Ceci est le premier article de ma nouvelle série El Dialogue dans lequel je présente et interview un.e artiste contemporain.e dont j’admire le travail et dont la quête rentre en résonance avec les questions que j’explore dans cette newsletter.
S’il y a bien une chose que j’ai apprise en devenant libraire à Genève, c’est la chose suivante : tous les livres ne naissent pas égaux. Reliure, papier, texte, format, couleur, contenu, taille, poids … un livre peut être un chiffon, comme une œuvre d’art. Ces derniers se font de plus en plus rare. Alors quand vous en trouvez un, petit conseil de libraire : ne le lâchez pas.
L’artiste Lara Bongard
C’est ce que j’ai ressenti en découvrant pour la première fois le livre de l’artiste hollandaise Lara Bongard. Cinq lettres rouges imprimées en hébreu ont directement attiré mon regard: זִכָּרוֹן … Zikaron … la mémoire. En ouvrant le livre, je réalise que sa couverture n’est pas qu’un simple bout de papier. La couverture du livre se déplie, se déploie, devant mes yeux, une nappe de Shabbat et sur son revers, un arbre généalogique, surgissent comme seuls souvenirs d’un monde disparu.
Ouverture du livre de Lara
L’arrière-grand-père de Lara, Mordko Bongard, a traversé un jour la rivière de son shtetl, cette nappe serrée contre son cœur. Pour échapper à la terreur des pogroms qui ont balayé la région et vidé l’Empire russe de sa population juive, Mordko prend la fuite. Il quitte sa famille, sa communauté, sa culture, sa langue, sa maison et arrive en Europe, avec son frère Salomon, en 1911. Devenu Mark, il enterre ses secrets et ses histoires bien profondément, là où personne ne pourra les dénicher.
Jusqu’à ce que Lara n’ouvre un tiroir …
The Tablecloth had travelled across borders for over a hundred years. Witness to the expulsion and dispersion of my broken family tree between East and West. Carrying the stories of a lost home, the immigrant, the displaced and the forgotten. I wonder what the Tablecloth would have meant to my great-grandfather. How he would have treasured it as a reminder of a life that was no longer, an identity that was no longer. How he would feel his mother's presence every time he touched it and be reminded of lost hopes and dreams. Until one day it was placed in storage, to be kept between dust and lost memories-left to the inevitability of forgetfulness.
Until the day it reached me.
(Extrait du livre)
C’est ainsi que plus de cent ans plus tard, Lara part à la recherche des siens. De Saint-Petersburg à Haïfa, elle reconstitue doucement les pièces du puzzle. En Mars 2020, au même âge auquel son arrière-grand-père avait traversé la rivière avec la nappe, elle repart en Ukraine et retraverse la rivière, dans l’autre sens. En trois jours, elle parcourt 1771km: Kiev, Chernomin, Novooukraïnka, Zvenyhorodka, Talne, Ouman. Ces voyages vont lui permettre d’amener de la couleur dans cette photo en noir et blanc, abimée et poussiéreuse. En dépliant, dépoussiérant, fouillant, rassemblant et assemblant lentement les fragments, lettre par lettre, email par email, Lara va reconstruire l’histoire d'une maison perdue. Peu à peu la dislocation s’unifie. Peu à peu la nappe reprend vie. Lara cuisine les recettes de ses aïeux. Peu à peu l’absence devient présence. En y injectant tout son sens, la mort redevient vie. Et le cycle continue.
“Le tombeau n’est pas un objet important, la mémoire réside en soi, pas dans des choses matérielles, mais ailleurs.”
Christian Boltanski dans ses entretiens avec Annalisa Rimmaudo, Manuella Editions, 2024
En demandant aux villageois locaux, Lara trouve des tombes dans un champ abandonné de ce qui aurait été un cimetière juif familial. Sur ces tombes, elle trouve des symboles: un arbre coupé, des épis de blés, des roues - signifiant des passages importants dans la vie du défunt. Elle va réutiliser ces motifs en les brodant sur du textile, sur un sac.
Page du livre - à droite un poème de Marc Chagall, à gauche le sac brodé avec les symboles des tombes du village de sa famille.
