une playlist en lien avec l’histoire qui suit qui vous plongera dans les paysages sonores imaginés. Prayers of the Mothers est ici, sur Spotify. Bonne Lecture !
Ismaël
Je m’appelle Ismaël.
A une lettre près, j’étais Israël. Mais le destin en a voulu autrement.
Aujourd’hui, à l’heure où l’on voit s’effriter les dernières traces d’un monde juif musulman paisible, j’avais envie de vous raconter mon histoire et celle de mon frère, Isaac, de notre histoire commune.
Cette histoire commence donc avec notre père, أب Ab, Abba אבא, Abraham, Ibrahim, Brahmā. Par où commencer ?
Tout d’abord, il faut que vous sachiez que j’ai connu mon père alors qu’il était déjà au crépuscule de sa vie. L’histoire de mon père commence véritablement alors qu’il a 75 ans et qu’il décide de tout plaquer. Agé de 75 ans, il quitte son fief, sa terre, son père, sa routine et avec son neveu, Loth, et sa première femme, Sara, ils se mettent en route. Pour aller où ? Nul ne sait vraiment, mais mon père, était guidé par une force bien plus grande que les mots ne peuvent l’expliquer ici, une force faite d’amour, de liberté et de confiance.
Mes premiers souvenirs (je devais avoir quatre ans quand mon père allait sur ses nonante ans) sont ceux de sa grande tignasse argentée toujours bien en place, de ses épaules larges et de son corps puissant qui témoignait de ses années de bergerie. Ce n’est pas le mettre sur un piédestal que de dire qu’Abraham appartenait à cette race d’hommes qui n’existe plus de nos jours. Sa posture, le ton grave de sa voix, ses yeux doux et intelligents exerçaient un pouvoir fascinant et immédiat sur quiconque croisait sa route. Le charme ne venait pas de ses qualités physiques qui, avec l’âge, avaient perdu de leur éclat, mais plutôt d’une aisance, d’une élégance innée et naturelle qu’il avait de mettre dans tout. Entendez élégance au sens le plus large : l'élégance intellectuelle, morale, physique, l'élégance dans les rapports avec autrui. Il avait cet air serein et confiant que je lui avais toujours connu, charismatique, sûr de lui, il se dégageait de sa seule présence une autorité naturelle.
Et c’est avec cet aplomb que mon père se présenta à mon grand-père, Pharaon, la première fois qu’il descendit en Egypte. Apparemment, une sévère famine faisait rage à Canaan : il n’y avait plus d’eau pour abreuver les troupeaux, les sols craquelaient de sècheresse et il fut obligé, par souci de survie cette fois, de plier bagage et de se remettre en route.
C’est lors de ce voyage qu’il rencontra, pour la première fois, ma mère.
Mais avant de vous parler de ma mère, quelques mots s’imposent à propos de ma belle-mère, Sara.
Tommaso Spazzini Villa, Racines sur trois livres de commentaires à propos de la Bible (gauche), du Coran (milieu) et de la Torah (droite)
Pharaon
Quand l’hébreu arriva avec sa troupe et ses troupeaux, fuyant la famine du Nord, des bruits commencèrent à circuler parmi mes hommes. Apparemment, l’hébreu était accompagné d’une femme dont la beauté était sans précédent dans tout mon royaume. Ils vinrent donc la présenter à la cour, comme le protocole l’exige, et je compris rapidement que les rumeurs de mes généraux étaient vraies : de Sara émanait une sorte de splendeur qui transcendait son âge, son ethnicité et sa classe sociale, quelque chose qui irradiait de son regard qui la rendait différente de toutes les autres que j’avais vues auparavant. Le vieil Abraham, lui, n’eut pas l’air de s’en rendre compte plus que ça ; il entretenait avec elle un rapport de protecteur, de grand-frère. D’ailleurs, quelques années plus tard, j’eu ouï-dire qu’il floua le roi Abimelek des mêmes ruses, il lui dit à lui aussi : « Elle est ma sœur, fille de mon père et non fille de ma mère. » (1)
Peu importe, je désirai cette créature immédiatement et j’étais prêt à tout. J’ordonnai d’arroser l’hébreu Abraham : moutons, chèvres, bœufs, ânes et ânesses, chameaux ; je le fis couvrir de pierres précieuses, de pièces d’argents et de cadeaux en tout genre, tant que ce joyau de femme rejoignait ma maisonnée. L’hébreu, ce scélérat, les accepta tous et c’est ainsi que Sara fut mienne. Je le regrette jusqu’aujourd’hui car cette décision engendra une série d’événements qui revinrent me hanter des générations plus tard.
