Il n’y a rien de pire qu’une histoire d’amour qui tourne mal. De celle qui déchire la poitrine et retourne nos entrailles. L’amour, pour beaucoup d’entre nous, continue d’être notre raison d’exister. En quête d’amour, on persiste même face aux plus grands obstacles.
Je vous dis ça car à l’heure où l’on voit s’effriter les dernières traces d’un monde judéo-musulman pacifique, j’avais envie de vous raconter leur histoire. Une histoire d’amour qui tourne mal. Celle d’Abraham, de Sarah et de Hagar, et de leurs enfants: Ismaël et Itzhak.
Mais pour pouvoir vous raconter l’histoire de nos deux frères, je vais devoir revenir quelques pas en arrière, et vous parler d’abord de leur père, et des femmes qui l’ont aimé.
Cette histoire commence donc avec أب Ab, Abba אבא, Abraham, Ibrahim, Brahmā.
Tommaso Spazzini Villa, Racines sur trois livres de commentaires de la Bible (gauche), du Coran (milieu) et de la Torah (droite)
Abraham
Abraham était ce qu’on appellerait aujourd’hui, un late bloomer, tenant de la précocité d’un Tanguy plutôt que d’un Mozart. Son histoire commence véritablement alors qu’il a déjà 75 ans et qu’il décide de tout plaquer : son fief, son taf et sa mif. Avec sa femme, Sarah, et un neveu un peu encombrant à qui il n’a pas réussi à dire non, Loth, ils se mirent en route. Pour aller où ? Il ne sait pas vraiment mais il sait qu’il ne peut plus faire marche arrière.
וַיֹּ֤אמֶר יְהֹוָה֙ אֶל־אַבְרָ֔ם לֶךְ־לְךָ֛ מֵאַרְצְךָ֥ וּמִמּֽוֹלַדְתְּךָ֖ וּמִבֵּ֣ית אָבִ֑יךָ אֶל־הָאָ֖רֶץ אֲשֶׁ֥ר אַרְאֶֽךָּ
Dieu dit à Abram: “Quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père et va dans le pays que je te montrerai.”
(Genèse 12 :1)
Carrure imposante, corps ferme et puissant, Abraham était reconnaissable par une tignasse argentée toujours bien en place, et de larges épaules qui témoignaient de ses années de bergerie. Sa posture, le ton grave de sa voix, ses yeux intelligents exerçaient un pouvoir fascinant et immédiat sur quiconque croisait son chemin. Le charme n’émanait plus tant de ses qualités physiques qui, avec l’âge, avaient perdu de leur éclat, mais plutôt d’une aisance, d’une élégance naturelle qu’il avait dans son rapport à autrui. Charismatique, sûr de lui, il se dégageait de sa seule présence une autorité innée.
Quelques mois après avoir quitté le confort et la sécurité de sa ville natale pour une terre inconnue, une sévère famine frappe Canaan. L’eau vient à manquer pour les troupeaux, les sols se fissurent sous la sécheresse, et, contraints par la nécessité de survivre, ils sont bientôt obligés de descendre vers les royaumes d’Égypte.
Sarah
Sarah elle, était la fille de Haran, frère de Abraham ; elle était donc techniquement sa nièce. Née sous le prénom de Yisca, les garçons avaient l’habitude de la charrier et de la surnommer Yiskèlé. Rarement affectée par leurs plaisanteries immatures, elle leurs accordait à peine un regard. Yisca avait un long cou fin et un port de tête digne d’une peinture de Modigliani, qui lui donnait une certaine noblesse, comme si elle était née avec une couronne sur la tête. Une fois mariée, Yisca devint Sarah.[2]
Ils avaient tous grandi dans le même moshav, comme une grande famille, Abraham avait toujours entretenu avec Lot et Sarah une relation teintée de protection, quelque part entre l’oncle bienveillant et le grand frère. Bien des décennies furent nécessaires pour que Sarah devienne véritablement femme aux yeux d’Abraham, et qu’il en vienne à se considérer pleinement comme son époux.
Ce cheminement fut, je crois, l’épreuve la plus profonde et la plus pénible de leur vie.
