Ami.e.s du soir, Bonsoir,
Je vous parle depuis le bain que je prends après avoir rompu le jeûne de Kippour … vous pouvez entendre le shofar de Giora Feidman jouer dans le fond (ce texte est accompagné de morceaux de musique, n’hésitez pas à cliquer sur les liens au fur et à mesure). J’ai jeûné et pourtant je n’ai pas l’impression d’avoir respecté mon corps: j’ai eu mal à la tête une bonne partie de l’après-midi, je me suis sentie fatiguée, presque lourde, à certains moments je n’arrivais plus à établir les connections, je n’arrivais plus à réfléchir ou à comprendre … j’étais dans une sorte de laisser-aller, de lâcher prise.
C’est dans cet état d’être que de nombreux souvenirs sont venus cogner à la porte de mon âme. Fantômes, démons et anges ont accouru en masse. J’avais beau respirer, bouger, parler, prier … ils ne m’ont pas quittée de la journée.
Je crois que c’est ça les fêtes juives : un marqueur de temps. Un moment dans l’année, spécialement alloué aux questions suivantes: j’étais où l’an dernier ? Je me pardonnais quoi ? Je faisais quoi ? Avec qui ? Comment j’étais consciente au monde ? Et qu’est ce que je scellais dans le livre de la vie ? Comme si ce jour de Kippour était une photo Polaroid, un moment gravé dans notre histoire, individuelle et collective.
Clic.
וּבְסֵפֶר חַיִּים זָכְרֵנוּ וְחָתְמֵנוּ
Souviens-toi de nous et scelle-nous dans le livre de la vie
Inscris-nous dans le livre …
Or, l’an dernier, au même moment, je décide de me sceller dans le livre de la vie en lançant cette Newsletter. C’est fou mais Le18 fête sa première année d’existence (petite danse des fesses derrière mon écran).
En un an, j’ai lu, relu, essayé, corrigé, étudié, peaufiné, réfléchi, mis en lien, proposé. En douze mois, j’ai publié une trentaine d’articles, d’analyse, de fiction, et un conte - ils sont tous joliement répertoriés dans cette archive.
Le18 se positionne au carrefour de la création littéraire, de la pensée, de l'émotion et du savoir biblique. Un équilibre fragile à contenir en ces temps de tagline, de buzz et de like. Comment engager le lecteur.trice tout en gardant une exigence vis-à-vis du texte et des paires qui m’ont précédé.es. L’enjeu est grand et le travail en constant cheminement.
Merci à ceux et celles qui m’accompagnent avec l’esprit en éveil, le coeur tendre et l’oeil bienveillant depuis un an.
… De la vie
A Kippour, nous sommes gravés, mais pas dans n’importe quel livre, dans le livre de la vie. En lisant la Parasha Netsavim, le 28 septembre dernier, je m’étais déjà demandé, finalement, c’est quoi la vie ? Petite question comme ça, en toute légèreté, au détour d’un dimanche soir. D’autant plus que cette Newsletter s’appelle le18 La vivante.
הַחַיִּ֤ים וְהַמָּ֙וֶת֙ נָתַ֣תִּי לְפָנֶ֔יךָ הַבְּרָכָ֖ה וְהַקְּלָלָ֑ה וּבָֽחַרְתָּ֙ בַּחַיִּ֔ים
J'ai placé devant toi la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction ; tu as choisi la vie !
(Deutéronome, 30:19)
Ça veut dire quoi de choisir la vie ? Comment on peut la choisir ? Etant donné, qu’à la base, s’il y a bien une chose qu’on n’a pas choisie, c’est d’être en vie. Un jour on naît, un autre jour on meurt, et entre les deux, poussière à travers le cosmos, on improvise sa survie dans une symphonie, voire une cacophonie, qui nous est propre. C’est quoi la vie ? C’est la vie parce qu’il y a la mort ? Et qu’il faut lutter avec la mort, comme Jacob lutte avec l’ange ? Il faut être à la hauteur de la mort ? C’est ça la vie ? Ou bien la vie c’est ce qui se dévoile là devant nous, sans qu’on l’ait choisi ? Tous les matins en nous réveillant et tous les soirs en allant nous coucher, en regardant nos journées dans le blanc des yeux, il faudrait se demander: est-ce qu’on ne le choisirait pas à nouveau ? La vie.
