Et voilà. Maintenant, le ressort est bandé. Cela n'a plus qu'à se dérouler tout seul. C'est cela qui est commode dans la tragédie, on donne le petit coup de pouce pour que cela démarre, rien, un regard pendant une seconde à une fille qui passe et lève les bras dans la rue, une envie d'honneur un beau matin, au réveil, comme de quelque chose qui se mange, une question de trop que l'on se pose un soir... C'est tout. Après, on n'a plus qu'à laisser faire. On est tranquille.
Cela roule tout seul. C'est minutieux, bien huilé depuis toujours.
Ami.e.s du soir, Bonsoir,
Alors que je me faisais une joie de recommencer la lecture de la Genèse, figurez-vous que cette année, sa lecture m’a laissée comme un arrière goût de tragédie. Je vous raconte pourquoi.
Au commencement, tout va bien.
Le Monde est créé, et la Force qui est appelée Dieu l'Éternel.le, est contente. Après chaque acte de création, le même refrain :
וַיַּ֥רְא אֱלֹהִ֖ים כִּי־טֽוֹב
Dieu vit que c’était bon.
Cette petite rengaine revient pas moins de six fois dans le premier chapitre.[1]
Satisfaite de ce beau Monde, la Force décide enfin de créer l’humain.e. Au sixième jour, El admire son boulot et le trouve même TRÈS BON וְהִנֵּה־ט֖וֹב מְאֹ֑ד . (Genèse 1:31)
Jusqu'ici tout va bien, jusqu'ici tout va bien, jusqu'ici tout va bien.
Les kiwis de Nabil, dans son jardin du Chouf, Liban, Octobre 2017
Et puis, pour une raison qui m’échappe encore, passé le premier chapitre, le train déraille, un grain de sable vrille et tout part en sucette. En bref, et là je ne vous apprends rien de nouveau : les gugus désobéissent, bouffent le seul fruit qui leur était défendu, sont exilés de ce Jardin d’Eden avant d'être maudits. Honte, douleur, vengeance. Ève enfante Caïn et Abel, Caïn tue Abel et voilà le cycle de violence est enclenché duquel nous ne sortirons jamais.
C'est cela qui est commode dans la tragédie. On donne le petit coup de pouce pour que cela démarre ... Après, on n'a plus qu'à laisser faire. On est tranquille. Cela roule tout seul.
La première parasha du nouveau rouleau de la Torah clôt sur les mots suivants :
“L'Éternel vit que les humains étaient de plus en plus malfaisants dans le monde, et que les penchants de leur cœur les portaient de façon constante et radicale vers le mal. Il en fut attristé et l'Éternel regretta d'avoir créé l'homme sur la terre. Et l'Éternel dit :
J'effacerai l'homme que j'ai créé de la surface de la terre ; et même les animaux, grands ou petits, et les oiseaux Je regrette vraiment de les avoir faits.”
(Genèse 6 :5-8)
Jusqu'ici tout va bien, jusqu'ici tout va bien, jusqu'ici tout va bien. Mais l'important c'est pas la chute, c'est l'atterrissage.
Je me suis demandé dès lors si on ne nous avait pas vendu du rêve, si on s’était pas un peu foutu de notre gueule ? Si l’histoire de la Création n'était pas finalement, l’histoire de la Destruction ? En regardant les images venues de Palestine et du Liban toute cette semaine, les annonces de jeunes soldats israéliens morts au front, en imaginant leurs funérailles, leurs familles, leurs mères, leurs sœurs, leurs amoureux.ses … Cette question n’a cessé de me tarauder.
Pourquoi, à peine la création achevée, chapitre premier de la Genèse, assistons-nous si masochistement à la destruction de cette superbe œuvre ?
Et le regret, vous pouvez-le lire dans les yeux de J.Robert Oppenheimer ?
Cette chute m’a fait pensé à l’histoire de Oppenheimer, père de la bombe atomique. Il y a là aussi quelque chose qui ne tourne pas comme prévu. Il semblerait qu’au début du projet Manhattan, Oppenheimer ait espéré que la bombe atomique contribuerait à instaurer une forme de paix internationale. Il voyait la puissance destructrice de l'arme atomique comme un moyen de dissuader les nations d'entrer en guerre. Évidemment, rien de tel ne s’est produit, plutôt tout le contraire; les guerres auxquelles nous assistons aujourd’hui, devant nos écrans, sont le résultat immédiat de cette course effrénée à l’armement.
La Création s’est emparée de son destin laissant son Créateur sur la touche.
Tabula Rasa
Pourtant à travers l’Histoire de l’art, la création est indissociable de la destruction.