Permettez-moi d’imaginer Abraham et Sarah comme Jack Nicholson et Diane Keaton en 1981
A l’époque de ce premier voyage en Égypte, Sarah est considérée comme la matrone de la tribu, serviable et fidèle, elle est capable d'anticiper les besoins du groupe et d’offrir de l'aide à quiconque en a besoin. Le voyage vers l’Égypte fut particulièrement éprouvant : il faisait insoutenablement chaud et les vivres commençaient à manquer. Malgré les conditions extrêmes et la fatigue pesante, Sarah gardait une sorte de lueur permanente sur son visage qui redonnait de l’énergie au plus épuisé des ânes. Abraham avait du sentir la beauté de sa femme mais je crois qu’il ne l’avait jamais véritablement reconnu avant leur première arrivée en Egypte.
וַיְהִ֕י כַּאֲשֶׁ֥ר הִקְרִ֖יב לָב֣וֹא מִצְרָ֑יְמָה וַיֹּ֙אמֶר֙ אֶל־שָׂרַ֣י אִשְׁתּ֔וֹ הִנֵּה־נָ֣א יָדַ֔עְתִּי כִּ֛י אִשָּׁ֥ה יְפַת־מַרְאֶ֖ה אָֽתְּ׃
Au moment de pénétrer dans ce pays, il dit à sa femme Sarai: “Ecoute je sais que tu es belle.”
(Genèse 12:11)
Au fur et à mesure qu’ils longeaient la frontière, les regards des marchands d’esclaves et commerçants ambulants se furent de plus en plus insistants envers Sarah. Les hommes s’approchaient toujours un peu plus proche, comme s’ils étaient attirés par quelque chose de magnétique en elle, qu’elle ne pouvait contrôler.
Les gens de la ville semblaient bien différents des nomades ; c’était peut-être le fait de passer leurs journées devant des écrans d’ordinateur ou de vivre dans des espaces fermés, sans accès aux étoiles ou à l’horizon, mais on pouvait sentir une sorte de rigidité, d’eaux mortes et stagnantes dans leur rapport à leur spiritualité qui amenait une débauche et une lubricité exacerbée.
Esclavagisme sexuel répandu, viols collectifs sur enfants filmés et projetés dans des cinémas en plein air, chemsex et célébrations macabres de corps ; ces peuples avaient fabriqué une multiplicité de rituels et de pratiques – ceux-ci même que Abraham avait renié en quittant Ur, sa ville natale.
Dans cette culture, le corps de la femme n’appartenait plus aux femmes, mais était sans cesse objet de convoitise, de transaction et de possession. Abraham, qui connaissait bien l’état d’esprit de l’idolâtre pour y avoir grandi, commença à éprouver certaines craintes. C’est pourquoi il demanda alors à sa femme, de se faire passer pour sa sœur. Ce n’était un secret pour personne : en Égypte, les femmes de grande beauté étaient amenées directement au souverain et on condamnait leurs maris, en inventant un faux procès d’évasion fiscale. Abraham n’était pas seulement rusé, il était surtout vigilant, voir méfiant à l’égard de cet autre peuple; et puis, grâce à elle, ne l’oublions pas, il sauverait aussi sa propre peau. En la faisant passer pour sa sœur, les hommes viendraient auprès d’Abraham pour lui demander sa main et ne pourraient le tuer. C’est précisément ce qui arriva.
וְהָיָ֗ה כִּֽי־יִרְא֤וּ אֹתָךְ֙ הַמִּצְרִ֔ים וְאָמְר֖וּ אִשְׁתּ֣וֹ זֹ֑את וְהָרְג֥וּ אֹתִ֖י וְאֹתָ֥ךְ יְחַיּֽוּ
אִמְרִי־נָ֖א אֲחֹ֣תִי אָ֑תְּ לְמַ֙עַן֙ יִֽיטַב־לִ֣י בַעֲבוּרֵ֔ךְ וְחָיְתָ֥ה נַפְשִׁ֖י בִּגְלָלֵֽךְ
Quand les Egyptiens te verront, ils se diront que tu es ma femme, ils me tueront et te garderont en vie. Dis leur donc que tu es ma sœur, afin qu’on me traite bien à cause de toi; ainsi j’aurai la vie sauve grâce à toi.