C’est aussi l’impératif de Kippour : faire Techouva est un processus de repentance vis-à-vis de soi-même et vis-à-vis d’autrui. Si on devait la reprendre cette photo Polaroid, est ce que c’est celle-là qu’on prendrait ? Quel faux pas on a pu faire depuis ? Comment aurait-on pu agir autrement afin de jeter un regard différent sur cette photo aujourd’hui ?
Tenir mes promesses
Pour ma part, je dois avouer que j’étais dans une situation un peu étrange cette année parce que j’ai eu un du mal à demander pardon. Il y’a des endroits où je sais parfaitement que je n’ai pas tenu mes promesses. J’ai blessé des gens. J’ai abimé des relations. J’ai perdu des ami.e.s. Je ne suis pas venue alors que j’ai promis que je viendrais. Je n’ai pas été là. Je n’ai même pas tenu mes engagements envers moi-même. J’ai menti, j’ai triché, j’ai volé. La liste est très longue … Et pourtant, je crois que pour la première fois de ma vie, je n’ai pas eu envie de m’excuser. Je ne dois pas être la seule.
Alors au matin de Kippour, assise en face de mon amie, je me demandais et lui demandais ce que ça représentait, ce que ça voulait dire, de n’avoir appelé personne, que ma repetance ne fut pas ciblée, ni individualisée, scénariorisée, explicitée … Qu’est-ce que ça voulait dire si je ne mettais pas les mots dessus ?
Et c’est en relisant les paroles du Kol Nidre vendredi soir, que je me suis souvenue que la tradition juive entretenait une relation ambivalente avec ce qu’on appelle le neder, les vœux. D’un côté, dans le judaïsme, la promesse, en tant que parole est l’archétype de l’acte moral ; la parole dite a quelque chose de sacré. D’un autre côté, en ce premier soir de Kippour, nous récitons les mots suivants :
« Tout vœu, serment, interdit, exclusion, anathème que nous ayons pu prononcer ou promettre, éveillé ou en rêve (..) que ce soit une chose que nous ayons fait nous-mêmes ou imposées à autrui. Qu’il s’agisse de vœux connus de nous ou déjà oubliés. Pour tout cela nous le regrettons à priori, et sollicitons de votre grandeur l’annulation. »
Traduction Kol Nidre
Kippour vient faire miroir sur nos contradictions intérieures : d’un côté, il y a notre volonté pour de nouvelles résolutions et d’un autre côté, une reconnaissance que la réalité ne sera jamais exactement à l’image de nos serments, que nos actes ne seront pas à la hauteur de nos mots. Le judaïsme c’est aussi ça : tout et son contraire. En bref, Kippour vient nous rappeler que nous sommes humain.e.s, que nous sommes faillibles. C’est seulement à partir de là que nous pouvons nous regarder en toute honnêteté, en toute humilité et commencer ce chemin de Techouva.
C’est seulement à partir de ce constat, qu’on peut recommencer l’année.
Choisir la vie c’est l’accepter
L’autre soir, j’étais dans la cuisine de notre enfance avec mon frère. Il se mit à parler de Silverster Stallone dans Rocky Balboa. Il me raconta comme l’acteur avait refusé plusieurs offres de production pour le scénario de son film, la condition étant qu’il voulait jouer son propre rôle. Il me raconta comme la musique de ce film le ramenait toujours à cette époque de sa vie où il commençait le lycée. Gilles me dit ce soir-là que, pour lui, la tristesse est toujours tinté de plus ou moins la même chose : une partie de la tristesse c’est le temps qui passe, le fait que ce ne sera plus jamais comme avant. Je lui répondis qu’on passe notre vie à essayer de compenser. Il me dit que ça ne change rien. Tout sentiment de tristesse a quelque chose de ça : la Saudade.