Lucien Ginsburg, devenu Serge, brûla toutes ses toiles avant de se convertir en parolier. Avant lui, Michel-Ange frappa au marteau la jambe et le bras gauche du Christ dans sa Pietà, laissant l'œuvre d'art en lambeaux. Claude Monet s’empara d’un couteau pour ruiner quinze grands tableaux avant son exposition de 1908. Francis Bacon détruit une centaine de toiles, retrouvées à la mort de l’artiste dans son atelier de South Kensington. Mêmes scènes dans le studio de Louise Bourgeois à New York, elle qui avait l’habitude de fracasser ses sculptures dans des excès de rage. Kafka brûla une grande partie de ses propres écrits et demanda à son ami et exécuteur littéraire Max Brod, de détruire à sa mort tous les manuscrits inachevés.
On détruit car on estime que le travail n’est pas assez bon et qu’il ne vaut pas la peine d’être montré. C’est un geste dans lequel tout créateur.rice pourra se reconnaître. Tant de fois, ai-je relu certains de mes écrits avec un dédain et un dégoût profond. Je voulais delete all afin de recommencer depuis là où j’étais. Une page blanche, neuve.
Dans Dream Before You Go (2022) de l’artiste pakistano-américaine Shahzia Sikander, on ne sait plus si on assiste à la création ou à la destruction de la Terre, avec ces corps propulsés en masse dans l’univers sans fin.
Cette approche est reprise par certains commentateurs de la Torah pour qui la destruction est nécessaire car elle offre la possibilité de réaliser quelque chose d'encore plus grand. Selon le maître de Mussar connu sous le nom d'Alter de Slabodka, Rabbi Nosson Tzvi Finkel : « les réalisations spirituelles qui impliquent la création d'un monde viennent après la descente et la destruction, c'est-à-dire la construction de mondes par leur destruction ». Il continue : « c'est la voie du monde : Le Saint Béni soit-Il crée des mondes et les détruit, et de leur destruction, un monde meilleur, plus exalté et plus élevé est établi. » [3]
Mais à l'heure où j'écris ces lignes, hantée par des colonnes de fumée noire et des corps d’enfants sous les décombres, les commentaires sur les possibilités rédemptrices de la destruction ne me semblent ni suffisantes, ni légitimes. Pour tout vous dire, elles sonnent incroyablement creuses.
La question demeure : peut-on vraiment faire tabula rasa ? Est-ce que la destruction peut-elle être conçue comme un moyen de renaissance, la mort comme une libération ?
Mères à perpétuité, Arte, Octobre 2024, disponible gratuitement en ligne
Cette question est un des thèmes explorés dans le bouleversant documentaire Mères à perpétuité, qui traite du tabou de l’infanticide. La réalisatrice et journaliste Sofia Fischer part à la rencontre de dizaines de mères, la plupart encore en prison, pour comprendre ce qui les a menées à l’infanticide. Le créateur qui annihile le monde, c’est une mère qui tue son enfant. En France, un enfant est tué par sa mère tous les 10 jours, et ce chiffre est sûrement sous-estimé.
Lorsque la tempête intérieure s’accentue au point que sa puissance devient insupportable, alors s’impose pour ces mères une seule décision : se tuer, et emporter leurs enfants avec elles. À chaque histoire, les mêmes schémas apparaissent : ces meurtres sont, pour la mère, un acte d’amour. C’est mieux ainsi, il aurait trop souffert dans la vie. Cette même idée revient que la destruction permettrait un meilleur futur, une certaine paix.
Tout en pudeur, le documentaire investigue cette violence ultime et montre bien comme elle n'apparaît pas ex-nihilo. Le passage à l’acte est ici le résultat d’un long processus, mélange de souffrance internalisé, de solitude, de précarité sociale, d’injonctions dictées aux mères, des lacunes de notre système de santé et du poids des violences masculines subies. La plupart des femmes interrogées dans le cadre de ce documentaire ont été elles-mêmes victimes de viols ou d’inceste dans leur enfance. Elles tuent leur enfant pour les protéger d’un malheur ambiant.
Quelque part l’histoire de la Genèse suit une progression similaire que celle de ces mères. Au commencement, Dieu vit que tout ce qu’il avait fait était une très bonne chose. A la fin du chapitre, j'effacerai l'homme que j'ai créé de la surface de la terre. Dans les deux cas, la capacité créatrice devient destructice, car celle qui donne naissance à des mondes, peut également les anéantir.