(Genèse 12:12-13)
Des bruits commencèrent à circuler parmi les soldats du Pharaon. Apparemment, un berger hébreu était accompagné d’une femme dont la beauté était sans précédent dans tout le royaume. Abraham dut se présenter à la cour, comme l’exigeait le protocole pour les étrangers. Pharaon, surpris, resta bouche bée en constatant que, pour une fois, les rumeurs disaient vrai : de Sarah émanait une sorte de splendeur qui transcendait son âge, son ethnicité et sa classe sociale, quelque chose qui irradiait depuis son regard. Il la désira sur le champ et était prêt à tout pour l’obtenir.
Aussitôt dit, aussitôt fait, Pharaon ordonna d’arroser Abraham : bétail, ânes et ânesses, chameaux; bières et alcool parmi les plus rares, il le fit couvrir de bijoux signés, de pierres précieuses et de cadeaux en tout genre. Abraham, comme le voulait la coutume locale, monnaya ainsi le corps de sa femme et accepta la dot de Pharaon. La transaction fut scellée, et Sarah devint, dans ce faste éblouissant, la propriété du souverain.
Cette transaction fallacieuse entre les deux hommes, engendra une série de conséquences funestes. En même temps, un mari qui fait passer sa femme pour sa sœur, aurait de quoi inquiéter les plus grands psychanalystes de notre temps.
Sarah était une femme d’une beauté incontournable, digne et discrète. Il ne pouvait y avoir de meilleur parti que de devenir une des femmes de Pharaon.
Mais c’était bien mal la connaître.
Plage de la BD “Djinn - Le Pavillon des plaisirs” Tome 10, Dargaud, 2010
Sawertiti
Dans le harem, les filles s’agitaient dans tous les sens. Le bruit s’était répandu depuis quelques jours qu’une Cananéenne d’une grande splendeur viendrait prendre leur place de favorite. Quelle ne fut donc pas leur surprise en voyant débarquer une vieille dame, drapée d’une longue toge poussiéreuse qui sentait le sable et la sueur. Bien plus âgée que la doyenne du harem, Sarah n’était ni poudrée, ni huilée, ni parfumée, elle attira pourtant la curiosité de toutes les jeunes courtisanes.
Une stagiaire, du nom de Sawertiti, lui fut assignée pour lui faire prendre ses premiers bains chauds, la soigner, la laver, la gommer, la masser. De peau à peau, dans l’intimité de leurs corps, une compréhension se développa entre les deux femmes. Sarah se laissa peu à peu apprivoisée et Sawertiti pu alors ressentir toute la solitude et la peur qui l’habitait. En fait, Sarah n’avait jamais eu d’autre rapport physique que les quelques caresses échangées dans son lit conjucalme. Derrière ses airs de femme de fer, elle était comme sidérée, prise au piège dans un royaume étranger dont elle ne connaissait ni la langue, ni les codes. Elle se sentait trahie et abandonnée par les siens, par Abraham surtout, échangée comme un vulgaire morceau de viande pour cet odieux Pharaon. Elle n’oublierait jamais ce qu'il lui avait fait éprouver. Pendant qu’Abraham jouissait de l’opulence de la cour, elle, recluse dans le harem, avait été contrainte de voir des choses qu’elle n’avait pas voulu voir, et d’entendre des cris dans la nuit qu’elle aurait préféré ne jamais entendre. Elle ne voulait qu’une seule chose : rentrer chez elle au plus vite et retrouver la paix de son ancienne vie.
Grâce à l’amitié de Sawertiti, Sarah retrouva peu à peu des couleurs et recouvra ses esprits. C’est durant ces jours-là, qu’on la vit pour la première fois, prier. Elle marmonnait silencieusement, à peine un son sortait d’entre ses lèvres, les yeux fermés, elle se balançait lentement d’avant en arrière dans une sorte de concentration profonde et salutaire. Dans la pénombre du harem, Sarah priait sans cesse, jour et nuit, incarnant à elle seule une foi entière et vivante, si intense qu’elle semblait transformer toute l’énergie autour d’elle.