Loth
J’interviens ici car j’étais là, moi aussi, et il me semble important de rectifier un point important de cette genèse de la genèse : l’idée qu’Abraham usa de la ruse pour entrer en Égypte. C’est vrai que Abraham prit longtemps à se rendre compte de la beauté de Sara, ma demi-sœur, sa femme. Mais, après tout, elle était véritablement sa nièce. Sara, était la fille de mon père, Haran, le frère de Abraham. Elle était née sous le prénom de Yisca et c’est ainsi que nous la surnommions durant toute sa jeunesse Yiskèlé. Nous avions beau la railler, Sara était rarement affectée par nos plaisanteries: entre ses visions prophétiques et ses inspirations quotidiennes, elle nous accordait à peine un regard. Yisca avait un port de tête repérable à des kilomètres qui lui donnait une certaine noblesse, comme si elle était née avec une couronne sur la tête. נסיכוּת veut d’ailleurs depuis dire aristocratie. Une fois liée à Abraham, Yisca devint Sara qui veut dire princesse. (2)
Rien n’est anodin dans cette histoire.
A la question « comment t'appelles-tu ? »
On pourrait répondre « Je ne m'appelle pas, on m'appelle. »
- Anne Ancelin-Schützenberger -
Nous avions grandi comme une grande famille et Abraham entretenu toujours avec nous un rapport d’oncle bienveillant, de grand-frère. Mon père ayant péri dans la fournaise d’Our Kasdim alors que je n’étais encore qu’enfant, Abraham nous prit sous son aile et nous ne fûmes plus orphelins. Il fallut des années pour que Sara devint véritablement femme et que Abraham put se considérer comme son époux à part entière. Ce fut, je crois, l’épreuve de leur vie.
A l’époque de notre premier passage en Égypte, Sara était certes belle, mais elle était une fille de notre tribu, notre sœur, de sorte que nous ne l’aurions jamais regardé comme objet de désir. Le voyage vers l’Égypte fut particulièrement éprouvant: il faisait beaucoup trop chaud et les vivres commençaient à manquer. Malgré les conditions extrêmes et la fatigue pesante, Sara gardait une sorte de lueur permanente sur son visage qui redonnait de l’énergie au plus épuisé des ânes. Elle était une âme solaire qui s’adaptait facilement au changement et qui brillait dans des situations mouvantes car c’est dans ces moments-là qu’elle était le mieux capable d'anticiper les besoins d’autrui et de leur offrir l'aide dont ils ou elles avaient besoin.
