Elle est frontalière, vit en France et travaille à Genève, ça fait vingt-trois ans qu’ils sont ensemble et dix-sept ans qu’ils sont mariés. Après de nombreuses procédures liées à leurs difficultés à concevoir un enfant, cet été, du jour au lendemain, il la quitte … pour sa meilleure amie.
Il est violoniste, arrivé d’Ukraine il y a deux ans comme réfugié politique, à l’âge de 17 ans. Aujourd’hui, il parle couramment français et vient de remporter un concours de musique prestigieux. Il y a quelques jours, son père décède d’un cancer fulgurant. Il ne pourra pas rentrer chez lui pour les rites funéraires, par risque d’être enrôlé à l’armée.
Elle est musicienne et botaniste, la trentaine, vive comme un premier jour de printemps. Elle est née avec le virus du Sida. Un jour de mai, une bactérie se réveille dans son cerveau; depuis, elle est paralysée et hospitalisée.
Qu’est-ce que ces brèves histoires ont-elles en commun ?
La première, c’est que ces histoires peuplent mon quotidien et concernent des gens que j’aime. La seconde, c’est qu’elles me donnent envie de vous parler de la fête de Souccot.
Remercier la Pluie
Pour vous dire vrai, c’est une fête que je connais très mal pour l’avoir rarement célébrée.
Si Pessah commémore la sortie d’Egypte, Souccot – סוכה dont la traduction littérale est cabane ou abri – vise à rappeler les quarante années passées dans le désert du Sinaï. La météo étant ce qu’elle est au mois d’Octobre en Europe (à savoir, 90% de pluie et 10% de merde-pourquoi-je-ne-suis-pas-au-bord-de-la-méditerranée), vous ne serez donc pas surpris.e si je ne dors pas sous la cabane.
Ce qui me bouscule toujours un peu avec Souccot, c’est la rapidité avec laquelle cette fête arrive. On a à peine le temps de sortir des émotions de Kippour, durant laquelle il a fallu descendre dans certaines de nos profondeurs, demander pardon, se nettoyer psychiquement et déjà il faudrait être au taquet : tente, loulav, etrog, tout le bordel.
D’autant plus que le message central de la fête de Souccot est … la joie. Historiquement, Souccot symbolise une fête agricole autour de l’eau: de nombreux sacrifices étaient ritualisés afin d'obtenir des pluies toute l’année. Prétexte à de grandes réjouissances, on célébrait en musique, en dansant et en chantant toute la nuit (lire: grande orgie).
Le calendrier juif est d’une exigence et d’une schizophrénie redoutable: c’est un retournement de situation émotionnel que de passer de Kippour à Souccot ... à part si on est prêt.e à considérer que tristesse et joie sont deux émotions jumelles, imbriquées, sœurs siamoises. Comment apprécier la joie à sa juste valeur si on n’a pas connu avant la tristesse ? Comment apprécier le confort si on n’a pas connu la difficulté ?
Si mon corps s’exprimait à travers ces mots, il comparerait Souccot aux huit jours qui succèdent la semaine de menstruation d’une femme. Le retour à la matière, la célébration d’une résurrection.
Le poème de Rudyard Kipling, If, (1910), traduit et adapté
C’est d’ailleurs ainsi que Spinoza aborde la joie. Selon lui, la joie n’est pas un état en soi mais plutôt un passage. "Je dis passage, écrit-il dans le Livre III de l’Ethique, car la joie n’est pas la perfection elle-même. Si l’homme en effet naissait avec la perfection à laquelle il passe, il la posséderait sans affect de joie.” Ainsi la joie n’est pas un état statique, immobile, la joie est une découverte à partir de son absence, à partir de son manque, à partir de la tristesse. Nos chutes intérieures sont inévitables. Alors on a le choix: passer la chute entière à résister, se débattre, aussi essoufflant qu’inutile; ou bien on peut aussi vouloir cette chute, en faire l’objet de sa volonté. Coïncider avec le mouvement, l’habiter pleinement, le faire sien. Accompagner ainsi son propre mouvement (ascendant ou descendant) dans l’existence, avec sa propre force de vie, son propre désir, c’est ce que Spinoza appelle la joie.