Un soir, Sarah vint trouver Sawertiti et l’emmena dans une petite pièce isolée, éclairée seulement par la lueur de deux bougies. Sans prononcer un mot, elle prit sa main et appliqua délicatement une crème qu’elle avait elle-même concoctée – mélange précieux de dattes, de miel et d’orge – des ingrédients venus de son pays, qu’elle avait soigneusement cachés dans ses lins. A utiliser en cas d’urgence. Elle lui appliqua le remède un peu partout sur le corps et une fois le soin appliqué, Sarah prit le visage de sa fidèle compagnonne entre ses mains, la regarda droit dans les yeux et lui sourit. Son regard ému, empli de tendresse et de gratitude, semblait murmurer un adieu silencieux.
Quelques heures plus tard, le calme de la nuit fut soudainement rompu par un hurlement stridant. Plus le soleil avançait dans sa course matinale, plus les cris se multipliaient à travers les nombreux couloirs du palais. Une plaie s’était abattue dans le harem et se propageait de minute en minute vers l’extérieur, parmi les hommes qui avaient passé leur nuit, enivrés, auprès de femmes. C’était une sorte d’herpès douloureux et contagieux qui envahissait les parties intimes et empêchait tout rapport charnel.
Sawertiti, bien qu’étant resté au contact de nombreuses malades, ne fut jamais atteinte par l’irruption cutanée, si bien que les filles du harem, mortes de jalousie, la dénoncèrent auprès des gardes qui ne tardèrent pas à découvrir le baume qui enrobait son corps … ce même baume qui était porté par la sœur de l’hébreu.
Pharaon, humilié et impuissant, se mit dans une rage folle, insultant Abraham et le renvoyant d’Égypte: “Tu m’as menti, sale mytho. Pourquoi tu n’as pas eu les couilles de me dire que c’était ta femme, hein ? T’avais vraiment besoin de me balader avec ta petite histoire bidon de « sœur » ? Tiens, voilà, récupère ta vipère et dégagez de ma vue !”
Pour la petite histoire, le courage de Sarah fut lui aussi contagieux. Sawertiti, emprisonnée, se mit à prier tous les jours, sans relâche et bientôt, dans un tour de force que seul le hasard reconnait, fut libérée. Depuis, j'ai appris qu'elle avait ouvert un centre souterrain dédié aux jeunes femmes, un espace où elle les accueille et les accompagne dans leurs questions de fertilité et de contraception. Elle les soutient parfois dans le choix difficile de s’affranchir de grossesses non-désirées issues de rapports non-consentis.
Par son engagement, Sawertiti aida des centaines de femmes à reprendre pleinement possession de leurs droits et de leur corps, redonnant à chacune, la maîtrise de sa propre vie.
Personnage inspiré par la lecture de la BD “L’incroyable Histoire du Sexe - Livre 1”, Les Arènes BD, Philippe Brenot et Laetitia Coryn, 221, P43-44
Maintenant que vous connaissez Abraham et Sarah, et avez saisi la dynamique de ce couple illustre, il est temps de vous introduire au troisième personnage de notre histoire, sans qui, il me serait impossible de vous conter la destinée d’Ismaël et d’Itzhak.
Hagar
Elle venait tout juste de célébrer ses vingt-quatre ans. Une fraicheur et une audace à la Jane Birkin. Vingt-quatre années passées enfermée entre les murs de ce palais, qu’elle aurait pu faire péter à tout moment pour suivre un Serge. Sa vie n'était qu'un cycle infernal d'obligations absurdes et de devoirs vides de sens. Cours de comptabilité et de droit le matin; randonnées à cheval, shopping en ligne, ou spa l’après-midi. Sa seule destinée était de devenir une bonne épouse. Et à ce destin là, elle préférait presque crever.
Suivie par des millions de citoyens et citoyennes des royaumes sur ses réseaux sociaux, elle se devait de toujours garder la face et donner le change. Alors, entre deux galas pour des fondations d'art et un shooting photo pour une nouvelle marque de skincare, il arrivait à la jeune princesse de dérayer. Coke, excès de vitesse, conquêtes d’un soir : elle aimait mieux provoquer le rappel à l’ordre que de l'attendre, elle préférait semer le chaos, que de subir l’ennui.