Cette dualité est illustrée dans le poignant tableau de Hayv Kahraman, Giving Birth to a Mortar (2021). L’ oeuvre évoque le puissant archétype de la mère obscure, unifiant les forces de création et de destruction. Née à Bagdad en 1981, Kahraman fuit avec sa famille, pendant la guerre du Golfe, dans le cadre de l’exode massif des Kurdes, voyageant sous de faux passeports à travers la Jordanie, l’Éthiopie, le Yémen et l’Allemagne avant de s’installer en Suède.
Hayv Kahraman, Giving Birth to a Mortar (2021), dans l’exposition « The Infinite Woman » à la Fondation Carmignac
Mères à perpétuité montre aussi le sentiment d’appaisement que ces jeunes mères en souffrance ressentent au moment de leur prise de décision. Elles qui n’ont ni prise sur un ex-compagnon violent, sur une police absente, sur un corps médical dépassé, sur les troubles comportementaux de leurs enfants, soudainement à travers le choix du meurtre, elles exercent enfin leur libre-arbitre. La mise à mort donne ici un sentiment de contrôle, une issue envisageable et accessible.
Malheureusement, l’Histoire ne s’arrête pas là. Que faisons-nous de celles qui survivent à leur acte ? Que faire des enfants qui survivent à de telles tentatives d’infanticide ? Que faire avec les proches, les grands-mères, les soeurs, les pères qui doivent traverser ce double-deuil ? Que faire avec ces drames terribles qui deviennent d'énormes fantômes, qui ressurgissent tôt ou tard, quelques générations plus tard, dans l’histoire familiale.
Non, l’Histoire ne s'arrête pas là. L’engrenage est en route.
C'est propre, la tragédie. C'est reposant, c'est sûr... Dans le drame, avec ces traîtres, avec ces méchants acharnés, cette innocence persécutée, ces vengeurs, ces terre-neuve, ces lueurs d'espoir, cela devient épouvantable de mourir, comme un accident. On aurait peut-être pu se sauver, le bon jeune homme aurait peut-être pu arriver à temps avec les gendarmes.
Dans la tragédie, on est tranquille. D'abord, on est entre soi. On est tous innocents, en somme ! Ce n'est pas parce qu'il y en a un qui tue et l'autre qui est tué.
C'est une question de distribution.
Peut-on vraiment faire table rase ? Est-ce que la destruction peut-elle être conçue comme un moyen de renaissance ? Je n’y crois pas. D’ailleurs, il n’y a qu’à revenir au texte. La semaine prochaine nous lirons la parasha Noa’h. Je ne voudrais pas vous spoiler l’épisode mais en bref, Noé, le seul homme à avoir trouvé grâce aux yeux du Monde, sort de l’arche, et immédiatement après avoir sauvé l’humanité du déluge, subit une scène d’humiliation sexuelle de la part de son fils, Cham, père d’un certain Canaan. C’est un épisode étrange qui termine sur les mots suivants :
וַיֹּ֖אמֶר אָר֣וּר כְּנָ֑עַן עֶ֥בֶד עֲבָדִ֖ים יִֽהְיֶ֥ה לְאֶחָֽיו
« Maudit soit Canaan ! Qu’il soit pour ses frères le dernier des esclaves ! »
(Genèse – 9 :25)
Certain.e.s continuent de défendre l’idée qu’il faut s’atteler à détruire pour amener un renouveau viable. Chaque planque, chaque tunnel, chaque tête de l’administration du hammas ou du hezbollah. Une destruction rédemptrice. Je n’y crois pas une seule seconde. Je ne crois pas qu’il y ait de Tabula Rasa possible. Je crois que nous sommes plutôt comme l’araignée de Louise Bourgeois, tantôt tisseuse de toiles complexes, tantôt symbole de peur, ou encore de piège. Une partie de qui je suis se trouvait biologiquement déjà dans les ovaires de ma grand-mère maternelle, et une partie d’elle, était dans les ovaires de la sienne. Pouvons-nous dès lors véritablement échapper à ces fils invisibles, ces traumas transgénérationnels, ces fantômes de famille et ces répétitions sans fin ? Combien de siècles faudra-t-il pour réparer les dégâts que la guerre produit ? Est-ce que nous ne participons pas inlassablement au même scénario de vengeance, de douleur et d’exil ? Nous sommes depuis plus d’un an comme ces mouches prises dans la toile
Photo prise en dessous de l’araignée, Guggenheim Bilbao, Juin 2022
Photo prise en Juin 2024, Excenevez
Les mères qui commettent un infanticide veulent faire table rase, que tout s’arrête, elles veulent en finir, couper toute racine, tout passé et tout futur. Pour ça, elles perdront non seulement leur statut de mère mais aussi leur statut de femme. Elles sont alors étalées dans les médias comme étant des monstres, devenant le réceptacle de toutes nos culpabilités internalisées. Je vous invite d’ailleurs à relire le texte sur la notion de ville-refuge. Selon moi, nous sommes toustes susceptibles, à un moment ou à un autre, d’appartenir à cette catégorie de monstres … ils somnolent au fond de nous.