Extrait de Mommy de Xavier Dolan (2014) dans lequel le réalisateur met en scène un tel moment de joie. En chantant On ne change pas de Céline Dion ses personnages mettent le doigt sur ce qui leurs permettrait de ne plus se battre contre ce que chacun d’eux est.
Sans toit, sans moi ?
En 2009, âgée de 17 ans, je quitte Bruxelles et la maison familiale fragmentée. Depuis, j’ai vécu à quinze adresses différentes, éparpillées à travers sept villes sur trois continents. En 2021, finalement j’atterris à Carouge.
Mes années de nomadisme-moderne étaient à leurs manières, ma traversée du désert. Néanmoins, dans cet aller-retour incessant entre plusieurs ports, plusieurs jobs, plusieurs lounges d’aéroport et plusieurs chambres, j’avais trouvé un certain équilibre, une manière authentique de résider. Ma résidence ne me liait ni à un lieu fixe ni à une réalité sûre et permanente. J’étais là-bas et ici, ici et là-bas. Je me souviens de soirées à dévorer les délicieuses La Mian Noodles de chez Crystal Jade avec mon amie Laura, juive algérienne de Lyon. On faisait Shabbat avec du hummus et on regardait la champions League en live à 4h du mat’. C’était ça nos rituels. Et pour nous, ça faisait sens. Notre vérité était sédentaire, dans l’appartenance à la non-appartenance.
וַיֹּ֤אמֶר יְהֹוָה֙ אֶל־אַבְרָ֔ם לֶךְ־לְךָ֛ מֵאַרְצְךָ֥ וּמִמּֽוֹלַדְתְּךָ֖ וּמִבֵּ֣ית אָבִ֑יךָ אֶל־הָאָ֖רֶץ אֲשֶׁ֥ר אַרְאֶֽךָּ׃
Va pour toi, hors de ton pays, de l’endroit où tu es né et de la maison de ton père, vers la terre que Je te montrerai .
(Genesis,12:1)
Il faut sortir de sa demeure, c’est la toute première instruction à Abraham, aller et venir de manière à affirmer le monde comme parcours. La soucca est sans aucun doute un symbole de fragilité : elle représente une décision consciente de sortir de son confort de vie et de ne pas s’enfermer dans la sécurité des expériences passées. Elle nous permet pendant quelques jours de reconnaître la nature transitoire de nos existences.
Que devient-on si soudainement on perd accès à son logement à la suite d’une rupture amoureuse ? à la suite d’une guerre ? à la suite d’un bombardement ? à la suite d’une maladie ? Que devient on quand on n’a plus de foyer permanent ?
Quand tout vacille, que reste-t-il ?
Le fruit du bel arbre, le fruit migrant
וּלְקַחְתֶּ֨ם לָכֶ֜ם בַּיּ֣וֹם הָרִאשׁ֗וֹן פְּרִ֨י עֵ֤ץ הָדָר֙ כַּפֹּ֣ת תְּמָרִ֔ים וַעֲנַ֥ף עֵץ־עָבֹ֖ת וְעַרְבֵי־נָ֑חַל וּשְׂמַחְתֶּ֗ם לִפְנֵ֛י יְהֹוָ֥ה אֱלֹהֵיכֶ֖ם שִׁבְעַ֥ת יָמִֽים׃
Dès le premier jour, vous prendrez un fruit du bel arbre, des feuilles de palmiers, des rameaux d’arbres touffus ou de saules des torrents, et vous manifesterez votre joie devant moi pendant toute la semaine.