Abraham peut-être connaissait-il la beauté de Sara mais je crois qu’il ne l’avait jamais vue en contraste à d’autres. Les égyptiens avaient des traits de visage plus prononcés et plus foncés, alors que nous approchions de la frontière, les regards des marchands d’esclaves et commerçants ambulants se furent de plus en plus insistants envers Sara. Les hommes s’approchaient toujours un peu plus proche, comme s’ils étaient attirés par quelque chose de magnétique que Sara ne pouvait contrôler. Au fur et à mesure que nous nous approchions du royaume étranger, nous sentîmes bien que les mœurs sédentaires étaient différentes; il y’avait comme quelque chose de corrompu en eux. Je ne sais pas si c’était dû à leur immobilité physique, mais on pouvait sentir une sorte de fixité, d’eaux mortes et stagnantes dans leur rapport à leur spiritualité qui amenait une débauche et une lubricité exacerbée. Je n’oublierai d’ailleurs jamais ce premier voyage en Égypte: colonnes de marbre, sacrifices humains, sorcellerie et rituels en tous genres, ces peuples avaient fabriqué une multiplicité de dieux, d'idoles – ceux-ci même que Abraham avait renié en quittant Ur. Le corps de la femme ne faisait pas exception et était en Égypte devenu objet, de transaction, de regard et de possession. En matière de luxure, les égyptiens étaient à des années lumières de nos familles et de notre éducation. Je fis moi-même mes premières expériences de soirées échangistes et orgies durant ce voyage et peux dire, sans honte, que j’y pris un certain goût. Mais j’étais un jeune homme dans la vigueur de sa jeunesse. Pour Sara, les choses étaient différentes.
Abraham qui connaissait bien l’état d’esprit de l’idolâtre, commença à éprouver certaines craintes. Il demanda alors à sa nièce et femme, de se faire passer pour sa sœur. Ce n’était un secret pour personne : en Égypte, les femmes de grande beauté étaient amenées au souverain et on tuait leurs maris sur la base de calomnies. Cette requête n’était pas de la ruse mais plutôt de la vigilance, voir de la méfiance, à l’égard d’un autre peuple. Grâce à elle, Abraham sauverait ainsi sa peau. En la faisant passer pour sa sœur, les hommes viendraient auprès d’Abraham pour lui demander sa main et ne pourraient le tuer, et c’est exactement ce qui arriva. Abraham accepta la dot de Pharaon et ses donations, comme le voulait l’habitude par laquelle on s’attirait les grâces du père de l’épouse. Sara était une femme d’une beauté incontournable, digne, discrète et silencieuse. Il ne pouvait y avoir de meilleur parti que de devenir l’épouse de Pharaon.
Mais c’était mal connaitre Sara.
Plage de la BD “Djinn - Le Pavillon des plaisirs” Tome 10, Dargaud, 2010
Sawertiti
Les filles s’agitaient dans tous les sens, depuis quelques jours elles racontaient qu’une cananéenne d’une grande beauté viendrait prendre leur place de favorite. Je n’étais qu’une fille du Harem parmi des centaines d’autres, lorsque Sara arriva la première fois dans ses salons. Ils avaient vu juste : elle était différente. Bien plus âgée que la plupart d’entre nous, elle n’était ni poudrée, ni huilée, ni parfumée, elle était vêtue d’une longue toge toute simple qui sentait le sable et la sueur. Et pourtant se dégageait d’elle une forme d’élégance nonchalante, quelque chose d’irrésistible qui nous rendait toutes curieuses et intriguées. Sara ne resta que quelques jours entre nos murs mais son passage laissa une trace indélébile dans notre mémoire collective. Je fus désignée pour lui faire prendre ses premiers bains chauds, la soigner, la laver, la gommer, la masser.
De peau à peau, dans l’intimité de nos corps, elle m’autorisa doucement à l’approcher et je pu alors ressentir toute la solitude et la peur qui la traversait. Sara ne parlait pas notre dialecte et donc ne comprenait pas ce qui se passait autour d’elle. Par des gestes et des regards, on trouva tout de même un terrain d’entente et une manière, propre à nous, de communiquer ; c’est ainsi qu’elle me raconta qu’elle n’avait jamais eu de relation en dehors de son lit matrimonial, avec un certain Abraham. Derrière ses airs de femme de fer, elle était comme sidérée, prise au piège dans un royaume étranger dont elle méprisait les codes et les coutumes. Elle se sentait trahie et abandonnée par sa famille, échangée comme un vulgaire morceau de viande pour ce Pharaon, odieux et laid. Depuis son arrivée au palais, elle avait vu des choses qu’elle n’avait pas voulu voir et entendu des cris la nuit, qu’elle aurait préféré ne jamais entendre. Elle ne désirait qu’une seule chose : rentrer dans sa famille au plus vite et retourner à sa vie d’avant ; mais elle savait que son sort n’était maintenant plus entre ses mains.