L’humain à Son image
Alors revenons au texte une dernière fois et à cette si célèbre phrase de ce premier chapitre de la Genèse :
וַיֹּ֣אמֶר אֱלֹהִ֔ים נַֽעֲשֶׂ֥ה אָדָ֛ם בְּצַלְמֵ֖נוּ כִּדְמוּתֵ֑נוּ
Alors Dieu dit : « Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance »
(Genèse – 1 :26)
l'Éternel.le crée l’homme à son image ? Mais quelle image ? Comment peut-on être à l’image de ce qui n’en a pas ? En m’approchant un peu plus du mot image, je réalise que le mot employé dans le texte pour signifier image tsêlêm (צֶלֶם) a pour premier sens : « ombre, ténèbres, obscurité ». Quant au mot utilisé pour signifier « ressemblance » demouth (דְמוּת), il partage une racine étymologique avec le mot dam (דָּם), qui signifie « le sang » et dans certains cas peut signifier « meurtre, crime ». Dans le même champ lexical, on trouve le mot דֻּמָּה , dummah, « silence», le mot דְּמִי, démi, « anéantissement », le mot דֳּמִּי, dami, « repos », le mot דָּמַע, dama’, « larmoyer, se remplir de larmes ».
« Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance » devenait en ce samedi 26 Octobre 2024 :
« Faisons l’humanité à notre image, une image vraiment ressemblante, d’ombre et de larmes ».
Voilà une traduction qui me semble plus actuelle.
Ori Gersht, Fusing Time 4, 2022
En regardant les images venues de Palestine et du Liban toute cette semaine, les annonces de jeunes soldats israéliens morts au front, en imaginant leurs funérailles, leurs familles, leurs mères, leurs sœurs, leurs amoureux.ses … J’ai entendu le cri du sang de mes frères s’élever, jusqu'à moi, de la terre[4] et de tous ceux qui naîtront dans les années à venir, victimes des crimes commis avant eux, au nom de ce Dieu dit Créateur. Ils deviendront, sans doute, à leur tour, bourreaux. Et le cycle continuera d'être.
Et puis, surtout, c'est reposant, la tragédie, parce qu'on sait qu'il n'y a plus d'espoir, le sale espoir; qu'on est pris, qu'on est enfin pris comme un rat, avec tout le ciel sur son dos, et qu'on n'a plus qu'à crier, — pas à gémir, non, pas à se plaindre, — à gueuler à pleine voix ce qu'on avait à dire, qu'on n'avait jamais dit et qu'on ne savait peut-être même pas encore. Et pour rien : pour se le dire à soi, pour l'apprendre, soi. Dans le drame, on se débat parce qu'on espère en sortir. C'est ignoble, c'est utilitaire. Là, c'est gratuit. C'est pour les rois. Et il n'y a plus rien à tenter, enfin !
Peut-être que la Création est bien indissociable de la Destruction.
Peut-être que c’est ça que nous dit la Genèse. La Création de l’Humanité c’est un peu d’amour et beaucoup de ruines aussi.
Un engrenage infernal, une tragédie dans lequel les rôles sont distributés d’avance, Cela roule tout seul. C'est minutieux, bien huilé depuis toujours
Et j’entends le cri du sang de mes frères s’élever, jusqu'à moi, de la terre.
Puissent leurs cris me donner le courage de continuer à détruire le monde qui a rendu cette destruction possible et la force d’en créer un nouveau,
Je vous laisse en prières,
Chavoua Tov,
Julia
Photo prise sur la route de Jbeil, Liban, Octobre 2017
Las Lloronas, Hope, June 2019
[1] Genèse – 1 :4, 1 :10, 1 :12, 1 :18, 1 :21, 1 :25
[2] Genèse – 1 :31
[4] Genèse – 4 :10-11
Les trois courts textes à propos de la tragédie sont extraits du Monologue du chœur dans la pièce Antigone de Jean Anouilh, 1944
Plus long, mais si bien ficelé 💪👏👏👏❤️
בָּרוּךְ מְרַחֵם עַל הָאָרֶץ, בָּרוּךְ מְרַחֵם עַל הַבְּרִיּוֹת