(Lévitique, 23:40)
La fête de Souccot étant une fête agricole, la symbolique du fruit y est primordiale. Il nous est demandé de prendre, le premier jour de la fête, le fruit d’un « bel arbre » : pri etzs hadar. Que veut dire bel arbre ici ? Les sages débattent. Rachi conclut que le bel arbre est un cédratier car son fruit, le cédrat, réside en permanence sur ses branches, ‘il demeure d’année en année’. Ici, tenacité est synonyme de beauté. Ben Azzai, lui, pense qu’il ne faut pas lire hadar mais idor (le mot devenu hydro en grec) signifiant ainsi que le cédratier est un arbre qui nécessite une irrigation intense, contrairement au figuier ou au dattier dont la croissance dépend exclusivement de l’eau de pluie. Enfin, le Ramban relève que le cédrat est appelé en araméen étrog et est traduit en hébreu sous le nom de hadar. Or, le mot araméen étrog signifie le désir. Le fruit de l’arbre hadar est donc le fruit suscitant le désir le plus ardant. Il rajoute que c’est en le consommant qu’Adam, le premier homme, aurait commis le péché originel. Mmmh, spicy Ramban.
Résumons, le cédrat donc, implique une idée de pérennité. C’est un fruit qui a besoin d’être irrigué intensément, tout comme le désir.
Ou peut-être que la beauté du cédrat réside-t-elle dans son histoire ? Originaire de Chine, la plante aurait voyagé vers le nord-est de l'Inde, où il s'appelait bijapura et serait devenu un composant de la médecine ayurvédique traditionnelle. Lorsque Darius conquit l’Inde en 518 avant notre ère, le fruit se répand dans tout l’empire. Célèbres pour leurs jardins royaux, les Perses construisent un de ces paradis à Ramat Rachel, situé à la périphérie de l’actuelle Jérusalem. Comment expliquer qu’une espèce non-indigène est-elle devenue le « plus beau fruit » dans la tradition des israélites ? Peut-être qu’est beau celui qui aurait traversé exils, frontières, voyages et épreuves pour arriver là où il est.
En dehors de Souccot, qu’est ce qui est le cédrat de ma vie ? Qu’est ce qui par vent et tempête, par froid et chaleur, par jour de maladie ou jour de succès, reste intact et s’épanouit ? Qu’est-ce qui est source de désir toute l’année durant ? Quelle est ma constante ?
Quand tout vacille, que reste-t-il ?
La poésie comme refuge premier
Et j’ai immédiatement pensé à ce passage bouleversant dans Si c’était un homme de Primo Levi dans lequel il retrace une scène du mois de juin 1944 où il est envoyé pour chercher de la soupe avec un codétenu, Jean Samuel que tout le monde appelle Pikolo. Lors de cette marche, Pikolo demande à Primo Levi de lui enseigner brièvement l’italien quand soudainement le chant d’Ulysse lui revient à l’esprit. Ce retour de la mémoire entraîne des conséquences inattendues car les souvenirs hésitants de Primo Levi le conduisent à ces vers célèbres du chant XXVI de l’Enfer de Dante:
Considerate la vostra semenza
fatti non foste a viver come bruti,
ma per seguir virtute e canoscenza
*
Considérez quelle est votre origine
vous n’avez pas été faits pour vivre comme des brutes
Mais pour ensuivre science et vertu
Évidemment, le contexte d'Auschwitz n'est pas celui du voyage d'Ulysse, mais qu'importe. A ce moment ci, ces vers éclairent leur vie au sein de la machine déshumanisante que sont les camps de concentration. Tout leur a été pris : leur famille, leur nom, leurs cheveux, leurs maisons, leurs habits, leur dignité. Une seule chose subsiste, une source de bonheur, de réconfort et d’humanité: un poème logé dans sa mémoire.
Primo Levi écrit : « Et c’est comme si moi aussi j’entendais ces paroles pour la première fois : comme une sonnerie de trompettes, comme la voix de Dieu. L’espace d’un instant, j’ai oublié qui je suis et où je suis. »
Dans les moments où j’avais le moins d’ancrage dans ma vie, je me souviens qu’une chanson de Jacques Brel, mise à fond dans mes écouteurs, pouvait me faire fondre. Ça me ramenait directement à la maison. Trouver refuge c’est trouver un espace pour se protéger, des autres, des météos, s’abriter du monde. J’en suis convaincue : une voix peut être une maison, une langue maternelle un refuge, un poème, une prière, un foyer.