Petit à petit, elle commença à reprendre des couleurs, reprendre ses esprits et revenir à la vie. J’étais heureuse de l’accompagner sur ce chemin et ce fut pour moi un honneur de la servir humblement. Ce sont, durant ces jours-là que je la vis pour la première fois, prier. Elle priait comme je n’en avais jamais fait l’expérience auparavant: silencieusement, à peine un son sortait d’entre ses lèvres, les yeux fermés, elle se balançait d’avant en arrière dans une sorte de méditation profonde et salutaire. Sara dans la pénombre du Harem, priait, sans cesse, jours et nuits, elle incarnait, à elle seule, une foi entière et vivante qui altérerait toute l’énergie autour d’elle.
Carte du Tarot Osho Zen - La source
Un soir, elle vint me trouver et m’amena dans une petite pièce isolée ; sans prononcer un mot, elle me prit par la main et m’appliqua une crème qu’elle avait concoctée à base de produits venus de sa région – il devait y avoir un mélange de datte, de miel et d’orge. Elle me l’appliqua sur des parties de mon corps que je connaissais mal, et je lui fis confiance de la même manière qu’elle m’avait fait confiance. Une fois la pause de la crème terminée, elle prit mon visage entre ses mains, me regarda droit dans les yeux et me sourit. C’était la première fois que la voyais sourire, et la dernière. Je lu cette nuit-là dans son regard, tendre et ému, de la gratitude et de l’espoir. Elle me disait aurevoir.
Quelques heures plus tard, le calme de la nuit fut soudainement interrompu par un hurlement aigu. Et plus le soleil avançait dans sa course matinale, plus les cris se multipliaient à travers les nombreux couloirs du palais. Une plaie s’était abattue dans le Harem et se propageait de minute en minute vers l’extérieur, parmi les hommes qui avaient passé leur nuit, enivrés, auprès de nos femmes. C’était une sorte d’herpès douloureux qui envahissait les parties intimes et empêchait tout rapport physique.
Bien qu’étant au contact de nombreuses malades, je ne fus jamais atteinte, si bien que les filles du Harem, mortes de jalousie, me dénoncèrent auprès des gardes. Je fus inspectée et ils découvrirent sur moi le baume qui enrobait mon corps, ce même baume qui était porté par Sara.
Pharaon, humilié et impuissant, se mit dans une rage folle, insultant les hébreux et les renvoyant d’Égypte. « Tu m’as menti, espèce de scélérat. Pourquoi ne m’as-tu pas averti que c’était ta femme ? Pourquoi m’as-tu dit que c’était ta sœur ? Maintenant, voilà ta sorcière de femme ; prends-la et tire-toi d’ici ! »
Je ne revis jamais Sara, et pourtant, je lui dois ma survie physique et mon élévation spirituelle. Je me mis moi aussi à prier tous les jours, sans relâche, et bientôt, dans un tour de force empli de mystère, je fus libérée de cette prison dorée. Depuis, je consacre mon temps à aider et conseiller les jeunes prostituées du royaume sur les questions de fécondité et de contraception ; je les aide, à ma manière, à s’affranchir de leur condition.
Ne jamais forcer le corps d’une femme. Ne jamais sous-estimer la puissance de nos matriarches. Honorer le sacré féminin, envers et contre tous.