Je crois que dans le contexte de Kippour, c’est peut-être ça choisir la vie: ce n’est pas tant de pardonner que d’accepter. Accepter que le temps passe et que ce ne sera plus jamais comme avant. On aimerait que les relations restent au beau fixe, on aimerait effacer l’ardoise, mettre les compteurs à zéro, on aimerait que tout redevienne comme avant. Mais le temps passe, le calendrier est là pour nous le rappeller. Ce ne sera plus jamais Kippour de l’an dernier, ni celui de l’année d’avant. Être en vie, c’est accepter que les choses changent: je peux seulement vivre Kippour comme je me le dois de le vivre aujourd’hui, alignée et entière, entièrement alignée. Et c’est là où ça peut en être d’autant plus douloureux.
Choisir la vie c’est reconnaitre toutes les contradictions et les paradoxes qui se jouent à l’intérieur de nos propres corps. Choisir la vie c’est accepter que tous nos fantômes, nos démons et nos anges se rencontrent dans une grande danse macabre. Qu’ils et elles dansent tout ce qu’il nous reste à écrire, tout en célébrant toutes ces parties de nous qui sont mortes durant l’année. A Kippour, on danse ce qui est mort. On le scelle, on le grave, on l’acte. En ça, Kippour vient couronner la fin d’une année. Nous récitons תפילת נעילה, la prière de la Ne’ila, qui en hébreu, veut dire littéralement le verrouillage, la clôture. Les cieux se referment. Clic. Nous finissons de lire la Torah, nous sommes littérairement au bout du rouleau, envahis par tout ce qu’il s’est passé depuis Kippour dernier, le 24 Septembre 2023. Choisir la vie c’est comprendre que je ne pourrai jamais tout comprendre, qu’il faut laisser sa place au mystère. Que la lune est tantôt ombre, tantôt lumière. Que cette année, j’ai été tantôt victime, tantôt bourreau. Choisir la vie c’est accepter qu’il n’y a parfois pas de réponse mais que la question en soi, vaut la peine d’être posée, chaque année à nouveau.
Si Kippour était une madeleine de Proust … elle aurait le goût des sablés que j’ai cuisinés pour rompre le jeûne : le côté sucré de la fleur d’oranger mêlé à l’amertume de l’amande.
Ça fait un an que j’ai commencé cette Newsletter. Le18 est mon laboratoire à travers lequel j’explore mon rapport à l’écriture, à la création et à la spiritualité. Mon laboratoire dans lequel je tente, tant bien que mal, de sonder mon âme. Parfois, tout sort de manière si clair et censé … et parfois je patauge dans une spirale infernale de mots et de confusion.
En l’honneur de Kippour, pardonnez-moi si je n’ai pas toujours été intelligible dans mes textes, mes intentions ou dans mon propos. Et si vous n’êtes pas sûr.e de l’apport de cette lettre dans votre vie, si ca ne vous évoque rien, si vous ne ressentez rien, si c’est encore un millième email étoilé qu’on voudrait bien lire plus tard mais qu’on ne prend jamais véritablement le temps pour … je vous demande pardon.
J’essaie de choisir la vie. Mais la vie n’est ni une image, ni un souvenir, ni même un polaroid. La vie c’est tout ce qui nous échappe, tout ce qui nous traverse, tout ce qu’on ne voit pas, tout ce qu’on ne sait pas, tout ce qu’on ne dit pas. Et pourtant tout ce qui est.
Kippour, c’est accepter ça.
Puissiez-vous être inscrits dans le livre de la vie.
Gmar Hatima Tova,
JR
PS: Si vous aviez envie d’une lecture additionnelle autour de Kippour, je vous conseille de vous plonger littéralement dans l’histoire de Jonas que j’ai réinterprétée l’an dernier. Il est question ici de grosse fatigue, de chute et de justice.
Merci pour votre lecture
N’hésitez pas à partager vos impressions et ressentis par email julia.cincinatis@gmail.com ou de partager cette lettre avec des amie.s susceptibles d’apprécier la démarche.
A tout vite.