Avec un aplomb audacieux et un panache qui frôlait la rébellion, Hagar s’était forgé une réputation de dure à cuire, une princesse qui mordait dans sa cage dorée plutôt que d’en supporter les barreaux. Elle avait le regard sombre, des épaules frêles qui émergeaient d’un corps androgyne, mi-femme mi-enfant, et la peau marquée de tatouages comme autant de fragments d'âme gravés. On pouvait lire : « Paradoxe mon amour », « Fluctuat nec mergitur », « Peurs et tremblements », « Douce Folie », « Rêver plus fort », « Faire de ses encombrements des confettis » se dessinaient aussi un chat ronronnant, une rose ouverte, et une vague prête à déferler.
Mais le temps passait et bientôt elle devrait être mariée à un propriétaire friqué de la région – de ceux qui portent des parfums asphyxiants et se gominent les cheveux de gels collants, tous plus vulgaires et plus ignares les uns que les autres. Un défilé de médiocrité, un concours de petites queues. Non, il était hors de question qu’elle se laisse enchainer ici. Il fallait qu’elle trouve une solution, coûte que coûte, et vite.
C’est alors qu’elle rencontra Abraham.
Cette rencontre fut une éruption dans sa vie, comme une bouffée d’air frais d’un sauna dans lequel on serait resté un peu trop longtemps, et qui ouvra des horizons jusque-là interdits.
Je ne crois pas qu’Hagar soit tombée amoureuse d’Abraham au premier regard, ce ne fut ni une étincelle, ni même un coup de foudre, mais plutôt le début d’un dialogue qui aurait un impact sur le restant de leur vie et des générations futures.
Plus tard, Hagar regrettera d’avoir croisé Abraham dans de telles circonstances et les complications qui en ont découlé. Mais, tel un fruit parvenu enfin à maturité, elle savait aussi qu’elle l’avait connu au moment idéal de sa vie, alors qu’il s’apprêtait à plonger vers son ultime vérité. Abraham était devenu assez riche pour se détacher des biens matériels ; l’expérience des années s’était transformée en un humour subtil et une tendresse sincère pour le genre humain. Lune après lune, il se délestait de toute vanité, de toute pseudo-ambition illusoire et de toute angoisse. Il ne désirait plus rien d’autre que la réalité, dans toute sa nudité et à n’importe quel prix.
Abraham fut le premier homme à traiter Hagar véritablement comme une femme, sans jamais instaurer de rapport de force ou de domination. Ensemble, ils passaient leurs nuits sur les toits, à fumer et à rire sous les étoiles, à échanger souvenirs, peines et rêves. Ils parlaient de tout et de rien, savourant la simple joie d’être en présence l’un de l’autre. Les nuits semblaient toujours trop courtes, et bientôt l’aube pointait son nez, sans qu’ils ne comprennent où le temps avait filé. Alors, venu l’aurore, chacun regagnait ses appartements, déjà impatients de se retrouver à la prochaine nuit tombée.
Jamais, leur différence d’âge ne se fit ressentir : il avait l’esprit vif et l’âme bien plus jeune que ses années, tandis qu’elle portait une maturité qui la dépassait déjà; il aimait sa jeunesse, elle s’abreuvait de sa sagesse. Ils se nourrissaient sans cesse de pensées, de récits, de musiques, partageant la douce félicité des jours et l'ardente jubilation des débuts. Hagar et Abraham tombèrent lentement amoureux, et priaient en silence pour que cette chute vertigineuse dure éternellement.
Un beau jour, ainsi, des années plus tard, Hagar fut abandonnée dans le désert avec pour seul compagnon, le fantôme de la musique et le souvenir dissipé de ces premiers instants. Il n’y eut pas de gradation dans la solitude, à laquelle on ne peut jamais se préparer : elle fut immédiatement jetée dedans.
Mais elle avait prêté serment et le garderait jusqu’à son dernier souffle.
Abraham
Quand vint l’heure du départ, dans l’agitation et la violence de l’épidémie, Abraham ne put se résoudre à repartir sans elle. C’est comme si Hagar lui avait donné un nouveau souffle de vie, qu’il savait indispensable pour le reste de son chemin. Ce renouveau qu’il percevait en lui-même — le réveil de forces longtemps endormies, le besoin irrésistible de dépasser ses propres limites, dans tous les domaines de la pensée comme de l’action — coïncidait étrangement avec leur rencontre, comme si sa présence avait éveillé en lui un potentiel qu’il ignorait jusqu’alors.