Hagar
Je venais tout juste de célébrer mes vingt-quatre ans. Vingt-quatre années passées enfermée entre les murs de ce palais, que j’aurais pu faire exploser à tout moment. Ma vie était un enchainement infernal de devoirs et d’obligations sans but, ni sens. Des cours d’astrologie et de botanique le matin suivis l’après-midi des soins féminins : bains, masques, remèdes et épices en tout genre. Mon seul et unique destin était de devenir épouse et mère. J’étais sans cesse suivie et reprise par mes gouvernantes qui me faisaient remarquer que mes cheveux n’étaient jamais assez bien tressés, mes habits toujours trop froissés, que mes manières à tables devaient être améliorées et que je devais cesser d’interrompre mes supérieurs. Quand je leurs demandais qui pouvait être supérieur à une princesse égyptienne, elles me traitaient d’insolente et de rebelle. Il était clair que les supérieurs n’étaient que des clercs et officiels égyptiens plus âgés. Le temps pressait et j’allais bientôt devoir être mariée à un prince de la région – tous plus vulgaires et ignorants les uns que les autres, seulement bons à jouer aux guerriers. Il était hors de question que je devienne leur reine. Il fallait que je trouve une solution à tout prix, et vite.
C’est alors que je fis la rencontre d’Abraham. Son éruption dans ma vie fut comme une bouffée d’air frais qui ouvrait des horizons jusque-là interdits.
Nous avons été introduits lors d’un festin donné en l’honneur de plusieurs invités de mon père. Je ne suis pas tombée amoureuse d’Abraham au premier regard, ce n’était pas une étincelle ni même un coup de foudre, mais le début d’une rencontre qui aurait un impact sur le restant de ma vie et des générations futures.
J’ai souvent regretté l’avoir connu dans ces circonstances-là avec toutes les implications et les complications que notre rencontre engendrerait. Je comprends enfin que je l’ai connu au meilleur moment de sa vie, ce que je considère comme son ultime vérité. Abraham était devenu assez riche que pour être détaché de biens matériaux, le temps lui avait permis de développer un sens de l’humour et de la tendresse pour le genre humain. Cet âge où l'on perd toute vanité, égoïsme, pseudo-ambition, fausse peur, et où l'on ne veut rien d'autre que la réalité, quel qu'en soit le prix.
Pour la première fois, je n’étais plus traitée comme une gosse mais comme une femme. Abraham fut le premier homme qui me vit et me reconnut, sans instaurer un rapport de force ou de domination. Jamais durant le temps qu’il passa avec nous au palais, je ne m’ennuyai une seule fois. Nous passions nos nuits sur les toits à rigoler, à partager nos souvenirs, nos espoirs, nos ambitions, nos peines et nos rêves. Nous parlions de tout et de rien, juste pour le simple plaisir d’être ensemble. Les nuits étaient toujours trop courtes et bientôt, le soleil se levait sans que nous comprenions où le temps avait filé. Alors, à l’aube chacun rentrait dans ses salons, impatient déjà d’être le soir même. J’ai de ces premières nuits ensemble, le souvenir de moments heureux où nous n’avions peur, ni de la vie ni de la mort, et où chaque fibre de notre corps était rempli du charme de l’instant et de l’extase de la réalité.
Abraham m’apprivoisa et m’envoûta.
Jamais, je ne sentis notre différence d’âge : il était bien plus jeune que son âge et j’avais une maturité d’au-delà le mien, il aimait ma jeunesse, je m’abreuvais de sa sagesse. On se nourrissait constamment l’un l’autre, d’idées, de récits et de musiques. J’éprouvais la félicité des jours, la plénitude des semaines, la jubilation ardente des grands commencements : je me voyais tomber amoureuse et priais que la chute durât éternellement.
Un beau jour, ainsi, des années plus tard, je fus seule dans le désert avec pour seul compagnon, le fantôme de la musique et le souvenir dissipé de ces premiers instants. Il n’y eut pas de gradation dans la solitude, à laquelle on ne se prépare jamais bien : je fus immédiatement jetée dedans.
Mais j’avais prêté serment et je le gardai jusqu’à son dernier souffle.