Et c’est à Venise que tout s’aligne dans ma tête. A l’occasion de la 24ième Biennale d’Art Contemporain, je découvre l’installation puissante de l’artiste Yaël Bartana pour le pavillon allemand. On entre dans une salle noire où flotte dans les airs un énorme vaisseau spatial intitulé The Light of Nations en forme de l’arbre de la vie de la Kabbale. Installation dystopique et utopique, The Light of Nations est une proposition pour sauver l'humanité face à une catastrophe mondiale, qu'elle soit causée par l'homme ou par la nature, qui éteindrait toute possibilité de vie sur Terre. Dans une vidéo présentée à la biennale, l’artiste rappelle très justement que, selon la Torah, le Mishkan (Tabernacle) a été spécialement conçu pour pouvoir être transporté. Composé de poutres et de tentures, il pouvait être démonté et remonté par les Lévites pendant que les Israélites voyageaient à travers le désert. Plus tard, du temps de Salomon, il serait remplacé par le Temple de Jérusalem.
וְעָ֥שׂוּ לִ֖י מִקְדָּ֑שׁ וְשָׁכַנְתִּ֖י בְּתוֹכָֽם
“Et ils me construiront un sanctuaire afin que je réside parmi eux.”
(Exode 25:8)
En retournant au texte de l’Exode (parasha Terouma) dans lequel nous découvrons les instructions détaillées concernant la construction du Tabernacle, je relis le passage et souris de cette étrange construction grammaticale. Dieu n’aurait-il dû pas dire: “Et ils me construiront un sanctuaire afin que je réside en son sein” au lieu de “parmi eux” ? Les commentaires et interprétations sur ce verset sont nombreux mais, à travers les siècles, certaines conclusions finissent par se rejoindre: peut-être que le sacré ne réside pas là où on lui a assigné résidence. Entre des murs, dans un bâtiment, sous une tente. Peut-être que le sacré et l’appartenance n’appartiennent à aucun espace physique fixe. D’ailleurs, construire un foyer dans un espace fini pour une présence infinie semble défier toute logique.
Me vient alors à l’esprit le sac brodé de Lara, et dans ce sac, comme dans le vaisseau The Light of Nations, l’idée fondamentale d’impermanence et de mouvement qui est à la base de l’histoire en cours du peuple juif. Peut-être que le sacré réside en nous, peu importe les frontières traversées, les exils endurés et les passeports falsifiés.
Vidéo issu de Light to the Nations, Venise, 2024
La raison pour laquelle Yaël Bartana agence le vaisseau spatial autour de l’arbre de la vie de la Kabbale, est que l’obligation première et morale du judaïsme, selon elle, c’est le Tikkoun Olam. L’idée de réparer les vaisseaux qui auraient explosés avant la Création du monde.* Réparer. Collectivement et donc tout d’abord individuellement. D’une certaine manière, je pense que ce livre est une sorte de Tikkoun.
En feuilletant ce livre, j’y ai trouvé non seulement l’histoire de Lara, mais la mienne aussi. Et l’histoire de tous ceux et celles dont les liens sont faits d’aurevoirs, d’oubli, d’apatridie, de poussière et de silence.
Tous les livres ne naissent pas égaux.
Celui-ci vaut le détour.
The Girl Who Crossed the River with a Tablecloth est une œuvre multidimensionnelle qui mobilise des contes yiddish, des histoires de famille en conjonction avec l'ancien calendrier lunaire hébraïque, des récits de voyage, des photographies et des illustrations dessinées à la main. Le livre a remporté le prix de thèse 2020 de la LUCA School of Arts et une exposition entière lui a été dédiée au Musée juif d'Amsterdam en 2023. Lara est publiée par les éditions Art Paper.
Pages du livre
Je m’arrête ici et vous laisse regarder, écouter et profiter de cette première conversation. L’interview dure une cinquantaine de minutes, en anglais.
Si vous désirez vous procurer le livre de Lara, soutenir sa démarche artistique, suivre son actualité, la mettre en contact avec des connaissances à vous (est-ce que l’un.e d’entre vous connait Claudia Roden ?), n’hésitez pas à m’écrire.
Le18 c’est aussi une communauté.
Lara travaille sur deux nouveaux projets en ce moment, dont Travelling Diner Ta(b)les dans lequel elle crée des menus à partir de recettes ancestrales dans différents endroits du monde. Si vous avez des envies de cuisiner, de partager vos connaissances culinaires ou de recevoir dans un espace inédit - signalez vous!
Interview avec l’artiste Lara Bongard autour de son livre The Girl Who Crossed the River with a Tablecloth
Un grand merci à Lara pour sa confiance, sa sincérité et son humanité.
Avec amour, toujours.
Julia Régine
* à ce sujet, et pour en apprendre plus, je vous recommande l’article: Eloge du Tohu-Bohu