Poème de la poétesse israélienne Agi Mishol, Tenoua, édition spéciale: 7 Octobre, À l'ombre de l'art
Ensemble
Enfin, selon la loi juive, une soucca doit avoir certaines caractéristiques précises dont trois murs complets, ce qui permettrait d’avoir toujours un côté ouvert pour quiconque souhaiterait y rentrer. D’ailleurs, chacun des septs jours de la fête est placé sous le signe d’un invité. Le Ushpiz, se présenterait à la nuit tombée et frapperait à la porte : Abraham, Isaac, Jacob, Moïse, Aaron, Joseph puis David - figures importantes de l’histoire biblique, chacun d’entre eux fut un jour un berger et connut donc le nomadisme et la vulnérabilité.
Cette année, j’aurais voulu inviter à la table mon arrière-grand-père, Moïse Silbering, tailleur et bundiste, arrivé en Belgique depuis Minsk en 1930 et considéré apatride par l’administration belge jusqu’à l’obtention de ses papiers, en 1957. Entre 1930 et 1938, il déménagea pas moins de douze fois.
C’est peut être ça que vient nous rappeler Souccot: toute demeure est précaire, tout succès est éphémère, toute joie passagère. Même le voyage lui-même est provisoire. Même le désert n’est que transitoire. Sache ce qui fait refuge pour toi et puisses-tu le partager avec d’autres.
Chanson pour l'Auvergnat, Georges Brassens, 1954
Elle est à toi cette chanson
Toi l'auvergnat qui sans-façon
M'as donné quatre bouts de bois
Quand dans ma vie il faisait froid
Toi qui m'as donné du feu quand
Les croquantes et les croquants
Tous les gens bien intentionnés
M'avaient fermé la porte au nez
Ce n'était rien qu'un feu de bois
Mais il m'avait chauffé le corps
Et dans mon âme il brûle encore
À la manière d'un feu de joie
Je vous laisse sur une dernière anecdote. Nous sommes en Juillet 2013, je parcours L’Inde à sac au dos pour la première fois de ma vie. C’est la Monsoon, la mousson, emprunté à l’arabe موسم mausim, “fête qui a lieu à époque fixe, saison du pèlerinage à la Mecque”, chez les marins arabes: “saison des vents favorables à la navigation vers les Indes”. En d’autres mots: le ciel nous tombe sur la gueule. J’aurais dû le savoir avant de planifier mon voyage, mais la planification de voyage n’a jamais été mon fort. Alors, abritée sur les marches d’un petit local de New Delhi, me demandant combien d’heures encore on allait rester bloqués avant de pouvoir ressortir, une pensée me traversa l’esprit. La voici, je vous la confesse : “putain de merde, quitter un ciel bruxellois de juillet sous la pluie pour atterrir sous la Monsoon en Inde, c’était vraiment la pire idée”.
C’est alors qu’un homme qui, tout comme moi, attendait que ça se calme, avec un journal à papier sur la tête, se retourna, me regarda, et tout en pointant le ciel du doigt me dit d’un signe ondulant de la tête :
“Gift from God.”
Vapor di Imigrason, Mayra Andrade, Live at Union Chapel, 2024,
Puissions-nous trouver abri à toutes les pluies et tempêtes de nos vies.
À tous ceux et celles qui ont dû fuir,
À tous ceux et celles qui se sont fait expulsés,
À tous les apatrides qui ont demandé et demandent encore l’asile,
À tous ceux et celles qui vivent sous tente par obligation et non par folklore,
À tous ceux qui n’ont jamais pu sortir de l’impermanence,
Quand tout vacille … Puissions-nous trouver l’etrog de nos vies.
et à Céline, Max et Siné qui affrontent si courageusement les intempéries d’une vie.
Hag Sameah !
Merci pour votre lecture
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A tout vite.