Abraham
Quand il fut temps de repartir, dans l’agitation et la violence de l’épidémie, je ne pouvais m’imaginer repartir sans elle. C’est comme si Hagar m’avait donné un nouveau souffle de vie dont je savais, j’aurai besoin pour le reste de mon chemin. L’évolution que je sentie en moi, le réveil de forces endormies, le besoin irrésistible de dépasser mes propres limites dans tous les domaines de la pensée et de l’action ont coïncidé avec notre rencontre soudaine et imprévisible. Je traversais une crise existentielle après mon départ de Ur, mon pays natal, et l’abandon de mon père. Dieu m’avait promis une descendance et un peuple aussi nombreux que les étoiles mais sans temporalité ni chemin clair. Le futur n’était qu’embûches et incertitudes et j’étais bouleversé dans mon essence. La présence de Hagar à ce moment de ma vie jalonna mon existence quotidienne de moments d’innocence et de légèreté. Traitez-moi d’égoïste si vous le voulez mais ce fut ainsi.
En quelques jours, Hagar était devenue une autre femme et bientôt ses servantes se rendirent à l’évidence : la jeune femme insoumise qu’elle était serait bien plus accomplie à nos côtes, dans notre tribu de nomades qu’aux côtés d’un prince idolâtre. C’est ainsi que dans la fureur et la précipitation de notre départ, elle fut échangée. Fallait-il encore lui trouver sa juste place. Hagar fut assignée à la tente de mon épouse, Sara, et c’est ainsi que de rudes années commencèrent pour nous tous.
Croire en mon Dieu unique, c’était faire confiance que les épreuves qu’il avait mis sur mon chemin portaient autant de bénédictions que les bénédictions elles-mêmes. Cette rencontre, ce sentiment, nouveau pour moi, avait été mis devant moi pour une raison. Je ne pourrai jamais entièrement comprendre ces raisons – mais il me fallut les accueillir et les accepter. Etant donné les terribles souffrances que cette union a causées par la suite, j’ai souvent douté de sa légitimité au sein de ma famille.
Photo du marriage de Aristote Onassis avec la jeune veuve, Jacqueline Bouvier Kennedy, le 20 octobre 1968
Ce que je regrette du plus profond de mon âme c’est que l’histoire de Sarah et de Hagar fut la première histoire qui se voit affronter deux femmes. Et celle-ci débuta, sous mon toit, j’en tiens une part importante de responsabilité. Evidemment, j’avais entendu parler de Cain et Abel, des hommes corrompus de Babel et d’ailleurs, mais pour la première fois, deux femmes vont se déchirer l’amour d’un homme, le mien. Et, pas besoin de se voiler la face, depuis lors, la rivalité féminine passionnera les foules et vous passionne encore. Non seulement, mon petit-fils Jacob sera, lui aussi, pris dans les mêmes filets entre Léa et Rachel, mais cette histoire ne fera que se perpétuer jusqu’à vous. Est-ce que Brad aurait dû rester avec Jennifer au lieu de la quitter pour Angelina ? Vous vous êtes surement pris d’affection pour Diana et détestiez Camilla; et avez du lire l’histoire d’Aristote qui quitte Maria Callas pour épouser la jeune veuve, Jacqueline Kennedy. Un bourreau des cœurs épouse une nymphe sous les yeux larmoyants de son ancienne femme : c'est une histoire vieille comme le monde, qui débuta au sein de ma famille. Rien n’est plus vendeur que deux femmes qui s’opposent pour l’amour d’un homme.
Alors pour faire écho à l’ouverture de mon fils, Ismaël, je pose la question : Est-ce que cette rivalité, cette compétition pour l’amour de l’homme, ce n’est pas le germe de la violence ? Qu’y a-t-il de sain, même sans user de violence, à vouloir être la première ? En simplifiant un peu, n’est-ce pas le point de départ de tout guerre ? [1]
Ori Gersht, First one to laugh, 2013 - Ori Gersht filmed palestinians and jewish israeli kids playing the game “First to laugh”
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Avec amour,
Julia R.
(1) Genèse, 20:12
(2) Rachi, Genèse 11: 29
(3) Inspirée par la lecture de « Rivalité nom féminin », Racha Belmehdi, 2022