En réalité, Abraham traversait une profonde crise existentielle après son départ d’Ur. Sa Divinité lui avait promis une descendance innombrable, un peuple aussi vaste que les étoiles, mais sans lui révéler ni une temporalité ni une voie claire pour accomplir cette promesse. Quant à Sarah, son sang n’avait cessé de couler au fil des années, leur futur, comme leur passée, ne semblait n’être qu’embûches et incertitudes. La présence de Hagar, dans cette période tourmentée de sa vie, jalonna son existence quotidienne de moments de fraîcheur et de légèreté, une innocence perdue dont il se délectait. Égoïste ? Peut-être. Mais qu’importe : cela fut ainsi, et il s’y abandonna sans regret.
De son côté, en l’espace de quelques semaines seulement, Hagar s’était métamorphosée en une femme nouvelle. Bientôt, ses servantes se rendirent à l’évidence : cette jeune femme au cœur indomptable, serait bien plus accomplie au sein d’une tribu de nomades errants, loin des contraintes d’un monde figé. C’est ainsi que dans la précipitation du départ, Pharaon accepta que la princesse égyptienne soit échangée, sa destinée reconfigurée. Restait à lui assigner sa place dans ce nouvel ordre. Finit la lune de miel : elle fut assignée à la tente de la première épouse, Sarah, et les rudes années de cohabitation commencèrent alors leur inexorable marche.
Notre histoire s’arrête ici pour aujourd’hui et je dois vous avouer que j’en ai le cœur un peu lourd. Ce que je regrette profondément, c’est que l’histoire de Sarah et de Hagar est la première à mettre en scène l’affrontement entre deux femmes. Bien sûr, tout le monde connaît celle de Caïn et Abel, les corruptions du déluge, ou encore la tour de Babel, mais pour la première fois dans notre mythologie, ce sont deux femmes qui vont se haïr pour l’amour d’un homme. Et il n’y a pas à se mentir : depuis ce moment, la rivalité féminine a captivé les foules, et continue de fasciner. Brad aurait-il dû rester avec Jennifer, au lieu de la quitter pour Angelina ? Team Diana ou Team Camilla ? Maria Callas ou Jacqueline Kennedy ? Autant de questions qui, encore aujourd’hui, font naître passions et débats.
Un bourreau des cœurs épouse une nymphe sous les yeux larmoyants de son ancienne femme : c'est une histoire vieille comme le monde. Rien n’est plus vendeur que deux femmes qui s’opposent pour l’amour d’un homme.
Mais cette rivalité, cette lutte pour l’affection d’un seul être, cette compétition pour l’amour de l’homme, n’est-elle pas le terreau du germe de la violence elle-même ? Qu'y a-t-il de véritablement sain, même sans recours à la violence, dans cette quête incessante pour être celle qui l’emporte, à vouloir être la première ?[4]
En simplifiant un peu, n’est-ce pas là le point de départ de tout guerre ?
Il n’y a rien de pire qu’une histoire d’amour qui tourne mal. De celle qui déchire la poitrine et retourne nos entrailles. L’amour, pour beaucoup d’entre nous, continue d’être notre raison d’exister. En quête d’amour, on persiste même face aux plus grands obstacles.
Je vous dis ça car à l’heure où l’on voit s’effriter les dernières traces d’un monde judéo-musulman pacifique, j’avais envie de vous raconter leur histoire. Une histoire d’amour qui tourne mal. Celle d’Abraham, de Sarah et de Hagar, et de leurs enfants: Ismaël et Itzhak.
La suite au prochain épisode.
[2] Rachi commente que Yisca est Sarah et est nommée ainsi car elle « voyait » (sokha) et que tous « contemplaient » (sokhin) sa eauté. Ou encore, yiscaest à rapprocher de nessikhout נסיכוּת qui suggère l’idée de noblesse, tout comme le nom Sara suggère celle de princesse. (Rachi, Genèse 11: 29)
[4] Inspirée par la lecture de « Rivalité nom féminin », Racha Belmehdi, 2022
Les traductions sont celles de l’Ancien Testament interlinéaire hébreu-français, Société biblique française, 2019 (Pour la bile nouvelle français courant)